New York, 1921. Ewa (Marion Cotillard), à peine débarquée du navire qui l'a amenée de Pologne, est séparée de sa sœur tuberculeuse Magda.
Un entertainer et maquereau posté à Ellis Island, Bruno (Joaquin Phoenix), la prend sous sa protection et l'entraîne bientôt sous son emprise dans les bas fonds du Lower East Side.
Mélo crépusculaire et confiné, The Immigrant inscrit son récit dans la trame des grands mythes fondateurs de l'Amérique tels que, en leur temps, Le Parrain II de Coppola, La Porte du paradis de Michael Cimino ou Il était une fois en Amérique de Sergio Leone.
Le cinquième film de James Gray, fraîchement reçu à Cannes en mai dernier et reparti bredouille de la compétition, remonte aux origines du melting-pot américain. Au point de dissiper le paradoxe qui veut que le déficit de reconnaissance dont souffre le réalisateur chez lui soit inversement proportionnel à la fidélité dont le gratifient les spectateurs et critiques hexagonaux?
Pour y parvenir, le cinéaste de La nuit nous appartient, aujourd'hui âgé de 44 ans, n'a en tout cas pas changé d'optique: il rempile selon la seule méthode qu'il ait jamais pratiquée, mouliner une matière autobiographique jusqu'à obtention d'une grande fresque (familiale, policière, historique). Avec, pour principale source du scénario, l'histoire de ses grands-parents paternels fuyant la Russie au début du siècle dernier.
Joaquin Phoenix et James Gray sur le tournage de The Immigrant (Wild Bunch)
Les photos d'époque et documents attestant de leur passage par Ellis Island, la petite île de la baie de New York où arrivaient les immigrants, ont ainsi été intégrés au tournage: «Les faits sont connus, l'histoire de ma famille est très bien documentée», précise James Gray, de passage à Paris pour la sortie du film. «Mes grands-parents étaient très diserts sur leur expérience, tout cela est allé directement dans le film.»
La légende familiale dit que ses aïeux se sont rencontrés à Brooklyn en 1925 dans un Workman Circle Dance, une association communautaire juive de quartier. Ils se seraient alors découverts originaires de la même ville, près de Kiev.
«Ne pas tomber dans le cliché du film en costumes»
The Immigrant reste à ce jour l'une des rares fictions filmées directement sur le sol d'Ellis Island. C'est aussi le premier film de James Gray entièrement ancré à Manhattan... du moins celui des années 20, une ville qui n'existe plus.
Installé à Los Angeles, où il vit désormais avec son épouse, le plus new-yorkais des cinéastes assure que son amour pour la Grosse Pomme est intact. Depuis son premier film, la géographie de ses films n'a cessé de circonscrire, en l'évitant soigneusement, l'îlot de Manhattan, de Brighton Beach, le quartier russe de Brooklyn de Little Odessa (1994) et La Nuit nous appartient (2007) au New Jersey de The Yards (2000)
Sa première incursion filmée à Manhattan a eu lieu tardivement dans Two Lovers, en 2008, quand Joaquin Phoenix, natif de Brooklyn, se rendait à un dîner chic avec Gwyneth Paltrow. Malaise s'en suivait: «L'idée est que le personnage va sur Mars», s'amuse rétrospectivement le cinéaste.
Probablement parce que Gray lui-même est originaire du Queens, un des cinq boroughs de New York, planté à une quinzaine de kilomètres de Manhattan. «J'y allais tout le temps en métro mais cela me semblait à des kilomètres de ma vie», se souvient-il. «Un monde que je ne pourrais jamais pénétrer. Aujourd'hui encore, Manhattan est une sorte de royaume magique dont je me sens exclu.»
Pour les besoins de la préparation du film, le metteur en scène a arpenté avec son équipe les couloirs du Tenement Museum, un immeuble croulant du Lower East Side, préservé en l'état depuis les années 30 et qui se visite aujourd'hui:
«Nous avons copié l’intérieur de ces appartements vétustes et microscopiques qu'occupaient les migrants à leur arrivée, en agrandissant un peu l'espace pour y mettre une caméra.»
Justement, toute la difficulté de The Immigrant aura été de ne pas recréer un New York factice, poussiéreux et compassé. Bref, un film-musée.
«Ma hantise était de tomber dans le cliché du film en costumes dans lequel les gens boivent le thé, vous voyez ce que je veux dire», explique le cinéaste en adoptant pour l'occasion un faux accent anglais. «Je me suis dit que si les personnages étaient vivants et intéressants, cela permettrait de contourner plus facilement l'affectation propre au film d'époque.»
