Sports

Et le journalisme sportif vint à la rescousse du passé simple

Temps de lecture : 7 min

Comment une linguiste s'intéressa aux temps utilisés dans les journaux pour parler de sports et ce qu'elle y trouva.

Michael Phelps  en 2009. REUTERS/Chris Keane
Michael Phelps en 2009. REUTERS/Chris Keane

Le journalisme sportif est en soi un cas d’école. Souvent regardé de manière condescendante par son homologue politique, économique ou culturel, il n’est pas vraiment soluble dans l’eau tiède et encore moins dans l’eau froide. L’emphase est un lait dont le journaliste sportif se nourrit abondamment, lait qu’il biberonne depuis longtemps puisque le journaliste sportif est par nature un fan de sport depuis l’enfance.

Supporter, il peut le demeurer à l’âge adulte, comme l’attestent, par exemple, ses «touchants» encouragements ou félicitations multiples via Twitter ou Facebook à tel ou tel champion avant ou après une compétition importante quand le journaliste politique se veut, lui, davantage sur la réserve même s’il est souvent facile de savoir s’il regarde à gauche ou à droite.

Le journalisme sportif est aussi un cas d’école parce qu’il a sa propre écriture avec des formules de styles qui n’appartiennent qu’à lui à l’image de son jargon parfois horripilant.

«Nous devons admettre en toute objectivité que le jargon employé depuis cinquante ans par les chroniqueurs de sport a beaucoup contribué au discrédit du journalisme dit sportif, indiquait déjà, en 1961, l’Union des Journalistes Sportifs de France (UJSF). L’abus inconsidéré de termes anglo-saxons ou présumés tels («recordwoman», par exemple, est inconnu en Grande-Bretagne où l’expression employée pour désigner la détentrice d’un record féminin est «woman record’s holder»); l’approximation du vocabulaire; la fausse hardiesse de certaines images devenues des poncifs; une syntaxe “anglicisée”, constituent autant d’arguments employés contre nous. A tort le plus souvent, à raison parfois. Il est donc de notre intérêt le plus évident de lutter contre le jargon et de relever le niveau de nos rubriques en pourchassant cet argot pseudo-technique qui en affaiblit le sens, parfois jusqu’au ridicule

52 ans plus tard, ces mêmes mots pourraient être encore d’actualité y compris à l’adresse des journaux dits de référence.

Parmi l’une des caractéristiques de l’article de sport de presse écrite, il en est une autre, plus originale, pointée par Ghislaine Rolland-Lozachmeur, maître de conférences en linguistique française à l’Université de Brest, qui s’est penchée sur le sujet dans une étude publiée au cœur d’un ouvrage collectif paru en 2009 chez L’Harmattan, recherche qu’elle continue d’approfondir en lisant L’Equipe ou les rubriques sportives d’autres quotidiens: l’usage que le journaliste sportif fait des temps de la langue française.

En effet, pour Ghislaine Rolland-Lozachmeur, le journaliste sportif a déjà pour première particularité, assez rare, de mêler parfois tous les temps en l’espace de quelques lignes dans une salade de conjugaisons qui est un peu sa «spécialité». Voilà quelques jours, en début de papier, L’Equipe évoquait en ces quelques lignes, lyriques, la victoire de l’équipe de France aux dépens de l’Ukraine:

«C’était une manière somptueuse, rêvée et définitive d’effacer une immense bêtise. Dépassée à Kiev (0-2), vendredi, l’équipe de France a concassé l’Ukraine (3-0), hier soir, dans un Stade de France incandescent qui a poussé les Bleus à livrer une bataille d’une intensité absolument renversante.

