L'ouverture des archives du Foreign Office britannique au moment de la chute du Mur remet en lumière la très vive hostilité de Paris et de Londres à la réunification proposée en 1989 par Helmut Kohl. «L'Allemagne unifiée sera plus grande que sous le Ve Reich!», a confié François Mitterrand à Margaret Thatcher. Cette publication a amené Pierre Lellouche, l'actuel ministre des affaires européennes, à avouer: «nous n'avons jamais pu reconstruire la confiance totale qui existait alors [entre Berlin et Paris], c'est ce que nous devons faire maintenant».
Nous republions l'analyse sur le couple franco-allemand initialement mis en ligne le 15 juillet.
***
Pendant que certains répètent que sans l'Allemagne et le renforcement de la coopération franco-allemande il n'y a point de salut pour l'Europe, d'autres entonnent un nouveau refrain: la France et l'Allemagne sont en train de prendre des chemins opposés, notamment sur le plan de la politique économique et budgétaire (la France, cigale impénitente va laisser filer les déficits, l'Allemagne, éternelle fourmi, veut graver dans sa Constitution le dogme de l'équilibre budgétaire). D'ailleurs, ajoutent-ils, depuis la réunification, l'Allemagne n'est plus intéressée par la construction européenne. Dans une Europe élargie et un monde globalisé, seule compte désormais pour elle la défense de ses intérêts nationaux. L'Europe, la coopération franco-allemande et même (et peut-être surtout) la relation avec les Etats-Unis ne viennent plus au premier rang de ses priorités.
La question n'est pas de savoir qui a raison et qui a tort. L'important est de saisir l'occasion pour regarder les réalités en face et de faire une radioscopie de la relation franco-allemande. De notre capacité à la faire va dépendre l'avenir de l'Europe et donc, le nôtre.
Rappel de quelques tautologies: le succès de l'Europe est fondé sur la réconciliation franco-allemande après 1945. Le principe de la CECA n'était pas seulement de mettre en commun les ressources naturelles qu'étaient le charbon et l'acier mais aussi mettre en commun ces ressources permettant de fabriquer des armes de guerre. Puis il y a eu le marché intérieur, la monnaie unique qui, à chaque fois n'ont pu voir le jour que grâce à l'entente franco-allemande. Tout cela est vrai.
Mais toute la vérité n'est pas là. Elle est dans des faits que nous n'aimons pas trop rappeler mais que les Allemands, eux, n'oublient pas: un déséquilibre que les dirigeants français ont, pendant 50 ans, tenu à préserver entre une France membre permanent du Conseil de Sécurité, puissance nucléaire, ayant une influence mondiale et une Allemagne divisée, politiquement sous surveillance et qui — étant du côté des vaincus — n'avait pas le droit d'avoir des intérêts nationaux et de les défendre. D'où notre satisfaction de voir l'Allemagne enserrée dans la construction européenne et dans l'Otan, une garantie contre les aventures nationalistes.
Difficiles années 90
C'est ainsi que les choses se sont passées jusqu'à la chute du Mur de Berlin et la réunification de l'Allemagne. Nous avions, nous Français, tellement bien vécu cette période qui va de 1945 à 1990 que nous (François Mitterrand, mais d'autres n'auraient sans doute pas fait autrement) avons été pris au dépourvu par cette réunification et avons raté l'occasion de prendre un nouveau départ avec l'Allemagne. Nous avons géré cet événement historique comme des boutiquiers mesquins. Nous avions tellement peur du retour d'une grande Allemagne que nous avons été incapables d'avoir une vision et une politique à la mesure des enjeux.
Et donc, l'ambiguïté a continué. Nous avons imaginé, sur le plan militaire, la brigade franco-allemande, embryon du Corps Européen, ce dont les militaires allemands n'ont jamais voulu; nous avons fait la monnaie unique, sacrifice de taille pour l'Allemagne mais contrepartie nécessaire de la réunification; nous avons tant bien que mal traversé la décennie 1990-2000. Plutôt mal que bien d'ailleurs, si l'on songe à la façon désastreuse dont nous avons géré la reconnaissance de l'indépendance de la Croatie par l'Allemagne, élément déterminant des guerres qui se sont succédées en Bosnie, puis au Kosovo.
