Culture

La madeleine de Proust a-t-elle jamais existé?

Temps de lecture : 9 min

A la recherche de la recette d’origine.

Recette pour la Madeleine / MairieSY via Wikimedia Commons
Recette pour la Madeleine / MairieSY via Wikimedia Commons

Passée du statut de simple gâteau à celui de référence littéraire ancrée dans la culture populaire (prenez l’épisode des Soprano dans lequel la madeleine proustienne de Tony est une tranche de coppa), la célèbre madeleine de Marcel Proust a désormais acquis une valeur d’icône. L'écrivain a contribué de manière phénoménale à la célébrité du petit gâteau et c’est sans doute en partie grâce à lui si l’on en consomme aujourd’hui dans le monde entier.

Pourtant, Proust a omis de nous transmettre un détail essentiel: la recette de ladite madeleine (il faut dire que personne ne la lui a jamais demandée).

Nombre de livres vous promettent de reproduire la pâtisserie mythique dans votre propre cuisine... mais qu’en est-il de leur authenticité? Pour ma part, j’ai décidé d’appliquer le principe de la rétroingénierie à la madeleine de Proust, en m’appuyant sur les indices laissés par l’auteur dans A la recherche du temps perdu.

Dans le célèbre passage, le goût fugace du gâteau ramène le narrateur à son enfance dans la France de la Belle Epoque. Pour le lecteur attentif, les indices menant à LA recette sont à trouver dans le texte même:

«Elle (la mère de Proust) envoya chercher un de ces gâteaux courts et dodus appelés Petites Madeleines qui semblent avoir été moulés dans la valve rainurée d'une coquille de Saint-Jacques. Et bientôt, machinalement, accablé par la morne journée et la perspective d'un triste lendemain, je portai à mes lèvres une cuillerée du thé où j'avais laissé s'amollir un morceau de madeleine. Mais à l'instant même où la gorgée mêlée des miettes du gâteau toucha mon palais, je tressaillis, attentif à ce qui se passait d'extraordinaire en moi. Un plaisir délicieux m'avait envahi, isolé, sans la notion de sa cause. (…)

Et tout d'un coup le souvenir m'est apparu. Ce goût, c'était celui du petit morceau de madeleine que le dimanche matin à Combray (parce que ce jour-là je ne sortais pas avant l'heure de la messe), quand j'allais lui dire bonjour dans sa chambre, ma tante Léonie m'offrait après l'avoir trempé dans son infusion de thé ou de tilleul. (….) et tout Combray et ses environs, tout cela qui prend forme et solidité, est sorti, ville et jardins, de ma tasse de thé.»[1]

Que pouvons-nous tirer de ce passage? La madeleine de Proust devait être plutôt sèche. Pour «l’amollir», un simple trempage ne suffisait pas, il fallait une immersion complète. Et l’on notera que Proust ne parle jamais de croquer dans le gâteau. Ce sont des miettes qui font resurgir le souvenir.

Les miettes constituent l’élément clé de ce mystère culinaire. Une analyse détaillée du texte nous donne la séquence suivante:

  • 1) Le narrateur casse un morceau de madeleine et le fait tomber dans son thé.
  • 2) Le morceau en question se désintègre entièrement ou partiellement durant l’immersion.
  • 3) Le narrateur ressort de sa tasse une cuillérée de thé mêlée de miettes.

La question est donc: quelle recette appliquer pour obtenir une madeleine aussi sèche et produisant autant de miettes?

La science culinaire a pour nous des réponses claires: pour qu’un gâteau soit plus sec, il lui faut moins d’humidité et moins de gras. Concrètement, cela veut dire moins de beurre et moins d’œufs. Et moins de sucre, aussi. Le sucre étant «hygroscopique» (il retient l’eau), mieux vaut en mettre un minimum. Autre élément figurant en bonne place sur la liste des interdits: le repos de la pâte. Laisser reposer la pâte permet à la farine d’absorber l’humidité de la pâte, ce qui donne des produits plus humides.

A la recherche des miettes

Avec cette liste de «trucs» culinaires (qui ressemblait plutôt à une liste d’interdits), la pâtisserie proustienne commençait à devenir moins attrayante: un produit triste et desséché plutôt qu’un délice fondant.

Ce critère va à l’encontre de nombreuses recettes prétendument «authentiques» déjà publiées. Dans The Way To Cook, Julia Child affirme que ses madeleines sont «sans doute les vraies madeleines de Commercy, comme celle que Marcel Proust trempa dans son thé». Pourtant, elle s’avère être une incorrigible partisane du repos de la pâte. En outre, elle bat la farine dans le mélange œufs/sucre, ce qui est un excellent moyen pour développer le gluten de la farine et obtenir ainsi une madeleine dense, qui ne fera pas trop de miettes.

