Les Jeux olympiques de Sotchi 2014 ne commenceront pas avant le 7 février, mais ils sont déjà en train de devenir un sujet de crispation. Au sein de la Russie même, des militants pointent du doigt les problèmes de corruption, de dégâts environnementaux et les possibles menaces à la sécurité posées par les divers mouvements islamistes armés des régions voisines. Sur le plan international, les questions posées par ces Jeux d’Hiver se cristallisent autour d’une question bien différente: celle des droits des homosexuels.
La communauté LGBT et ses alliés utilisent les Jeux Olympiques comme le point central de leur campagne contre la tristement célèbre loi, ratifiée par le président Poutine l’an dernier, qui vise à réprimer la «propagande homosexuelle.» Cette loi vise «officiellement» à prévenir la pédophilie puisqu’elle réprime la diffusion «d’orientations sexuelles non-traditionnelles» chez les mineurs, mais ses adversaires précisent que son intitulé est si vague qu’elle peut rendre toute référence positive à l’homosexualité passible d’une condamnation pénale.
Les militants indiquent également que les actes de violence à l’encontre des homosexuels, hommes et femmes, sont en constante augmentation depuis que la loi est passée, accompagnée par une rafale de déclarations homophobes prononcées par de nombreuses personnalités de premier plan de la société russe.
Les activistes du monde entier relèvent pourtant le défi. Ils ont lancé un boycott international de la vodka russe. Ils ont organisé de nombreuses manifestations sur le passage de Valery Gergeiev, le directeur haut en couleur du théâtre Mariinski de Saint-Pétersbourg qui s’est souvent vanté de ses liens proches avec Poutine lors de ses récentes visites en Occident.
Ils envisagent d’expédier des livres à colorier sur le thème du mariage gay à des milliers d’adresses en Russie. Certaines personnes, dont l’acteur britannique Stephen Fry, ont même demandé que la Russie se voie retirer l’organisation des Jeux. D’autres diffusent des vidéos particulièrement bouleversantes sur Internet.
Et comme si cette législation anti-homosexuelle n’était pas assez mauvaise comme cela, elle arrive à un moment où la Russie semble en train de concocter un cocktail explosif d’intolérance et de xénophobie. Une vidéo qui circule beaucoup en ce moment est censée présenter de jeunes Russes brutalisant un adolescent homosexuel noir sud-africain, en l’obligeant notamment à effectuer une fellation sur une bouteille. Rien de tout cela ne risque de donner à la Russie le regain positif d’image qu’elle espérait récolter en organisant les Jeux.
Le président Poutine a déjà répondu à ce feu roulant de mauvaise publicité en déclarant que les visiteurs homosexuels des Jeux ne doivent pas avoir peur d’être rejetés pour leur orientation sexuelle (ce qui semblerait signifier qu’il ne prend pas tellement au sérieux les lois de son propre pays). Dans le même temps, Vitaly Mutko, le ministre des Sports de la Russie a précisé que toute personne qui choisirait de révéler son homosexualité pendant les Jeux pourrait bien violer la loi (qui prévoit également de cibler les étrangers).
On peut supposer que de nombreux activistes choisiront de faire connaître leur orientation sexuelle à ce moment-là, afin de transformer les Jeux en arène de contestation. Ceux d’entre nous qui partagent leur indignation ne le leur reprocheront certainement pas.
Mais il existe un aspect de la controverse qui n’a pas été tellement discuté. Il est clair que cet affrontement autour des jeux Olympiques ne fait que mettre dramatiquement l’accent sur le long et profond fossé qui sépare les nations occidentales, où les citoyens sont de plus en plus tolérants à l’égard de leurs compatriotes LGBT et le bloc plus large des autres nations au sein desquels le ressenti anti-homosexuels est, pour faire court, de plus en plus enraciné.
Qu’on me comprenne bien: je ne tiens pas pour négligeables les bataillons de l’intolérance, qui, nous ne le savons que trop, demeurent puissants dans de nombreux endroits des Etats-Unis et de l’Europe. Mais les tendances sont très claires: les jeunes gens, en Occident, qui ont, de plus en plus, des amis ou des connaissances ouvertement LGBT, démontrent que la tentation de diaboliser ses semblables pour leur orientation sexuelle est en recul constant.
