France

Minute aurait-il servi la cause antiraciste?

Temps de lecture : 9 min

Comment expliquer la persistance du racisme et de la discrimination raciale? L'affaire de la une de Minute et des bananes visant Taubira offriraient-elles finalement une chance de réellement traiter la question?

Christiane Taubira, le 13 novembre 2013 à l'Assemblée. REUTERS/Charles Platiau
Christiane Taubira, le 13 novembre 2013 à l'Assemblée. REUTERS/Charles Platiau

La question du racisme en France est à ce point épineuse que ceux qui en sont victimes osent à peine en parler de peur qu’on les suspecte de forcer le trait, ou alors de se laisser aller à une certaine paranoïa. A l’instar de Jamel Debbouze qui, tout en nuance, nous explique que la France n’est pas raciste mais qu’elle peut faire preuve de racisme. Ainsi, les tribunes offertes aux Français «colorés» pour répondre au racisme ambiant apparaissent a priori comme des avancées notables et des occasions de porter le débat sur la place publique. Encore faut-il, toutefois, que la problématique soit bien cernée.

Pour le sociologue Eric Fassin[1], l’affaire de la banane et la une de Minute sont avant tout «bénéfiques pour Christiane Taubira qui en sort grandie grâce à son comportement exemplaire. Paradoxalement, c’est aussi une bonne chose pour les noirs, dans le sens où cela oblige à reparler du racisme, mais c’est un peu comme un retour en arrière: on a le sentiment de redécouvrir ce qu’on avait déjà découvert dans les années 1980».

L'historien Pascal Blanchard[2] concède également que «ça rend visible ce que certains pensaient ne plus exister, ça permet de montrer que le vieux fond colonialiste est aujourd’hui accepté comme une pensée normale. Mais aujourd’hui une digue vient de sauter, on est reparti pour 10 ans».

Comme en 1983, le mouvement antiraciste appelle à une grande mobilisation le 30 novembre 2013. Ce qui n’a pas fonctionné il y a trente ans sera-t-il plus efficace cette fois?

Probablement pas. La dénonciation du racisme est insuffisante et il faut porter la réflexion plus loin. Selon Eric Fassin, «combattre le racisme ne permettra pas de supprimer les discriminations raciales. Regardez par exemple les universitaires et les journalistes. Ce sont des univers qui se veulent antiracistes, mais dans les deux cas, tout le monde ou presque est blanc. L’idéologie et la pratique peuvent aller dans des sens opposés».

De son côté, Pascal Blanchard estime que «le mouvement antiraciste ne peut plus se baser sur de simples questions morales». Il devient nécessaire d’apporter aux Français une véritable éducation sur leur histoire coloniale, un savoir factuel qui leur permettrait de mieux saisir la manière dont leur imaginaire collectif s’est bâti.

Soigner la «fracture coloniale»

Parce que «remplacer le petit noir par Mme Taubira c’était drôle», une conseillère municipale UMP de Combs-la-Ville a conçu un pastiche de la pub «Banania» et l’a posté sur son Facebook. La publicité originale et l’utilisation du slogan «Y’a bon Banania», jugés racistes, ont été interdits d’exploitation en 2011 par décision de justice, mais qu’à cela ne tienne, cette élue, suspendue depuis par son parti, s’insurge:

«Je ne comprends plus. Aujourd’hui, en France on ne peut plus rien dire, rien faire, sans être traité de raciste.»

Comme de nombreux Français, elle ne perçoit pas les références coloniales contenues dans cette publicité ou dans l’assimilation du noir au singe, ni la violence de ces messages pour la population noire de ce pays.

«Voilà pourquoi, dit Pascal Blanchard, il est important de créer un musée de l’histoire coloniale en France. Ne pas en parler entraîne ce type d’abus, et finit par pousser les jeunes de banlieue à ne plus aimer la France. […] Il existe deux musées de l’histoire coloniale en Grande-Bretagne, un en Belgique et aucun chez nous.»

En effet, notre pays a possédé des colonies jusque dans les années 1960, mais qui s’en souvient encore? Qui, aujourd’hui, est en mesure de dire comment l’empire colonial français s’est constitué et les différents pays qui l’ont composé?

Combien d’entre nous savent que des noirs d’Afrique mais aussi de Nouvelle-Calédonie, des Asiatiques, des Kabyles étaient exhibés jusqu’en 1931 au jardin d’acclimatation, au Champ de mars et en divers autres lieux dans des zoos humains destinés à mettre en scène la «vie sauvage»? Une vie sauvage dans laquelle l’homme noir occupait un rôle proche de l’animal dans le but d’alimenter le besoin d’exotisme et d’excitation d’une population peu habituée à voyager. Des dizaines de milliers d’enfants ont vu leur imaginaire forgé par ces zoos humains et l’ont transmis à leurs descendants.

