Économie

La charge d'un ancien régulateur des marchés contre la finance folle

Temps de lecture : 6 min

La crise des subprimes se prête à un réquisitoire sans nuance contre le système financier. Mais lorsque l’avocat général a, par le passé, présidé des instances de régulation financière comme Jean-François Lepetit, l’attaque menée de l’intérieur du système n’en est que plus incisive.

A la Bourse de Varsovie, le 5 septembre 2013. REUTERS/Kacper Pempel.
A la Bourse de Varsovie, le 5 septembre 2013. REUTERS/Kacper Pempel.

C’est l’histoire d’un prêtre défroqué qui se transforme en pompier pyromane en portant un regard critique sur son ancien ministère. En l’occurrence, celle de Jean-François Lepetit, qui commença sa carrière comme trader avant de grimper les échelons de la banque Indosuez et présida entre autres le Conseil des marchés financiers (CMF) et la Commission des opérations de Bourse (COB), l’ancêtre de l’actuelle Autorité des marchés financiers (AMF, créée en 2003). La régulation financière est son domaine.

Compte tenu de ce parcours, le brûlot qu’il vient de publier sur «les dysfonctionnements des marchés financiers», titre de l’ouvrage, n’en est que plus éclairant sur les causes de la dernière crise et sur les motifs qui expliqueront la prochaine

Car toutes les leçons n’ont pas été tirées et les risques existent toujours; ils ont juste été déplacés des banques vers les marchés. Or, «pour être tranquille en matière systémique, il faudrait supposer que ces risques seront mieux supportés par les acteurs de marchés. On peut en douter», commente l’auteur. Rien n’est donc réglé.

Opacité et comportements déviants

D’ailleurs, d’autres que lui dénoncent aujourd’hui la place prise par le phénomène du shadow banking, dont le nom est assez explicite de la façon dont ses acteurs s’exonèrent des cadres que les régulateurs veulent instaurer. Ainsi Jean-Pierre Jouyet, l’ex-président de l’AMF, s’inquiétait fin 2011 que de 50 à 75% des transactions financières réalisées dans le monde le soient dans l’opacité, de gré à gré, échappant au contrôle des régulateurs.

De son côté et à propos du shadow banking, Jean-François Lepetit s’interroge:

«Comment disposer de pouvoirs et les exercer sur des acteurs par principe non régulés et hors d’atteinte?»

Autrement dit, la finance folle et incontrôlée est toujours active. Et même plus qu’avant la crise des subprimes.

L'auteur ne tourne pas pour autant le dos à ses convictions:

«Ma thèse est d’affirmer que les techniques des marchés ne sont pas la cause des dysfonctionnements, mais que pour l’essentiel, ce sont les comportements déviants des acteurs qui les ont créés.»

La responsabilité incomberait donc à une fraction d’intermédiaires et aux grands spéculateurs, grands prêtres pervertis du système, mais pas au système lui-même. A voir.

Pour les gouvernements qui doivent protéger leurs économies contre ces dysfonctionnements, le résultat est bien le même: «l’échec majeur» constitué par la crise des subprimes a débouché sur une crise des dettes publiques, qualifiée de «deuxième échec» par l’auteur. Toutefois, on est bien confronté à la même crise.

En France par exemple, la dette publique est passée de 64% du PIB en 2007 à 80% fin 2009 et 93% mi-2013. Mais ces dérapages sont bien la conséquence directe de la crise bancaire, qui démarra en fait en 2007 plutôt qu’en 2008 comme indiqué dans le livre.

La spéculation régulatrice n’existe pas

Jean-François Lepetit tord le cou à certaines contre-vérités érigées en dogmes, comme par exemple la vertu régulatrice de la spéculation. «La spéculation régulatrice est une vue de l’esprit. [...] Le spéculateur n’agit généralement pas à contre-tendance et n’apporte donc pas de liquidité au moment où le marché en a besoin. [...] La spéculation n’a donc pas de rôle positif pour les marchés. [...] Les marchés se porteraient mieux sans la spéculation et sans les spéculateurs», tranche celui qui scruta les marchés financiers au plus près et en épousa la logique.

Tout cela démonstration à l’appui, comparant le spéculateur sur la dette des Etats (par le biais de dérivés de crédit CDS) «à quelqu’un qui s’assure contre le feu d’une maison qu’il ne possède pas. Quand la maison est détruite par un incendie, quelle est sa légitimité à recevoir la couverture de l’assurance?»