«Je dois être le seul à trouver mon film drôle»
Le cabaret où officie le personnage de Bruno, inspiré des théâtres yiddish et de l'estaminet que tenait le grand-père Gray dans le Lower East Side, charrie tout un folklore dans lequel il serait aisé de se laisser aller. Des comédiennes souvent prostituées, parmi lesquelles Ewa, y campent sur scène des allégories stéréotypées, comme la statue de la Liberté.
«Ces représentations étaient ridicules», précise Gray. «Les pièces que met en scène Bruno sont atroces, c'est fait exprès.» Puis, après une pause: «En fait, je dois être le seul sur terre à trouver mon film drôle.» Possible, en effet, que le public cannois circonspect devant l'accent polonais de Marion Cotillard soit passé à côté.
Plus que sa transformation vocale, c'est surtout la raideur déployée par l'actrice qui retient le regard. Et pour cause, la seule ressource de l'immigré reste son corps:
«Ewa est un personnage sur ses gardes, qui craint constamment d'être violentée. Son jeu d'actrice doit laisser sous-entendre qu'elle réfléchit sans cesse à une manière de s'échapper. C'est une pro de la dissimulation.»
Face à elle, Joaquin Phoenix, acteur fétiche de James Gray, avec qui il développe depuis vingt ans l'une des relations suivies les plus passionnantes du cinéma américain. Le réalisateur assure qu'au civil, celui-ci «ne joue pas de jeu. Il est très timide. C'est le genre d'acteur qui se cache derrière les autres pour jouer, sur le tournage.» Le trublion Phoenix cacherait donc bien son jeu.
«Le film dénonce le patriarcat»
Lorsque Orlando (Jeremy Renner), le troisième larron du récit, rival et cousin illusionniste de Bruno, se greffe à l'intrigue, la configuration déployée dans The Immigrant, soit deux hommes gravitant autour d'une même femme, renverse le triangle amoureux de Two Lovers. «Ces deux hommes se battent pour Ewa, pas par amour mais pour autre chose, qui n'a en fait rien à voir avec elle. Ils la considèrent tous deux comme leur propriété», analyse le cinéaste.
Il n'est question chez le cinéaste de The Yards, depuis ses débuts, que de rivalités et de trahisons, tissant en filigrane toutes les étapes d'une fine étude sur la masculinité. «Bien entendu, ce film dénonce le patriarcat, que voulez-vous que ce soit d'autre?», s'emporte t-il, avant de se radoucir:
«Il a toujours été question de masculinité et du système patriarcal dans mes précédents films, mais jamais de façon aussi frontale. J'ai tenté d'humaniser autant que possible les personnages féminins et de montrer que les hommes leur ont très souvent causé du tort et fait du mal.»
L'idée d'adopter pour la première fois un point de vue féminin lui a été inspirée par un opéra de Puccini, Suor Angelica, qui conte le destin tragique d'une Florentine forcée de prendre le voile. «Si je faisais un film sur la guerre civile américaine, mais du point de vue de la classe dominante, ce serait totalement injuste», théorise le cinéaste:
«Je suis très intéressé par le point de vue féministe même si je n'ai pas lu beaucoup de théorie féministe depuis l'université. Je me souviens avoir été très marqué par l'essai d'Andrea Dworkin Intercourse, qui est un texte assez génial si vous voulez mon avis, et qui explique que toute pénétration est un viol. C'est très dérangeant.»
Bresson, «cinéaste d'une grande sincérité»
Fidèle à la mélancolie sourde que distille chacun de ses films précédents, Gray ralentit ici la cadence pour ouvrir sa mise en scène à une forme de rigueur religieuse. Pas étonnant que Le journal d'un curé de campagne de Robert Bresson (1951) compte parmi ses films de chevet.
«Chez Bresson, le lyrisme sert à transmettre des émotions. C'est un cinéaste d'une grande sincérité», estime t-il. «L'austérité de son œuvre vient de lui, pas de son ego. Son film épouse ainsi une perspective religieuse sans faire de prosélytisme.» Si la religion guide Ewa dans The Immigrant, «elle la détruit aussi intérieurement, car elle est prête à tout pour survivre».
The Immigrant doit aussi sa lumière crépusculaire et sa palette de gris et ocres à une première collaboration entre Gray et le directeur de la photographie Darius Khondji, chef-op aussi bien de Se7en que d'Amour. Dans le sillage du peintre réaliste George Bellows, dont les toiles ont servi à la préparation du film, le dernier plan, stupéfiant (et qu'on ne racontera évidemment pas ici), procède ainsi d'une démarche rigoureusement picturale.
«Ce plan était prévu depuis le début», assure Gray. «Il est là pour communiquer de la clarté narrative mais aussi une certaine ambiguïté. C'est une idée qui vient de la peinture. Comme au cinéma, ce qui fait une bonne peinture est un mélange de tension et de contradiction.»
Clémentine Gallot