L’équipe de France disputera au Brésil sa dixième phase finale d’affilée, sa cinquième Coupe du monde de rang, et ce bonheur gardera pour l’éternité un goût différent, tant il semblait envolé. Au lieu d’un long tunnel sinistre et désolé de matches amicaux vers l’Euro 2016, la France va retrouver le plaisir particulier des huit mois d’attente qui précèdent une Coupe du monde. Où se préparer? Qui affronter? Avec quels joueurs? Toutes ces questions qui font l’ordinaire des grandes nations du jeu que la France semblait avoir quitté pour de bon vendredi.

On ne pourra pas faire comme si cette soirée magique n’avait jamais existé. Elle restera le point de départ d’une réconciliation et d’une ambition nouvelle: ce n’est pas de la versatilité, c’est exactement la nature du football et la logique des matches aller et retour de faire basculer les destins et les atmosphères aussi rapidement et aussi profondément. Il sera moins question, dans les mois à venir, de maillots à mouiller, de Marseillaise à chanter, d’une représentation nationale bafouée, et cela fera des vacances à tout le monde.»

«Au total, nous trouvons associés présent, futur simple, imparfait, plus que parfait, passé composé, note Ghislaine Rolland-Lozachmeur. Ces ouvertures sont presque constantes dans l’article sportif où les actions semblent se précipiter entre hier, aujourd’hui et demain alors que l’on ne retrouve pas, ou nettement moins, cette juxtaposition des temps dans d’autres articles liés à une actualité qui n’est pas sportive. Ici, nous sommes à la fois dans un temps ramassé du raconté et du commenté, ce qui est assez propre au journalisme sportif. Dans ces quelques lignes, on relève aussi un lexique très poétique, très subjectif: “incandescent”, “renversante”, “l’éternité”… C’est une autre caractéristique de la langue du journalisme sportif qui veut faire partager un ressenti et une émotion.»

Autre constat étonné, et plus spectaculaire, de la linguiste à travers ses recherches: le passé simple est relativement fréquent dans les chroniques sportives. Sur les 120 articles dépouillés lors de cette enquête publiée chez L’Harmattan, 849 occurrences du passé simple ont été ainsi relevées et leur nombre ne faiblit pas aujourd’hui. Une surprise surprenant au regard de l’évolution supposée de ce temps dans le système temporel français. «En fait, le passé simple a quasiment disparu de l’expression orale, remarque Ghislaine Rolland-Lozachmeur. Il n’est plus utilisé que par des personnes relativement âgées ou dans des zones géographiques particulières. Il se dit, par exemple, que la région de Rennes est encore très sensible au passé simple. Lorsque j’ai commencé mon enquête pour retrouver sa trace dans les journaux avec l’aide de mes étudiants, quelle ne fut pas ma surprise de constater que s’il y avait bien un endroit où il survivait encore, eh bien, c’était au cœur des rubriques sportives!»

Lundi 25 novembre, la rubrique automobile de L’Equipe a ainsi relaté le départ à la retraite du pilote australien de Formule 1, Mark Webber, au terme du Grand Prix du Brésil.

«Lorsque Webber pénétra dans le stand, la musique d’ordinaire très techno chez Red Bull s’adoucit pour un Waltzing Matilda, cette ballade populaire australienne devenue l’hymne officieux du pays avant d’enchaîner sur le très aussie Down Under des Men at Work. Ému, l’Australien tint pourtant bon.

Dehors, quelques-uns de ses amis portaient le tee-shirt noir qu’il leur avait offert. Frappé d’un X blanc, marqué d’un “made my Mark” (je laisse ma Mark), il rappelait ses 215 Grands Prix disputés. Lorsqu’il présenta sa F1 sur la grille, ses mécaniciens portaient tous le chapeau de brousse australien. Là encore, le visage de Webber resta impassible. Mais, lorsqu’à quelques secondes du départ, son copain Fernando Alonso vint longuement le serrer dans ses bras, l’émotion perça.

«Je suis vraiment ravi de terminer sur ce podium avec sans doute les deux meilleurs pilotes actuels, Fernando et Sebastian», tentait-il de conclure la conférence de presse.