Proust: La cuisine retrouvée, livre qui recrée des dizaines de plats d’A la recherche du temps perdu, a été coécrit par Anne Borrel, fondatrice du musée Marcel Proust d’Illiers-Combray. Sa recette de madeleines indique de laisser la pâte reposer une heure et demie et, pire que tout, inclut du miel, ingrédient célèbre pour ses propriétés hygroscopiques.

J’ai trouvé deux recettes qui avaient l’air prometteuses. Dans le Food Lover's Guide to Paris (Guide gastronomique de Paris), Patricia Wells, experte en cuisine française, se fait l’apôtre des madeleines sèches. «Les meilleures madeleines, les plus fraîches, ont un côté sec, presque poudreux, lorsqu’on les mange telles quelles», nous explique-t-elle. C’est le fait de les tremper dans le thé qui leur donne vie. La teneur relativement faible en beurre, sucre et œufs de la recette de Wells m’avait redonné espoir.

Dans The Making of a Cook, la Française Madeleine Kamman fait remonter l’arbre généalogique de sa recette au XVIIIe siècle, voire à «Madeleine Paumier (...) la jeune fille qui (...) présenta les premières madeleines connues au roi Louis XV». Elle est inflexible sur un point: la farine doit être doucement incorporée dans la pâte et non pas battue, afin d’éviter le développement du gluten. Ne pas battre la farine, ne pas laisser la pâte reposer… c’est vers sa recette que mon choix se porta.

Je sortis du placard les vieux moules à madeleines de ma mère (rescapés de l’époque où Julia Child était à la mode) et me mis au travail.

Ma première fournée de madeleines façon Kamman sentait très bon, mais elle était affreuse à voir. Je saisis l’une des boules difformes et l’analysai... On était loin du «petit coquillage de pâtisserie, si grassement sensuel sous son plissage sévère et dévot» de Proust. Qu’en était-il des miettes?

Je cassai un morceau et le plongeai dans mon verre de thé. Après une minute, je poussai un peu le gâteau avec le bout de ma cuillère. En regardant de très près, je ne vis que deux petits bouts de gâteau au fond de mon verre. Je remuai encore un peu et d’autres apparurent. En matière de miettes, le résultat était plutôt décevant.

Il s’avère que le morceau de madeleine est un petit dur. Protégé par une couche légèrement brune, il ne se désintègre pas. Un examen méticuleux nous révèle qu’il ne «ramollit» pas vraiment, mais plutôt qu’il absorbe le liquide comme une éponge, en gardant son intégrité structurelle. La production de miettes se limite à l’étroite surface ovale correspondant à la ligne de brisure (voir fig. 2).

Une autre recette aurait-elle donné un résultat plus proustien? Les madeleines façon Patricia Wells ne firent pas mieux (sauf, peut-être, en termes de goût. Ses madeleines, supposément «sèches, presque poudreuses», étaient délicieuses en elles-mêmes. La moitié de la fournée fut avalée avant que je n’aie eu le temps de préparer le thé). Celles de Wells ne firent pas plus de miettes que celles de Kamman et, comme je m’y attendais, les madeleines de Julia Child furent tout aussi décevantes.

Cela commençait à sentir le roussi pour ce cher Marcel... L’écrivain maladif, qui vécut en reclus dans sa chambre parisienne tapissée de liège durant une douzaine d’années, de 1910 à sa mort, en 1922, était censé avoir retrouvé un monde entier, fait de sensations précises, et les avoir couchées sur le papier pour que nous en fissions l’expérience à notre tour. Une pensée blasphématoire commençait à s’insinuer dans mon esprit: la madeleine de Proust avait-elle jamais existé? Tout cela aurait-il pu être... inventé?

J’avais encore une théorie en réserve: la madeleine de Proust était peut-être rassie. Inimaginable? Pas nécessairement. Proust n’était pas particulièrement difficile en matière de stimuli sensoriels (le narrateur d’A la recherche du temps perdu est même, à un moment, plongé dans une rêverie par l’humidité de toilettes publiques).

Et si je m'étais trompé?