Il suffit aussi de se rappeler la méfiance profonde de Jacques Chirac à l'égard d'Helmut Kohl, ce qui n'était rien par rapport aux relations exécrables qu'entretenaient le même Jacques Chirac et Gerhard Schroeder entre 1998 et 2002. Pas étonnant que cette même décennie ait vu un rapprochement assez fort entre la France et l'Angleterre sur des sujets importants: Bosnie, essais nucléaires et surtout défense, avec la percée historique de l'accord de Saint-Malo, point de départ de la défense européenne.
Mais ce qui devait arriver est arrivé. Contrairement à la formule selon laquelle on ne sort de l'ambiguïté qu'à son détriment, la persistance de l'ambivalence a mené à l'explosion entre les deux pays lors du sommet de Nice, sous présidence française de l'Union européenne, en décembre 2000. L'affaire était très simple. La seule chose qui intéressait Gerhard Schroeder et Joshka Fisher était le fameux décrochage entre la France et l'Allemagne, c'est-à-dire la rupture avec le dogme antérieur qui voulait que les quatre plus importants pays de l'Union européenne (l'Allemagne, la France, le Royaume-Uni et l'Italie) aient le même nombre de voix au Conseil pour les votes à la majorité qualifiée. Schroeder ne demandait qu'une seule petite voix de plus pour l'Allemagne, car c'était le symbole qui comptait, celui d'une Allemagne réunifiée qui affirmait ses intérêts nationaux, ceux-là mêmes qu'ont lui avait dénié pendant toute la guerre froide.
Crise sans précédent après Nice
Lorsque la question fut posée à Jacques Chirac et à Lionel Jospin en mai 2000, les deux commirent une faute majeure. Au lieu de répondre qu'il n'en était pas question puisque la construction européenne reposait sur la parité entre la France et l'Allemagne et que la supériorité démographique de l'Allemagne était déjà reflétée par un nombre de députés européens allemands plus important que pour les autres grands pays, ils répondirent que cela ne serait pas un problème. Ce que Schroeder interpréta, à juste titre, comme un feu vert.
Puis, à mesure qu'on se rapprochait du sommet de Nice où devait être adopté le nouveau Traité sur l'Union européenne, on se rendit compte, mais un peu tard, que cella ne marcherait pas. La cohabitation avait en outre produit ses effets néfastes: chacun des deux protagonistes craignant que l'autre n'exploite une décision aussi lourde de conséquences sur le plan politique. Ce fut donc un «non» à Schroeder et une crise sans précédent entre la France et l'Allemagne.
Il aura fallu attendre la réélection de Gerhard Schroeder en 2002 pour que Jacques Chirac, courageusement, se dise que les relations entre les deux pays s'étaient tellement dégradées qu'il n'était plus possible de continuer ainsi et que puisque les deux pays n'étaient — et ne seraient, de toute façon — jamais d'accord sur rien, il fallait, pour le bien de l'Europe, que chacun fasse un bout du chemin afin d'aboutir, sur les sujets importants, à un compromis susceptible d'entraîner les autres pays et de produire un consensus européen.
C'est bien ce qui s'est passé, notamment sur l'Irak, sauf qu'au lieu de rassembler, ils ont divisé les Européens (moins que Blair il est vrai), qu'au lieu de faire progresser l'Europe, ils sont apparus comme le syndicat de défense des intérêts acquis et que, l'Europe s'étant élargie, ils ont constaté que la seule entente franco-allemande ne suffisait plus à emporter la décision. Comme l'a prouvé le rejet de la candidature du belge Verhofstadt pour la présidence de la Commission en 2004, soutenue par Chirac et Schroeder.
De ce rappel historique, que faut-il tirer comme enseignement pour l'action aujourd'hui et demain?
D'abord, encore une tautologie: le monde a changé; l'Allemagne a changé; nous avons changé; il serait peut être temps qu'on en tire les conséquences. Oui, les contraintes qui pesaient sur l'Allemagne ne sont plus celles du temps de la guerre froide, ni même celles qui prévalaient pendant les années 1990 (où, soit dit en passant, on a un peu vite passé sous silence l'énorme charge financière qu'a représentée pour l'Allemagne, la réunification). Oui l'Allemagne porte sur elle-même, sur le monde, sur les Etats-Unis, sur la France et la relation franco-allemande, sur la Russie etc., un regard différent. Plus de 60 ans après la fin de la guerre et 15 ans après la réunification de l'Allemagne, le contraire serait étonnant. On peut même dire que les Allemands ont été patients. Il n'y a donc pas à s'en offusquer.
