Dans mon imagination d’enfant, John F. Kennedy se plaçait quelque part entre le joueur de baseball Joe DiMaggio et De Niro dans un classement des plus approximatifs des divinités américaines modernes. Alors que je n’étais encore qu’un bambin, feu le président m’avait laissé une impression durable, littéralement, après que j’avais fait tomber une reproduction en terre cuite de l’emblématique sculpture de Robert Berks —beaucoup moins lourde, heureusement, que l’original de près d’une tonne et demie— du haut du buffet, directement sur ma tête.
Deux plaques ornaient le mur de ma chambre: l’une était une liste de «coïncidences» —pour beaucoup banales, pour certaines inexactes— entre les carrières politiques et les assassinats de Kennedy et d’Abraham Lincoln.
L’autre, sans doute tout aussi erronée, était un portrait de Kennedy embossé sur métal noir, le regard altier, au-dessus de sa célèbre harangue en lettres majuscules:
«NE VOUS DEMANDEZ PAS CE QUE VOTRE PAYS
PEUT FAIRE POUR VOUS…
DEMANDEZ-VOUS CE QUE VOUS POUVEZ FAIRE
POUR VOTRE PAYS.»
J.F.K.
Nul n’ignore que les présidents prononcent souvent des discours écrits par d’autres. Le tout premier discours d’investiture, celui de George Washington le 30 avril 1789, était un texte inspiré d’un premier jet composé par son ami James Madison, qui lui servait souvent de nègre.
En 1861, alors que le pays était au bord de la guerre civile, Lincoln rédigea un discours destiné aux États du Sud en pleine agitation, qu’il envisageait de terminer en posant cette question sans détour: «Aurons-nous la paix ou l’épée?» Enfin, jusqu’à ce que son futur secrétaire d’État, William Seward, ne suggère un appel moins belliqueux et plus poétique à des «accords mystiques du souvenir» et à «l’ange gardien de notre nation», mot barré que Lincoln récupéra pour changer la formule en «meilleurs anges de notre nature».
«Donner le ton d'une époque»
Affaire de peu d’importance, peut-être. Nous ne demandons pas à nos politiques d’être de grands écrivains, après tout, seulement des communicants efficaces, et il leur arrive parfois de se voir attribuer à perpétuité l’éloquence d’un autre.
Kennedy devait surtout son don d’orateur à son conseiller et assistant législatif de longue date, Ted Sorensen, qui devint plus tard le principal auteur de ses discours après que les deux développèrent une conception partagée de l’art de la rhétorique. Dans Kennedy, une biographie publiée en 1965, Sorensen écrivait:
«À mesure que les années passaient et que j’en venais à connaître son opinion sur chaque sujet ainsi que la manière dont il souhaitait l’exprimer, notre style et nos critères devenaient de plus en plus unifiés. Lorsque le volume à la fois de ses discours et de mes devoirs augmenta dans les années qui précédèrent 1960, nous essayâmes à maintes reprises, mais sans succès, de trouver d’autres jongleurs de mots capables d’écrire pour lui dans le style auquel il était accoutumé. Le style de ceux que nous sollicitâmes était peut-être très bon. Il était peut-être même supérieur. Mais ce n’était pas le sien.»
Kennedy estimait que son discours d’investiture devait «donner le ton d’une époque sur le point de commencer», d’une ère dans laquelle il imaginait que la politique étrangère et les problèmes internationaux —dont le spectre de l’anéantissement nucléaire ne serait pas des moindres— seraient sa principale préoccupation. Mais bien que Sorensen ait pu être la seule personne capable de donner une voix aux idées de Kennedy, le discours à venir était trop historique pour n’être confié qu’à un seul homme.
«Le principal auteur»
Le 23 décembre 1960, moins d’un mois avant que Kennedy ne doive prêter serment sous le portique oriental du Capitole à Washington, Sorensen envoya le même télégramme à dix hommes, sollicitant des «thèmes spécifiques» et un «langage pour articuler ces thèmes, qu’il faille pour cela une page ou dix».
Si Sorensen était sans l’ombre d’un doute l’architecte en chef du discours d’investiture de Kennedy, la version finale contenait des contributions ou des emprunts, entre autres, à l’Ancien Testament, au Nouveau Testament, à Lincoln, à Adlai Stevenson, rival de Kennedy et deux fois candidat démocrate à la présidentielle, à l’économiste de Harvard John Kenneth Galbraith, à l’historien Arthur Schlesinger Jr. et, très probablement, à Kennedy lui-même.