Je décidai de laisser les madeleines qui me restaient à l’extérieur, sans les couvrir, au plus grand mépris des instructions indiquant de les «garder dans une boîte hermétiquement fermée». Trois jours plus tard, je me fis un thé. Je cassai un morceau de madeleine et le mis à tremper. Résultat: même chose qu’avant, ou presque. Je remuai un peu et pris une cuillérée. Quelques miettes brunes flottaient dans la cuillère. Je portai l’ensemble à ma bouche. Et c’est là que vint le choc: il m’était impossible de sentir le goût des miettes. Les miettes de madeleines, une fois détachées du morceau principal, sont très fragiles. Elles se dissolvent presque. Et il s’avère qu’elles sont imperceptibles sur la langue.

Afin d’avoir un avis objectif, j’appelai ma femme (son premier commentaire en entrant dans la cuisine: «Est-ce que Proust explique qui a fait le ménage ensuite?»). Bien qu’ayant le palais très fin, elle ne put sentir les miettes non plus.

Complètement déconcerté, je décidai d’en référer aux plus hautes autorités proustiennes. Je dus faire face à un obstacle de taille: l’éminent professeur William Carter, auteur de Marcel Proust: A Life, qui venait de superviser une reconstitution de la célèbre scène pour un documentaire de PBS.

Il se montra plus que sceptique. Il n’était pas du tout d’accord avec mon idée de «morceaux de madeleines dissouts flottant dans la tasse du narrateur», qu’il considérait comme «peu probable». Et, à ma grande surprise, il affirmait que le narrateur trempait la madeleine dans le thé, puis la croquait (ce qui voulait dire qu’il n’y avait plus de mystère à élucider quant aux miettes). Le professeur insista: selon lui, les miettes s’étaient simplement formées dans la bouche du narrateur après que ce dernier ait mis le morceau de madeleine en bouche.

J’objectai qu’il n’était, à aucun moment, question de croquer ou mâcher la madeleine dans le texte. Le professeur me répondit que c’était «implicite». De mon point de vue, Proust était beaucoup trop obsédé par les détails pour avoir omis le fait de croquer dans la madeleine, ou pire encore de la mâcher, si c’était vraiment ce qu’il avait en tête.

En fait, la madeleine est...

Pour mon plus grand soulagement, je trouvai un soutien de taille en la personne de Lydia Davis, auteur d’une nouvelle traduction très appréciée et reconnue de Du côté de chez Swann, où apparaît le célèbre passage. Elle ne trouva aucune trace implicite de «croquage» dans le texte et réfuta toute idée de simple trempage. Elle était d’accord avec moi pour dire que les miettes de madeleine sont déjà dans la cuillère lorsque le narrateur l’approche de sa bouche. Cela fut ensuite confirmé par le professeur Joshua Landy, spécialiste de Proust de l’université de Stanford, qui se déclara clairement dans mon camp pro «miettes dans la cuillère».

J’avais laissé sa chance à Proust. Il était impossible d’expliquer une telle quantité de miettes. Affaire résolue: la madeleine de Proust n’avait jamais, n’a jamais et n’aurait jamais pu exister. Pour le dire familièrement: Proust était une bille en madeleines.

C’est peut-être moins surprenant que l’on ne le pense. En effet, le modèle d’origine de Proust aurait pu être non une madeleine, mais un morceau de pain grillé[2]. Dans une première version de la scène, en effet, le narrateur se voit proposer une biscotte, qu’il trempe dans son thé. Et c’est ce morceau de biscotte trempé qui fait ressurgir le souvenir.

Bien entendu, cela n’est pas expliqué aux touristes qui font le pèlerinage jusqu’à Illiers-Combray, où les madeleines se vendent par cartons entiers et où une pâtisserie se vante d’avoir eu pour clients la famille de Proust.

Proust devait avoir compris le pouvoir de la madeleine. Autrement, il aurait gardé son bout de biscotte trempé. Une madeleine bien faite (par pitié, laissez reposer la pâte!) est une chose rare: la perfection incarnée. La forme, si plaisante à l’œil, les deux textures de la surface (rainurée d’un côté, lisse de l’autre)… et, oui, ce petit goût de beurre et cette pointe de citron. Faites des madeleines. Croquez-les. Un «plaisir délicieux» vous envahira. Et vous pourrez vous faire vos propres souvenirs.

Edmund Levin
Auteur/producteur pour
Good Morning America, de la chaîne ABC.

Traduit par Florence Delahoche

[1] NdT: L’auteur n’étant pas francophone, dans l'article original, il appuie son propos sur une nouvelle traduction en anglais de l’œuvre de Proust, par Lydia Davis. Nous avons en revanche repris le «vrai» texte de Marcel Proust. Retourner à l'article.

[2] Il s'agit bien d'une biscotte, ou peut-être de pain grillé (puisque Proust semble employer les deux termes), et non pas d'un toast comme indiqué dans un premier temps. Retourner à l'article

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