L’absence d’éducation autour de notre histoire coloniale mêlée aux images inscrites dans notre inconscient collectif conduit certains individus, mais aussi l’Etat, à développer des discours et des comportements inappropriés vis-à-vis des populations que l’on dit «issues de la diversité».

Un point de vue que Pascal Blanchard a étayé et développé avec la politologue Françoise Vergès et l’historien Nicolas Bancel dans un ouvrage commun La République coloniale – Essai sur une utopie:

«Le “trou de mémoire”, que renforce la “distance du temps”, sur la période coloniale permet aux schèmes coloniaux de se reconfigurer dans la période contemporaine. C’est le cas pour la politique d’intégration, qui emprunte directement à la doctrine de l’assimilation coloniale échafaudée sous la IIIe République. L’assimilation coloniale propose un modèle ou les particularismes culturels –et bien entendu religieux– doivent s’effacer au profit de l’intégration des universaux républicains (anti-multiculturalisme). […] Cependant, en refusant à ces générations la compréhension de leur propre histoire, on leur refuse la généalogie de ce qui constitue souvent leur double culture. Ce déracinement de la mémoire provoque évidemment ces cristallisations identitaires tant redoutées […] Les limites du refoulement historique sont atteintes, comme celle du modèle d’intégration républicain. Les banlieues en sont la plus visible et la plus brutale expression.»

«Colombey-les-Deux-Mosquées»

Ce sont probablement ces fondamentaux issus de la IIIe République qui, le 5 mars 1959, conduisirent le général De Gaulle, fondateur de la toute jeune Ve République, à justifier auprès d’Alain Peyrefitte[3] son opposition à l’Algérie française et à l’intégration des populations des colonies en ces termes:

«Il ne faut pas se payer de mots! C’est très bien qu’il y ait des Français jaunes, des Français noirs, des Français bruns. Ils montrent que la France est ouverte à toutes les races et qu’elle a une vocation universelle. Mais à condition qu’ils restent une petite minorité. Sinon, la France ne serait plus la France. Qu’on ne se raconte pas d’histoires! Les musulmans, vous êtes allés les voir? Vous les avez regardés, avec leurs turbans et leurs djellabas? […] Les Arabes sont les Arabes, les Français sont les Français. Vous croyez que le corps français peut absorber dix millions de Musulmans, qui demain seront peut-être vingt millions et après-demain quarante? Si nous faisons l'intégration, si tous les Arabes et Berbères d'Algérie étaient considérés comme Français, comment les empêcherait-on de venir s'installer en métropole, alors que le niveau de vie y est tellement plus élevé? Mon village ne s'appellerait plus Colombey-les-Deux-Eglises, mais Colombey-les-Deux-Mosquées!»[4]

En lisant cette déclaration, on ne peut s’empêcher de se demander ce que serait devenu le général De Gaulle sans le ralliement d’un partisan de la première heure, le gouverneur noir Félix Eboué. On peut également se demander ce que serait la France aujourd’hui sans l’intervention de ces milliers de soldats, venus d’Afrique noire, du Maghreb mais aussi de tout l’Empire dans le but de sauver la France du joug nazi. Mais, aujourd’hui comme en 1959, au-delà du chômage qui reste leur préoccupation première, les Français nourrissent une peur de plus en plus grande quant à l’intégrité de leur identité.

«Quand on n’a plus rien, il reste la couleur de la peau»

La Commission nationale consultative des droits de l’homme (CNCDH), dans son rapport qui s’appuie notamment sur une enquête d’opinion réalisée par l’institut CSA, indique dans son édition 2012 que «le chômage constitue la principale crainte pour la société française, avec 62% des interviewés […] Mais notons surtout la progression des inquiétudes à l’égard de la perte de l’identité de la France (avec 12%, contre 8% en décembre 2011 et 6% en janvier 2011). Il est intéressant d’observer que cette crainte concerne davantage les hommes (17%) que les femmes (8%)».

Cet état de peur conduit à un inévitable repli sur soi et à un rejet de tout ce qui pourrait représenter une menace. Ainsi, dans une période où le chômage atteint de niveaux records, ceux qui, à l’instar du général De Gaulle, croient encore que la France est avant tout blanche et de tradition chrétienne, préfèrent rejeter ceux qui n’ont pas le profil requis afin de favoriser un «entre-soi» plus sécurisant.

