Culture

Mourad Merzouki: «Je ne sais pas combien de temps il faut pour obtenir la reconnaissance»

Temps de lecture : 9 min

Nous avons soumis le directeur du Centre chorégraphique de Créteil, qui a lancé le premier festival consacré au hip-hop, Kalypso, au jeu de l'entretien tablette, où les questions sont remplacées par des vidéos, images, photos, dessins...

«Compagnie Pokemon Crew», présentée au Festival Kalypso/ © Didier Michalet
«Compagnie Pokemon Crew», présentée au Festival Kalypso/ © Didier Michalet

Mourad Merzouki est l’un des deux seuls chorégraphes hip-hop à diriger un centre chorégraphique national (CCN) en France. Kader Attou, son ami d’enfance avec qui il a commencé le hip-hop à Saint-Priest, près de Lyon, est à la tête de celui de La Rochelle. Lui, de celui de Créteil. Il y a instauré cette année le festival Kalypso, consacré à cette danse née il y a 40 ans, et depuis en évolution constante.

La première édition se déroule jusqu’au 30 novembre et met en scène près d’une trentaine de chorégraphes de tous âges et toutes générations. A cette occasion, Mourad Merzouki a accordé à Slate un entretien tablette, où les questions sont remplacées par des vidéos, images, photos et dessins.

Cette première édition du festival met l’accent sur le brassage qui est au cœur du hip-hop, danse hybride qui s’est construite sur une série d’influences revendiquées. Certaines chorégraphies jouent avec le rock (Mickaël Le Mer) la poésie arabe (Fouad Boussouf), d’autres rapports au corps comme la boxe, ou la musique classique (Merzouki).

«Le hip-hop est une culture née de croisements. Aux Etats-Unis, les afro-américains qui l’ont lancé se nourrissaient de leur histoire avec l’Afrique et de leur histoire avec les Etats-Unis. Ils s’inspiraient pour le rap des conteurs de villages africains, avec ce rythme très saccadé, les jeux de mots, les rimes.

Dans les années 40, certains mouvements qu’on retrouve aujourd’hui dans le hip-hop existaient déjà, nous les avons intégrés. Dans les années 50 ou 60 aussi. On s’est nourris du brassage multi-ethnique de ces cent dernières années.

Et ce brassage continue aujourd’hui: moi-même j’ai appris un hip-hop venu des Etats-Unis, bousculé par notre propre histoire, celle de l’Afrique du nord et de la France, qui a apporté une dimension nouvelle.

Aujourd’hui, on le mélange à d’autres choses. Le classique, par exemple, depuis une dizaine d’années. Cette musique-là apporte une autre dimension au hip-hop: tu regardes les choses d’une autre façon. Le même danseur, le même mouvement, tu lui mets du breakbeat derrière ou de la musique classique, ce que tu vas voir n’a rien à voir.

Le hip-hop reste un langage commun mais nourri de sensibilités différentes. Il ne faut pas le réduire à une culture de rue.»

Quand le hip-hop a commencé à pénétrer les théâtres, les institutions, et à ne plus se circonscrire exclusivement aux banlieues, beaucoup ont crié à la récupération, comme l’évoque ce reportage de France 3 en 2006, alors que la «culture hip-hop» était invitée au Grand Palais.

«Le hip-hop, au départ, est né pour exprimer un certain malaise. Au delà de l’aspect artistique, il y avait une volonté d’être contre l’autre, d’affronter les institutions, l’ordre établi, tout ce qui nous avait amené à être dans la situation où nous étions, en banlieue, défavorisés.

C’est pour ça qu’il existe un sentiment de malaise qui perdure quand le hip-hop va dans les théâtres, les lieux culturels: les institutions justement. On a peur d’une trahison.

Mais moi, je me sens toujours défendre des choses, je me sens toujours revendiquer, affronter, essayer d’exister. L’état d’esprit du hip-hop je l’ai toujours. J’ai 40 ans, si je faisais toujours ce que je faisais quand j’avais 15 ans, récupérer un carton derrière une boucherie pour aller tourner sur la tête dans le hall de mon immeuble, on n'aurait pas franchement avancé.

Travailler dans un théâtre me permet d’aller plus loin dans ma démarche artistique, d’avoir une scénographie, de travailler avec des lumières. Je ne le vis pas comme une récupération mais comme une évolution de cet art.

Ca ne m’empêche pas de continuer à parfois danser dans la rue: je ne me coupe pas de mes racines et de la base. A Créteil, on est avec la population et les amateurs lors de certains rendez-vous culturels, à Lyon, pour la Biennale de la danse, je danse aussi dans la rue.

Parfois, nous faisons des événements atypiques dans des lieux publics, comme le hall d’une gare. Au début du festival Kalypso, il y a eu un battle, j’y ai participé. Pour certains des danseurs qu’on a reçus à Kalypso, il aurait été hors de question d’emmener le hip-hop dans un théâtre il y a vingt ans.