Une étude intéressante, publiée en 2011, et portant sur les attitudes internationales, menée par le Williams Institute de la section de Droit de l’Université de Californie à Los Angeles (UCLA) document clairement cette évolution: de 1991 à 2008, le nombre d’Américains décrivant l’homosexualité comme quelque chose de «foncièrement mal/anormal» est passé de 67,5% à 53,6%. Les sondages qui ont porté sur le sentiment des Américains sur ces questions ces cinq dernières années montrent que le mouvement vers plus de tolérance s’est considérablement accéléré.
Ce changement trouve de plus en plus sa traduction dans des textes de loi qui interdisent les discriminations et permettent l’égalité des droits, jusqu’à l’autorisation du mariage entre personnes du même sexe. Le 7 novembre dernier, aux Etats-Unis, le Sénat a voté une loi qui augmente fortement la protection des personnes homosexuelles et transgenres —une nouvelle avancée de taille.
Mais cette situation tranche considérablement avec ce qui se passe ailleurs dans le monde. Selon la même étude du Williams Institute, quand on demandait aux Russes en 1991 si être homosexuel était quelque chose de mal, 58,8% des personnes interrogées répondaient oui. En 2008, ce pourcentage était monté à 64,2%. Et l’on ne voit pas bien comment la courbe pourrait s’inverser, les dernières lois votées sur le sujet rendant plus difficile encore pour les Russes LGBT d’affirmer publiquement leurs préférences, ce qui diminuera encore le nombre de Russes ayant des contacts avec – comme le disent les autorités russes – «des personnes ayant une orientation sexuelle non-traditionnelle.»
Le rôle politique de plus en plus fort joué par l’Eglise orthodoxe qui propage ses opinions homophobes décomplexées, est un autre facteur important. Et je me demande si les jeunes Russes – qui forment le noyau dur des participants aux rassemblements nationalistes comme ceux que l’on a pu voir à Moscou début novembre – sont nécessairement plus tolérants que leurs aînés.
Ceci a des implications importantes. Si les Américains et les Européens de l’Ouest (sans parler des Sud-Américains) continuent de considérer que les droits des homosexuels constituent une des facettes des droits de l’Homme, cela risque bien de provoquer un conflit idéologique avec les Russes et bien d’autres nations (en ex-URSS, en Afrique et dans le monde musulman) qui considèrent les droits accordés aux minorités sexuelles comme des menaces fondamentales. Certains Russes disent déjà qu’ils tiennent les droits des homosexuels (ainsi que de nombreux autres aspects des démocraties «libérales» au sens philosophique du mot) comme incompatibles avec les «valeurs russes traditionnelles.»
La position de Moscou sur les droits des homosexuels est d’ores et déjà un sujet de tension avec l’un des pays qui, des années durant, s’est considéré comme le meilleur défenseur de la Russie à l’Ouest: l’Allemagne. (Les questions énergétiques n’y sont pas non plus étrangères.) Le gouvernement néerlandais (qui avait déjà eu maille à partir avec le gouvernement russe au sujet de son traitement brutal des activistes de Greenpeace) a récemment déclaré que la loi anti-homosexuels russe pourrait garantir aux émigrés russes le droit d’asile politique. Pour enfoncer davantage encore le clou, l’Assemblée générale des Nations Unies a demandé la semaine dernière à Moscou de «promouvoir l’intégration sociale sans discrimination» durant les Jeux olympiques.
Pour faire court: le camp occidental – qui dans ce domaine au moins, existe encore – est du bon côté de la barrière dans cette dispute. Les intolérants ne le sont pas. Et si nous nous soucions vraiment des droits de l’Homme, il serait bon que nous campions sur nos positions. Mais nous ne devons pas nous attendre à ce que chacun, dans le monde, soit du même avis que nous, ce qui pourrait signifier que des choix politiques difficiles nous attendent.
Christian Caryl
Traduit par Antoine Bourguilleau