Ce n’est pas une histoire de jalousie. C’est une histoire d’amour.
Des histoires d’amour qui se croisent et s’entortillent et se heurtent, alors il y aura aussi de la douleur, bien sûr. Et des rires. Et la jalousie évidemment, mais pas tellement dans son sens immédiat, un peu mesquin, plutôt comme une tension sous-jacente, un désir si vaste qu’il ne peut pas ne pas rester en partie inassouvi.
Des histoires d’amour, donc: celle qui est au milieu entre Louis et Claudia, celle de Clotilde que Louis a quittée, les amours du théâtre et l’amour du théâtre, les amours entre la petite fille, Charlotte, et son père Louis, sa mère Clotilde, l’amie de son père Claudia, les autres, et puis l’homme que rencontre Claudia.
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Ce n’est pas marabout de ficelle, ce n’est pas La Ronde et ses enchaînements virtuoses. C’est un monde en x dimensions qui se déploie sous nos yeux dans la splendeur d’un Scope noir et blanc venu du fond des temps, le temps de l’amour, le temps du cinéma et de l’amour du cinéma aussi. Oui.
Les échos de nos vies à nous
Et ces dimensions sont toutes nécessaires, toutes vibrantes, toutes saturées d’échos qui sont celles de nos vies à nous aussi bien que celles des grands récits amoureux, des mythes et fables éternels —et aussi bien sûr, pour qui ça intéresse, des échos de la vie de la tribu Garrel, la lignée des hommes (Maurice, Philippe, Louis), les femmes qu’ils aiment ou aimèrent, qui les aiment et les aimèrent. Et même Esther, la sœur de Louis, à la ville comme à la scène.
C’est intime mais pas indiscret, au contraire plutôt un moyen de partir de ce qui est connu pour mieux écouter ce qui est inconnu et pourtant se joue, la séduction entre la grande et la petite fille, la tristesse entre la maman et la gamine dans l’appartement déserté, l’angoisse des rôles qui ne viennent pas qui réveillent les échos de La Vie d’artiste du vieux Ferré, les copains au théâtre, ce qu’ils savent et ne savent pas faire pour que la vie aille.
La Jalousie ne s’occupe que des choses vraiment importantes, un reflet dans un miroir, un trafic de confiserie au parc, une certaine manière de sauter d’un petit mur, la place de l’étagère avec les livres. Des fois, la peur devant la vie fait faire des actes qui creusent des gouffres, une fuite, un choc, un coup de feu. Il y a cet impossible très beau qui niche dans cette histoire-là: la tragédie et le drame en même temps.
Garrel dit qu’il voulait des images comme des fusains, voilà que dans la profondeur noire et l’estompe, l’absence de renoncement à l’essentiel et la construction patiente de possibles lendemains cheminent. C’est rare.
Le miracle Mouglalis
Cette justesse qui résonne, on ne sait plus dire si on la doit d’abord aux acteurs ou si, au contraire, les acteurs y trouvent la ressource pour danser ainsi les émotions, chanter les silences, dire comme il faut ce qu’ils peuvent faire de ce qu’ils ont à faire.
Ils sont tous bouleversants, ces acteurs, mais au milieu d’eux il y a un miracle. C’est Anna Mouglalis.
Il y a treize ans, elle sonnait à la porte de Merci pour le chocolat, à la porte du cinéma français, et c’était une entrée inoubliable. Depuis, on l’a vue, souvent puis moins souvent, à son avantage plus ou moins. Et là, c’est comme une résurrection, la même et une autre, filmée comme personne n’a su le faire, alors qu’il semble qu’il n’y avait pas d’autre manière.
Pour raconter ses histoires, Philippe Garrel utilise d’étranges moyens, dont l’un des plus impressionnants est l’usage de gros plans «pour rien», et dans ce rien, il y a tout. Dans les gros plans sur Mouglalis, il y a une comète inconnue, rayonnante.
Donc, La Jalousie est le plus beau film de Garrel (même si évidemment, plusieurs autres sont aussi son plus beau film, on n’est pas à la foire aux bestiaux) et encore le plus beau film français, le plus beau film de l’année. C’est le plus beau film, quoi, et voilà tout.
Jean-Michel Frodon
La Jalousie, de Philippe Garrel, avec Louis Garrel, Anna Mouglalis, Rebecca Convenant, Olga Milshtein, Esther Garrel, Arthur Igual, Jérôme Huguet, Manon Kneusé... 1h17. Distribution: Capricci Films.