Bon, Du côté de chez Swann fête son centenaire. Il est donc temps de régler les comptes, Marcel. Entre Proust.
C’est pas facile de s’appeler Proust. A l’école, les enfants sont cruels: on m’y affubla du sobriquet de «Prout», bien sûr. Voire de «Petit Prout» si l’on avait 10 centimètres de plus que moi. Longtemps, je me suis couché de bonne heure, perdu dans des flatulences proustiennes qui me dépassaient.
C’est au lycée que les ennuis, les vrais, commencèrent. Fort heureusement, je ne m’y suis pas attardé.
«Proust, vous avez 4. Pour le style, vous devriez essayer de faire honneur à votre nom.»
Et moi de fulminer in petto:
«Mais quoi mon nom, abruti? Prouuuuuut.»
Alors, j’avais une pensée confraternelle pour les autres, les petits sans-grade aux noms illustres, victimes de profs envieux («Balzac! Cessez votre comédie!», «Flaubert, laissez votre voisine tranquille! Quand vous aurez fini avec la sentimentale, nous pourrons passer à l’éducation civique?», etc.) Jamais avares de bons mots pour humilier les élèves, ces rabougris.
Mais toi, Marcel? On t’a traité de «petit prout» quand tu folâtrais sur les Champs-Elysées? J’aime le croire, tu sais, ça me payerait de tout.
Marcel et Robert, des petits prouts comme les autres (photos signées Nadar en 1887)
Je vous épargne tous les crétins qui m’ont balancé de la madeleine sans avoir lu ne serait-ce que trois lignes de Swann. «Aaah, Proust! La madeleine!» Ben non. Moi, je préfère le Paris-Brest.
«Proust, il fait long»
A la fac, les ennuis ont continué. «Proust, il fait long. Une phrase, c’est trois pages.» «Ah oui, mais quel style.»
Entre deux mouvements de grève à la cafèt’ contre la sélection-privatisation-libéralisation, on drague à coups de références littéraires.
«Tu as de la chance de t’appeler Proust!»
«Ah ouais, c’est génial! En même temps, ça doit être dur à porter. T’es d’la famille?»
Sans oublier les récurrents:
«Tu l’as lu?»
Ouais, j’l’ai lu. Dans ma famille, on n'est pas nombreux à l’avoir lu. Et on l’a payé. Ma tante est quasi-aveugle, mon frère et moi, on est myopes. Les autres sont en pleine forme.
Surtout, ne pas tenter d’écrire comme Proust-le-Vrai. Ecrire des phrases courtes. Eviter les digressions, les circonvolutions.
Je m’efforce de pondre du Beckett dans les dissertations. Comparaison n’est pas raison. Lui c’est lui, moi c’est moi. Sujet verbe, c’est assez:
«Pourtant, et sans doute fallait-il y voir l’influence néfaste d’un sang proustien courant dans mes veines sans que je le sache et qui, se propageant comme le ferait un ruisseau trouvant plus loin une rivière et se prolongeant en une autre, puis un fleuve, la force de ces méandres se trouvant dans leur continuité autant que leur union pour atteindre un but qu’ils s’étaient fixé mais dont nul ne pouvait cependant deviner quelle en serait la fin, donnait à mes phrases la complexité d’un style qui se jouait du temps, des longueurs et des lecteurs, parvenant sans doute à se réinventer dans une filiation littéraire dont je ne pouvais m’extraire alors même que je tentais d’y échapper, comme un cours d’eau parfois emprunte des voies détournées pour finalement retourner à son point de départ, sous le mode besogneux de l’hommage rendu à celui dont on prononce le nom avec révérence, assorti du sentiment incrédule de commencer des putains de phrases dont on ne sait jamais trop comment on va en sortir tant le point final semble suspendu, merde je sais plus où j’en suis et en plus j’ai oublié de citer trois peintres et deux musiciens.»
Proust, vous avez 8. Pasticher le style de votre illustre homonyme c’est bien, mais vous vous êtes écarté du sujet.
A l’université, on m’a bien fait comprendre qu’il était inutile de rêver à une carrière d’écrivain. Ou alors pour faire un coup éditorial:
«Un inédit de Proust!»
Et, en caractères minuscules:
«Jean-Marc.»
Le complot proustien
Si vous vous appelez Racine, Musset ou Maupassant, croyez-moi, évitez les études de lettres. Faites vétérinaire, sociologue, géographe, n’importe quoi d’autre. Fréquentez des incultes. Quand on vous parle de madeleines, faites juste un ricanement de connivence. Allégez votre boulet patronymique, sinon vous allez devenir parano.
Ne pensez pas que Dave a chanté cette exégèse proustienne juste pour vous embêter.
N’imaginez pas que le monde est un complot destiné à vous montrer qu’il y a eu un type célèbre avant vous.
Ne pas acheter ce livre ne pas acheter ce livre ne pas acheter ce livre
Allez vous faire voir chez les Mauriac
Des Proust de l’ombre, il y en a d’autres, il suffit d’ouvrir le bottin téléphonique (oui, on est comme ça nous les Proust, très vintage), pour en découvrir des qui sont préfet, cycliste ou médecin. Hihihi, ils ont dû en baver sous le préau. Et ils sont juste des types qui voudraient s’appeler Dupont ou Martin.
Je rappelle à tout le monde que Marcel n’a pas eu d’enfants. Si vous cherchez vraiment des descendants ou presque, songez que Claude Mauriac, le fils de François, a épousé Marie-Claude Mante-Proust, fille de «Suzy» (Suzanne, fille de Robert Proust, frère cadet de Marcel) donc petite-fille de Robert et petite-nièce de Marcel.
Allez donc faire chier les Mauriac avec vos «Aaah la madeleine» et «Vous êtes de la famille?», ça nous fera des vacances à nous, les Proust de l’ombre.
«Sans le U, vous auriez eu un nom célèbre!»
Heureusement, comme pour Charlus, le salut m’est venu un jour d’un boucher. Je préfère la bidoche aux madeleines, c’est comme ça. Ce brave homme me vendit quatre tournedos dans sa boutique et ce qui reste le plus beau jour de ma vie. Je remplis un chèque, le signai, le lui tendis. Il le lut puis s’exclama:
«Ah! C’est dommage! Sans le U, vous auriez eu un nom célèbre!»
J’ignore si cette boucherie de la rue des Morillons abrite encore ce génie qui me démontra qu’il ne me servait à rien de me faire un prénom puisque je n’avais finalement pas de nom. Mais je ne l’oublierai jamais. Et, peut-être, un jour, dans un Lagarde et Michard, parlera-t-on des «tournedos de Prost». Quelle revanche ce serait!
Alain Prost, prix Magny-Goncourt pour l’ensemble de son œuvre
Jean-Marc Proust