Mais à quelques exceptions près, il est impossible de démêler exactement qui écrivit quoi. Bien plus tard, Sorensen, mort en 2010, confessa avoir détruit son propre premier jet manuscrit à la demande de Jacqueline Kennedy, qui protégeait jalousement l’héritage de son mari.
Lorsqu’on l’interrogeait plus avant à ce sujet, il se montrait d’une timidité notoire. Quand on lui demandait par exemple s’il était l’auteur de la phrase la plus célèbre du discours, il se contentait de répondre: «Ne demandez pas.»
Pendant une interview avec Richard Tofel, auteur de Sounding the Trumpet: The Making of John F. Kennedy's Inaugural Address, Sorensen sembla suggérer que préserver la légende était plus essentiel que n’importe quelle vérité unique sur l’homme lui-même:
«Je reconnais avoir quelques obligations envers l’histoire, mais toutes ces années, j’ai tenté d’établir clairement que le président Kennedy était le principal auteur de tous ses discours et de tous ses articles. Dire autre chose serait l’amoindrir, et je m’y refuse.»
«Il n'en est qu'au premier jet?»
Si Jacqueline Kennedy et Ted Sorensen étaient prêts à déchirer ce qui était peut-être la seule preuve irréfutable de la paternité initiale de Sorensen, le président Kennedy—lors d’un incident qui ne peut être qualifié que de véritable supercherie —était quant à lui prêt à mentir.
Les 16 et 17 janvier 1961, dans la résidence de vacances de la famille Kennedy à Palm Beach, en Floride, Sorensen et JFK perfectionnèrent la version presque finale du discours d’investiture et la tapèrent même sur papier carbone. Le 17, ils retournèrent ensemble à Washington à bord de l’avion privé de Kennedy, le Caroline, avec le correspondant du Time Hugh Sidey, dont les reportages sur le président oscillait entre candeur et hagiographie.
À un certain moment pendant le vol, Kennedy se mit à écrire sur un bloc-notes jaune devant Sidey, comme s’il ne commençait qu’à peine à jeter ses idées sur le papier pour son discours d’investiture. En réalité, il ne faisait que recopier certaines des phrases déjà tapées à la machine. Lors d’une interview avec l’historien Thurston Clarke, auteur de Ask Not: The Inauguration of John F. Kennedy and the Speech that Changed America, Sidey se souvient avoir pensé:
«Mon Dieu! Il ne reste que trois jours avant l’investiture et il n’en est qu’au premier jet?»
Non seulement Kennedy était bien plus avancé que cela, mais lui et Sorensen avaient déjà finalisé ce que nous savons être l’avant-dernière version du discours. Pire encore, plus tard Kennedy recopia à la main six ou sept autres pages —directement, peut-on penser, à partir de la version tapée à la machine— et les data du «17 janvier 1961». Après son assassinat, ces pages furent exposées dans ce qui deviendrait sa bibliothèque présidentielle et présentées comme l’un de ses premiers brouillons.
«Puissance des mots»
Il y a au total 51 phrases dans la seule version du texte d’investiture qui importe au monde désormais, celle qui fut lue le 20 janvier 1961, mais nul ne peut affirmer, pas en tout cas sans quelques conjectures, que Kennedy ait été le principal auteur de la moindre d’entre elles. J’ai demandé à Tofel, aujourd’hui président de ProPublica, la signification du fait que Kennedy n’ait pu être que le messager de ce que de nombreux Américains considèrent comme l’un des discours les plus centraux du XXe siècle, uniquement surpassé par le «I have a dream» de Martin Luther King Jr.:
«Kennedy continue d’exister dans notre histoire non pas, franchement, par ses hauts faits —il est mort, disons pudiquement, avant d’avoir pu accomplir grand-chose— mais grâce à sa capacité à articuler, me semble-t-il, nos valeurs les plus profondes et nos plus hautes aspirations mieux que personne avant ou après lui.
Cette capacité, c’est la sienne. Pas celle de Sorensen. Ni de Galbraith. Ni de Schlesinger. Si nous parlons encore beaucoup de lui cinquante ans après sa mort, je crois que c’est à cause de la puissance des mots. Et dans ce sens, ce sont ses mots à lui.»
Si la version initiale de Sorensen et d’autres fragments devaient un jour réapparaître, quel que soit leur message, il n’arrivera sûrement pas à la hauteur de l’autel érigé par l’histoire ni du symbole accroché sur les murs de ma chambre d’enfant. Et dans ce sens, c’est à moi que ces mots appartiennent.
Mike Vuolo
Traduit par Bérengère Viennot