Il doit continuer d’exister et de grandir sur ces deux espaces que sont la rue et la scène. La technique évolue dans la rue: quand j’ai commencé, nous on faisait un quart de tour sur la main, un quart sur la tête. Aujourd’hui, les jeunes danseurs en font 300.

Sur scène, c’est le niveau de l’écriture qui a beaucoup évolué, on est dans des rapports plus complexes à la musique: on a des compositeurs alors qu’avant on travaillait sur des disques. Le propos, l’écriture chorégraphique des uns et des autres ont maturé.

On a découvert des domaines inconnus. Moi, je ne connaissais pas du tout le classique quand j’ai commencé. Et avant d’y arriver, j’ai déjà dû comprendre ce que c’était qu’un théâtre et ce qui se passait à l’intérieur. J’avais 17 ou 18 ans: c’était très tard.

Mais le hip-hop, ce n’est pas seulement la casquette sur la tête, la paire de Nike et le graph en décor. Heureusement qu’on ne s’est pas arrêtés là sinon on ne parlerait plus de cette danse depuis longtemps. On a démontré que ce n’était pas une culture de passage, éphémère, en l’emmenant dans les théâtres. Et il doit y rester comme il doit rester dans la rue.»

Depuis le début des années 2000, tout le monde explique que le hip-hop a acquis ses lettres de noblesse. Des journaux comme Le Monde en parlent aux côtés de la danse contemporaine ou du ballet.

Mais le premier festival de hip-hop vient de se créer et c’est encore en banlieue, comme si personne ne voulait vraiment répandre cette danse au-delà. Et seuls deux CCN sont dirigés par des chorégraphes hip-hop.


Voir la source ici sur le site du Cairn

«C’est quoi, avoir acquis ses lettres de noblesse? Une reconnaissance du tout public? De la profession? Des médias? Si c’est ça oui, le hip-hop les a acquises. Quand j’étais jeune, que j’ai commencé, les gens disaient: le hip-hop se réduit à la technique et à la démonstration.

Quand les médias comme Le Monde ont commencé à parler du hip-hop, ça a en quelque sorte validé le fait que le hip-hop est un art, comme d’autres danses. Ca devient un art quand tu prends le vocabulaire que tu as appris dans la rue avec les copains et que tu t’interroges: qu’est-ce que tu veux raconter? Moi, c’est le travail que j’ai fait.

Mais il reste du travail pour que tout le monde soit convaincu que le hip-hop n’est pas qu’une technique, pour convaincre. Quand je suis arrivé à la direction du CCN, ça a fait du bruit. On en parlait depuis 2005, époque où le ministère m’avait tendu une perche pour que je postule, puis ça ne s’était pas fait.

Mais quand Kader Attou a été nommé à la Rochelle, en 2008, puis quand je l’ai été en 2009, il y a eu des interrogations, de la part de ceux qui pensent que le hip-hop n’est pas de la danse, qu’il ne devrait pas être soutenu. Ils existent toujours.

Et oui, pour l’instant on est encore à Créteil, en banlieue. Quand j’ai ouvert le centre chorégraphique de Bron, Pôle Pik, ça s’est fait dans une ancienne supérette.

A l’époque, plein de gens m’ont dit: on met le hip-hop dans une supérette, quand est-ce qu’on nous considérera vraiment? Je ne sais pas combien de temps il faut pour obtenir réellement la reconnaissance. C’est un combat. Mais il faut commencer comme ça.

Je ne vais pas attendre qu’on m’offre 300m2 dans le centre de Lyon pour faire des choses. Il faut avoir l’espoir que le hip-hop sera ensuite programmé au Théâtre de la ville. Déjà, il est accueilli à Chaillot.»

Le hip-hop est perçu comme une danse assez misogyne. De fait, les hommes restent majoritaires, dans la danse comme dans la chorégraphie.

Dans Kafig Brésil, par exemple, pièce pour laquelle cinq chorégraphes étaient associés (outre Merzouki, Denis Plassard, Céline Lefèvre, Octavio Nassur, Anthony Egéa), il n'y avait que des hommes sur scène.


©Michel Cavalca

«Le hip-hop, contrairement à ce qu’on croit, n’est pas macho. Mais son histoire est telle qu’il fallait apprendre à construire avec l’arrivée des filles, ça n’allait pas de soi.

L’histoire du hip-hop est portée essentiellement par des garçons. Au départ, c’est une histoire de rues, de gangs qui s’affrontent. Et c’est une danse très physique, née de la rage de vivre, que les filles évidemment ont, comme les garçons.

Mais cette rage-là s’est transformée en une gestuelle toute en puissance. Les mouvements demandaient beaucoup de force. En ballet, les filles font des trucs physiques incroyables mais elles commencent petites, elles travaillent très dur et elles sont souvent poussées par leur famille, qui espère qu’elles deviendront danseuses professionnelles. Ce n’est pas le cas dans le hip-hop. Les parents n’y croyaient pas.