La pratique de la vente à découvert, qui fit le lit de la crise, est également dénoncée par l'ancien président de la COB qui, à l’époque, en eut forcément à connaître. Il s’agit en l’occurrence de vendre un actif que l’on ne possède pas et sur lequel on va réaliser un bénéfice lorsqu’il baisse. Ainsi, lorsque l’investisseur perd de l’argent, le spéculateur en gagne. L’auteur, lui, enrage:

«En vendant des titres qu’il ne possède pas, […] le spéculateur contribue à déséquilibrer le marché du titre concerné vers la baisse, incitant ainsi d’autres acteurs à faire de même, à son seul avantage et sans aucune légitimité sociale ou économique. Avec un CDS, il n’a même pas à emprunter les titres qu’il vent indirectement à découvert.»

Dans le cas d’une spéculation contre le crédit d’un Etat —de la Grèce par exemple—, «on pourrait même penser que l’action relève de l’atteinte à l’ordre public, et donc du domaine pénal», analyse l’auteur du livre. L’Union européenne a d’ailleurs interdit l’an dernier l’achat de naked CDS, c'est-à-dire de CDS sans risque de crédit. Une décision utile, mais bien tardive. Les spéculateurs dorment tranquilles, les crises qu’ils ont allumées demeurent.

Des normes contre-productives

Jean-François Lepetit dénonce aussi l’erreur d’avoir fait disparaître, à la fin des années 90, la cloison étanche qui existait réglementairement depuis la crise de 1929 entre les métiers de banque commerciale et de banque d’investissement, le célèbre Glass-Steagall Act: «Mêmes causes, mêmes effets», résume-t-il. Et la crise des subprimes survint.

Pourtant, vouloir reconstituer cette cloison étanche serait selon lui une fausse bonne idée relevant d’une erreur de diagnostic sur la crise, car même les banques commerciales utilisent aujourd’hui les outils des banques d’investissement. De là une analyse technique sur la place la plus appropriée du curseur pour protéger les banques commerciales contre elles-mêmes, selon la vision britannique (rapport Vickers), la sauce américaine (règle Volcker) ou la troisième voie européenne (rapport Liikanen), reprise en France.

De quoi perdre, pour le lecteur, toutes ses illusions sur l’existence d’une bonne solution.

Son passé de président du Conseil national de la comptabilité pousse également Jean-François Lepetit à dresser un long réquisitoire contre les nouvelles normes comptables:

«Imposer les normes IFRS universellement, c’est imposer une certaine conception de l’économie de marché et de ses marchés financiers à l’américaine à des pays et des entreprises qui n’ont rien de commun avec les entreprises américaines et leur économie. Et le moins qu’on puisse dire est que la crise récente en a démontré toutes les faiblesses.»

Aberration d’autant moins justifiée que «le court termisme engendré par les normes comptables a éliminé une large partie des investisseurs à long terme du marché des actions alors qu’ils devraient en être les principaux acteurs».

En outre, ces nouvelles normes sont largement inspirées dans leur philosophie des normes américaines US-GAAP qui n’ont pas permis de déceler des fraudes qui firent vaciller le système. Un comble pour ces règles qui s’appliquent malgré tout dans une centaine de pays. Mais elles ont été établies par des normalisateurs «qui ont sans doute peu d’expérience du métier d’investisseur» et dont l’auteur remet en question les travaux (voire la légitimité), préconisant que l’Union européenne crée sa propre autorité de régulation comptable à l’instar d’une recommandation de l’Institut Montaigne.

Et si on ajoute à cela que la notion de fair value (valeur fidèle et transparente vénérée par les plus prosélytes des apôtres des nouvelles normes) est consciencieusement démontée et critiquée dans le livre, il ne reste finalement plus rien à conserver.

Les agences de notation dans le collimateur

Autre cible de Jean-François Lepetit, les agences de notation, dont il s’étonne «qu’elles ne furent pas attaquées pour leur incompétence à la suite de la crise des subprimes, ce qui est un déni de justice». En cause, bien sûr, «des notations de la meilleure qualité à des titres représentatifs de portefeuilles de créances hypothécaires dont la valeur était clairement contestable».

Incompétence? Peut-être. A moins «qu’elles aient cédé à la tentation du profit et accepté de noter favorablement les montages complexes et sulfureux proposés par les banques d’investissement irresponsables de Wall Street». Le doute instillé par l’auteur induit une accusation grave.

Certes, même l’Autorité européenne des marchés financiers a adressé des reproches aux agences de notation. Mais Jean-François Lepetit a la dent bien plus dure, avec des termes qu’un Jean-Luc Mélenchon, qui qualifie de «supercherie la soi-disant objectivité des agences», pourrait reprendre. Une ligne Lepetit-Mélenchon contre les agences de notation: inédit!

Gilles Bridier

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