Bernie (Ecclestone) avait un dernier cadeau pour le jeune retraité de trente-sept ans: un drapeau brésilien signé de presque tous les pilotes. Seul manquait Vettel qui s’exécuta ensuite, sans révéler sa dédicace. «Il va vraiment nous manquer», lâchait pudiquement Alonso. Touché, son drapeau dans les bras, Mark Webber partit. Définitivement regretté par tous. Cette année, il n’aura pas réussi tous ses départs. Le dernier, lui, fut parfait.»

La veille, dans les mêmes colonnes du quotidien sportif, le compte-rendu de la défaite du XV de France face à l’Afrique du Sud s’était aussi nourri de passé simple.

«La suite fut heureusement plus compacte. Dominés dans le jeu au sol, où Fofana et Fritz tour à tour se firent pénaliser, bien en peine de fendiller en force le mur vert inlassablement reconstruit face à eux et visiblement trop dominés en vitesse pure pour espérer déborder Pietersen et Habana, les Français eurent le mérite de ne pas s’effriter totalement face à des Sud-africains plus appliqués à presser qu’à conclure

Dans le cadre du journalisme sportif, il n’est pas exagéré, selon Ghislaine Rolland-Lozachmeur, de parler de «véritable abondance de passé simple».

«La raison essentielle est la suivante, explique-t-elle. Le passé simple a ceci de supérieur au passé composé qu’il renvoie à l’épique, à la chanson de geste, à l’héroïsme. C’est un temps qui convient parfaitement à la ponctualité, aux événements instantanés, ce qui n’est pas du tout le cas du passé composé qui est lourd, lent, et pour tout dire plan-plan. Il a fait ceci, il a fait cela… Le passé simple, c’est également le temps de l’action révolue tandis que le passé composé est presque encore ancré dans le présent. Et de mon point de vue de linguiste, il vaut mieux dire “les Français gagnèrent” plutôt que “les Français ont gagné” car le passé simple marque bien la fin d’une action. A ma stupéfaction, j’ai même entendu récemment un journaliste sportif de radio employer un passé simple sur le verbe être: “ce match fut magnifique” à la place de “ce match a été magnifique”. Non seulement, c’était très joli à l’oreille, mais c’était également très correct car le verbe être au passé simple entérine le bilan de quelque chose, ce qui n’est pas le cas du passé composé. Le journaliste sportif ne néglige pas non plus l’imparfait de narration qui introduit du suspense dans le récit. L’effet est parfois fabuleux. En fait, sa palette est très large.»

D’après Ghislaine Rolland-Lozachmeur, plus habitué aux classiques qu’à la lecture de L’Equipe, le journalisme sportif n’est surtout pas un genre mineur, bien au contraire. «L’écriture journalistique en général utilise beaucoup le passé composé parce que c’est un temps qui permet de mettre de la distance avec l’événement, ajoute-t-elle. C’est un temps neutre que l’on retrouve d’ailleurs beaucoup dans Le Monde, mais c’est un temps assez triste alors que le passé simple est plus “chaleureux”.»

Globalement, le verbe du journaliste sportif est standard, mais son lexique nominal, des noms et des adjectifs, est souvent travaillé. «En tant que professeur, dit-elle, j’aime provoquer mes élèves de lettres en leur disant d’aller lire des articles de L’Equipe car sa lecture est riche d’enseignements. On est dans le récit, on est dans le roman, c’est passionnant. Et le temps du récit, je le répète, c’est le passé simple.»

Le passé simple ne pourrait-il pas rendre aussi ses lettres de noblesse au journalisme sportif? «Ce qu'il mérite, à mon avis, pense-t-elle. Pour moi, les journalistes sportifs sont les troubadours des temps modernes qui vont, par le biais des nouveaux médias, de chaumière en chaumière, raconter de hauts faits sportifs.»

Yannick Cochennec

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