Quand les filles ont commencé à venir, au début, les danseurs n’étaient pas habitués, ils étaient gênés, ne savaient pas comment établir le contact: on ne leur avait pas appris, donc ça met du temps. Des pas, des portés, naturels dans d’autres danses, ne l’étaient pas ici.

On n’a pas souhaité rester entre garçons. Moi, j’aurais rêvé d’avoir des filles dans le groupe à l’époque. On se faisait rejeter des boîtes de nuit, on était qu’entre mecs… mais pas par choix! C’était comme ça dans la société. Et ça a empiré: c’est encore pire pour les jeunes d’aujourd’hui. Cette mixité aurait fait du bien.

Mais dans le hip-hop, petit à petit, les filles sont arrivées et ont pris une place de plus en plus importante. C’est très bien: ça a fait évoluer la danse. Il y a de plus en plus de femmes maintenant, comme Céline Lefèvre, qui chorégraphient ou qui dansent.

Pour Kafig Brésil, je n’ai pas choisi d’avoir que des garçons. Je suis arrivé à Rio, j’ai auditionné 100 mômes, sur 100 mômes, il y avait trois ou quatre filles. Donc ça s’est fait comme ça, au fur et à mesure de l’écrémage. Par ailleurs, c’était plus difficile pour les filles d’être dans un projet: elles sont moins libres par rapport à leurs familles, de partir à l’étranger, voyager. Et ce n’est pas vu comme un vrai travail, plus comme un loisir.»

La sexualité, la sensualité, sont aussi peu explorées dans le hip-hop. Paradoxalement, cette danse exclut en partie un certain rapport au corps. A tel point que quand Céline Lefèvre, qui compte parmi les chorégraphes de premier plan (et est invitée à Kalypso) avait présenté Vous désirez à Suresnes, début 2013, la critique s’émerveillait qu’elle «joue la carte de la sensualité et de la séduction, en allant jusqu'au strip-tease! Un pari intrigant dans le contexte hip-hop peu porté à badiner avec la chose». Cela change doucement.


Vous désirez, de Céline Lefèvre © Christophe Ubelmann

«Moi, quand j’ai commencé, nous étions quatre garçons à danser ensemble, je ne me voyais pas dire: viens, si on travaillait sur la séduction, la sensualité? On pouvait en parler dans nos discussions, entre amis.

Mais le mettre en scène, on n’était pas à l’aise, trop jeunes, on ne savait pas le faire. Et nous étions plus ou moins la première génération hip-hop, donc il n’y avait pas de plus vieux pour nous aider.

Céline a 30 ans aujourd’hui, le temps a passé. C’est une question de contexte et de maturité. Aujourd’hui, il y a des chorégraphes qui en parlent très bien, qui font des spectacles avec du contact, avec des vraies questions de fond qui sont posées, sur la mixité, l’homosexualité, sans gêne. A l’époque, on avait les mains moites rien qu’à l’idée d’en parler.

L’homosexualité, la danse s’en empare d’autant plus que c’est aujourd’hui au cœur des préoccupations de la société et que la danse a un rapport aux corps à exposer, une position privilégiée pour en parler. On explose des clichés.

Très longtemps, le public qui a pensé danse a pensé danseurs extrêmement bien faits, construits de telle ou telle manière. Ces dernières années, on voit des danseurs en jupe, en talons, nus: le regard évolue forcément. Et a une incidence sur le rapport à la danse mais aussi le rapport qu’on a à la société.

Moi, je n’en suis pas à mettre des danseurs nus dans mes spectacles, mais il y a quinze ans, plus les danseurs hip-hop étaient habillés large, mieux c’était. Dernièrement, j’ai mis mes danseurs en justaucorps.

Si j’avais fait ça il y a vingt ans, on m’aurait dit que j’étais fou. Mais désormais, je peux le faire parce que je suis prêt, moi, dans mon histoire, mais aussi parce que la société est prête. Ce que le danseur dégage est alors différent, on acquiert un autre niveau de lisibilité.»

Propos recueillis par Charlotte Pudlowski

Newsletters

La bananadine, la drogue la plus fumeuse des années 1960-70

La bananadine, la drogue la plus fumeuse des années 1960-70

En plein mouvement psychédélique, certains se sont fait bananer avec cette «nouvelle drogue à la mode» tirée du fruit jaune.

Cinq espionnes qui ont aidé les Alliés pendant la Seconde Guerre mondiale

Cinq espionnes qui ont aidé les Alliés pendant la Seconde Guerre mondiale

Danseuse, opératrice radio ou encore cryptanalyste, elles ont toutes œuvré dans l'ombre.

Quelle place avaient les mères dans la Grèce antique?

Quelle place avaient les mères dans la Grèce antique?

Si l'on n'organisait pas de fête des mères comme on le fait aujourd'hui, la maternité était bel et bien célébrée lors de festivités.

Podcasts Grands Formats Séries
Slate Studio