Dire que les Allemands sont devenus de mauvais Européens serait injuste et ne servirait qu'à entretenir une attitude malsaine à leur égard. Les Allemands sont toujours accusés d'être du mauvais côté: ou bien ce sont des revanchards dont il faut se méfier, ou bien de dangereux pacifistes, ou bien ils sont trop atlantistes (alors que nous avons été les premiers à nous opposer au réarmement de l'Allemagne et à les ancrer dans l'Otan dans les années 50) ou bien encore, trop nationalistes. Ils ne veulent pas de la gouvernance économique en Europe que nous appelons de nos vœux. Ils défendent mordicus l'orthodoxie budgétaire alors que nous voulons faire de la relance. Ils sont contre le nucléaire. Bref, ils ont toujours faux.
Cela ne veut pas dire que les Allemands sont irréprochables, loin de là. Leurs intérêts nationaux ne coïncident pas avec les nôtres. En matière de défense européenne, ils ne veulent pas aller très loin. Sur l'Iran, ils traînent les pieds et sont incapables de tenir une ligne ferme. Ils gardent la relation avec la Russie comme une chasse gardée bilatérale. Plus fondamentalement, le progrès de la construction européenne n'est plus leur priorité. Si on ajoute à cela qu'on est dans un gouvernement de coalition et que Angela Merkel est en campagne électorale, ça n'aide pas.
L'Espagne, l'Italie ou la Pologne ne peuvent pas être des recours
Mais quelle est la solution de rechange? L'Angleterre? Force est de constater qu'après quelques années où on pouvait avoir l'espoir d'un aggiornamento de l'attitude britannique à l'égard de l'Europe grâce à Tony Blair, il n'en est rien. De son côté, Gordon Brown reste plus qu'eurosceptique. En outre, il est tellement affaibli que, quand bien même il aurait la velléité d'être plus européen, il serait incapable d'imposer ses vues à son opinion, à commencer par son propre parti. Quant aux conservateurs, leur politique européenne est affligeante et leur éventuelle arrivée au pouvoir ouvrirait une crise grave en Europe.
L'Espagne, l'Italie ou la Pologne ne sont pas des forces suffisantes pour constituer, individuellement ou même ensemble, le noyau dur fédérateur d'une relance de la construction européenne.
L'Allemagne redeviendrait donc incontournable. Pas toute seule, pas comme avant, pas en déroulant le moulin à prière de la coopération franco-allemande le matin, pour se plaindre ensuite de l'impossibilité de faire quoi que ce soit avec les Allemands. En parlant clair, en mettant tout sur la table, y compris et surtout le non-dit, seule façon d'avancer.
Le voulons-nous? Sommes-nous prêts à faire les compromis nécessaires? L'Allemagne le veut-elle? Ou plutôt le veut-elle encore? Car il ne faut pas oublier qu'en 1994, deux responsables de la CDU, Karl Lammers et Wolfgang Schaüble avaient proposé à la France un «deal» pour une nouvelle phase de l'Europe, fondé sur une plus grande intégration des deux pays. Les Français n'y avaient pas donné suite.
Toute la question aujourd'hui est de savoir si, dans une Europe élargie et un monde globalisé, au milieu d'une crise économique et financière sans précédent, il y a la volonté, des deux côtés du Rhin de prendre un nouveau départ; si oui sur quelles bases, avec quelles concessions réciproques? Quels seraient les paramètres d'un compromis historique entre la France et l'Allemagne aujourd'hui? L'alternative, ce serait le retour aux égoïsmes nationaux, la fin du projet européen et, sans aucun doute, l'affaiblissement de chacun de nos deux pays. Cela vaut peut être la peine de faire un effort.
G. Le Hardy
(photo de Une: Porte de Brandebourg à Berlin, le 10 novembre 1989/ Archives Reuters)