C’est d’ailleurs ce que résume cet adage utilisé par les «petits blancs[5]» d’Afrique du sud et que Pascal Blanchard nous rappelle:

«Quand on n’a plus rien, il reste la couleur de la peau.»

Ainsi, en comparant les chiffres de 2011 à ceux de 2012, la CNCDH constate une évolution du racisme:

«Les personnes interrogées sont 7% à déclarer être “plutôt racistes” (inchangé), 22% à être “un peu racistes” (+2), 25% à n’être “pas très racistes” (+3) et 44% à n’être “pas racistes du tout” (-5). Mais, cette stabilité du racisme explicite cache en réalité une progression d’attitudes racistes plus implicites. Cette tendance se manifeste tout d’abord avec une hausse de l’idée selon laquelle certains comportements peuvent parfois justifier des réactions racistes (65%, +7), 33% des enquêtés jugeant que rien ne peut justifier les réactions racistes (-6).»

Selon Eric Fassin, l’expression du racisme auquel nous assistons actuellement s’inscrit dans un «continuum qui comporte des formes euphémisées –l’identité nationale– des degrés intermédiaires –“les Roms ne peuvent pas s’intégrer”– et des formes plus brutales» qui vont jusqu’à sous-entendre qu’une femme noire aurait plus sa place parmi les singes qu’au ministère de la Justice. A ce sujet, Pascal Blanchard déclare:

«Rien n’est pire pour un raciste que de voir un noir, une femme de surcroît qui ne doit rien à personne, venir des Outre-mer pour lui “dicter” ce qu’il a à faire.»


Vers une véritable avancée

Notre société est encore très fortement habitée de cette idéologie qui conduit à hiérarchiser les groupes humains en fonction de prétendus attributs. Ce que confirme cette observation d’Eric Fassin:

«Quand j’allais au supermarché près de chez moi, les caissières étaient des femmes blanches, les femmes de ménage étaient femmes et maghrébines et les vigiles étaient des hommes noirs.»

Ainsi, les arabes sont fainéants, voleurs, peu fiables, difficile de les imaginer en banquier. Les noirs sont dociles, rieurs, bons au sprint et ont le rythme dans la peau. Comment admettre qu’ils puissent avoir le sérieux et les compétences intellectuelles nécessaires pour exercer dans des ministères importants? Les asiatiques sont d’un naturel discret, il serait probablement contre nature de leur donner un premier rôle dans un film français ou une place dans les médias. D’autant qu’en plus, ils ont souvent un petit accent!

Au-delà de la marche du 30 novembre 2013, les mouvements antiracistes vont devoir aider les Français à entrevoir les forces inconscientes qui, agissant sur leur imaginaire collectif, les poussent à classer les individus en fonction de leur couleur de peau. D’autant que cette classification, d’un autre temps, enferme les personnes dans des stéréotypes et donc des rôles qui s’avèrent préjudiciables à notre société car ils l’appauvrissent, alors même que ce multiculturalisme est en réalité une richesse et une chance.

L’affaire de la banane et la une de Minute ne seront un service rendu aux minorités de ce pays que si l’ensemble de la population française parvient à appréhender l’étendue de cette métaphore de Léopold Sédar Senghor:

«Mais je déchirerai les rires banania sur tous les murs de France»[6]

Harry Eliézer

[1] Eric Fassin, sociologue, professeur à Paris 8, chercheur à l’Institut de recherche interdisciplinaire sur les enjeux sociaux (IRIS). Dernier ouvrage paru: Démocratie précaire. Chroniques de la déraison d’Etat (La Découverte, 2012). Retourner à l'article

[2] Pascal Blanchard, historien, chercheur associé au Laboratoire Communication et Politique (CNRS), co-directeur du Groupe de recherche Achac (colonisation, immigration, post-colonialisme) Dernier ouvrage paru: La France arabo-orientale (La Découverte). Retourner à l'article

[3] Homme politique, écrivain et diplomate français, collaborateur du général de Gaulle, chargé notamment du dossier algérien et des questions européennes de 1958 à 1962. Retourner à l'article

[4] Alain Peyrefitte citant le général de Gaulle dans C'était de Gaulle (Editions de Fallois-Fayard, 1994) - p.52. Retourner à l'article

[5] La perte des privilèges de l'Apartheid, qui garantissaient un emploi et un statut social à des blancs très peu qualifiés, est à l’origine d’une nouvelle classe sociale appelée «petits blancs». Très pauvres, ils vivent désormais dans une très grande précarité. Retourner à l'article

[6] Poème liminaire, Hosties noires (1948) in Oeuvre poétique, Léopold Sédar Senghor (Le Seuil).

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