Sur la plaque, deux soldats, un fantassin et un fusilier-marin, regardent vers un horizon espéré radieux: l'oeuvre date de 1935, dix-sept ans après la «Der des Ders», dont les deux bornes, «août 1914-novembre 1918», encadrent leurs visages. En dessous, on peut lire:
«Les anciens combattants bretons à leurs 240.000 morts»
La plaque commémorative des anciens combattants bretons aux Invalides. Yann Caradec via Flickr CC License by.
Ce chiffre qui orne la grande galerie de la cour d'honneur des Invalides, on le trouve aussi dans la basilique de Saint-Anne d'Auray (Morbihan), sous la plume d'un député ou dans des ouvrages grand public.
Extrait du guide touristique Le Petit Futé consacré à la Bretagne. On notera l'emploi du terme «holocauste»...
240.000 Bretons tués sur un total de plus de 1,3 million de soldats morts pour la France durant la Première Guerre mondiale? Environ 17% des pertes totales pour une région dont le poids dans la population française était deux fois moindre? Le chiffre est énorme. Et faux.
Comme était fausse l'assertion, début 2013, d'un Jérôme Cahuzac, alors encore ministre du Budget, assurant sur Europe 1 que la Corse était «le département qui a payé en pourcentage le plus lourd tribut à la guerre de 14-18». Deux statistiques erronées pour un même mythe, celui des régions sacrifiées de la Grande Guerre.
Où habitaient les morts?
Pour le nuancer fortement, il suffit de se plonger dans la gigantesque base de données des morts pour la France disponible, depuis une dizaine d'années, sur le site gouvernemental Mémoire des hommes. Longtemps difficile à exploiter techniquement (ce qui n'a pas empêché des passionnés d'histoire et des universitaires de s'atteler à la tâche au fil des années), elle vient de faire l'objet d'une nouvelle version plus ergonomique à partir de laquelle nous avons calculé, sur la carte ci-dessus, le taux de morts de chaque département durant le conflit.
En divisant le nombre de natifs du département morts pour la France par le nombre total d'habitants de ce même département lors du recensement de 1911, on arrive à une moyenne de 3,2% en métropole, avec des taux allant de 1,7% dans les Bouches-du-Rhône à 5,3% en Lozère: le département où est né le dernier mort au combat de la guerre est aussi celui qui a essuyé, à première vue, le taux de pertes le plus élevé.
En Corse, ce taux se monte à 3,6%, légèrement plus que la moyenne nationale. Les cinq départements bretons de l'époque (la Loire-Atlantique a été détachée de la région administrative en 1941) affichent eux des taux allant de 3,6% à 4,5% pour un total cumulé de plus de 130.000 morts, ce qui est cohérent avec les autres recherches menées à partir de sources préfectorales ou de recensements des monuments aux morts. Bien loin, donc, des 240.000 avancés.
Dès 1935, un article de La Dépêche de l'Ouest démentait le chiffre de 240.000 morts bretons. Cliquer ici pour lire l'article en entier.
Ces comptages sont à prendre avec une marge d'erreur: le site Mémoire des hommes affiche en doublon les fiches d'officiers, les soldats fusillés ou morts de maladie n'y sont pas comptabilisés, certaines fiches manquent... Alors qu'on y trouve près de 10.500 fiches de soldats corses, les historiens locaux tablent ainsi plutôt sur un chiffre de 12.000 morts.
Mais leur juxtaposition donne une idée cohérente de l'impact de la Première Guerre mondiale dans chaque département de France. Ce qui ne veut pas dire qu'ils ne doivent pas être interprétés avec prudence...
D'abord, parce qu'il est pour l'instant possible de savoir où sont nés les morts pour la France, pas où ils habitaient quand la guerre a éclaté. Yann Lagadec, maître de conférences en histoire à l'université de Rennes-II, cite ainsi l'exemple d'Henri Jacquelin, natif d'Ardèche devenu maire de Quimper, mort en octobre 1918: comptabilisé comme un mort pour la France ardéchois, il figure aussi sur le monument aux morts de la préfecture finistérienne.
Or, les départements avaient connu un «exil» plus ou moins important avant la guerre: lors du recensement de 1911, seulement 70% des natifs de l'Ardèche y habitaient encore, contre près de 90% des natifs du Finistère… Si l'on rapporte le nombre de morts pour la France, non plus aux habitants, mais aux natifs de chaque département, l'éventail des taux de pertes se resserre et c'est la Vendée, seul département à dépasser les 4% de morts, qui arrive en «tête».
Les départements ruraux plus touchés
La démographie et l'économie de chaque département sont aussi à prendre en compte. «Les soldats ruraux ont payé un lourd tribut à la guerre», rappelle l'historien Jean-Yves Le Naour, auteur de nombreux ouvrages sur le conflit. «Les urbains et les ouvriers ont pu trouver des postes dans les usines de guerre. Les classes supérieures, plus éduquées, ont été moins touchées aussi, des connaissances permettant de "s'embusquer" dans une armée très administrative.»
Pour schématiser, plus un département était jeune et rural et moins il comptait d'étrangers, plus le degré de mobilisation de sa population dans l'infanterie active risquait d'être élevé. Ce qui explique, par exemple, les pertes élevées en Lozère, dont 70% de la population travaillait dans l'agriculture, ou la «saignée» bretonne.
Très rurale, la région a aussi «gardé très tard un fort taux de natalité et comptait donc plus de jeunes classes que les autres régions françaises», explique Yann Lagadec. Dans une étude publiée l'an dernier, l'ingénieur Henri Gilles pointe d'ailleurs qu'à l'époque, quatre des dix départements métropolitains où l'âge moyen était inférieur à 30 ans étaient bretons.
La région comptait aussi très peu d'étrangers, et donc une part de la population mobilisable plus grande: en 1911, ils ne représentaient que 0,03% de la population du Morbihan, contre 28% dans les Alpes-Maritimes, 17% dans les Bouches-du-Rhône ou 15% dans le Var, trois des départements moins «touchés».
L'impression de saignée y a probablement aussi été accentuée par le nombre élevé de communes, du fait des relations de proximité entretenues au sein des villages: 130.000 morts dans 1.500 communes bretonnes ont probablement plus marqué que les 80.000 morts de la seule ville de Paris. De même que, en Corse, le fait que de nombreux soldats soient marqués sur deux monuments aux morts, celui de leur village de naissance et celui de leur village de résidence.
Des régions ont-elle été sacrifiées?
Mais même en tenant compte de ces facteurs, des critères militaires ont aussi pesé sur les différences de pertes entre chaque département, comme le prouvent les proportions de mobilisés tués pour chaque grande région militaire, qui vont de 10% à 20%. Le Nord-Pas-de-Calais et la Picardie, occupés pendant la guerre, ont perdu moins de soldats à cause de l'occupation allemande, qui a entraîné en revanche des pertes civiles. D'autres régions ont mobilisé davantage dans la marine ou les usines (les «affectés spéciaux»), moins exposées que l'infanterie.
Mais le sujet le plus sensible est celui du «sacrifice» supposé de certaines régions, en raison de la ténacité attribuée à leurs troupes. «Y a-t-il eu une "priorité" donnée aux Bretons? Les chiffres [...] ne le prouvent pas mais ne l’excluent toutefois pas complètement. Il est sûr que l’État-major n’a pas eu d’état d’âme à utiliser les régiments bretons», écrit par exemple dans son étude Henri Gilles.
Un point de vue débattu: «On ne trouve aucune division bretonne parmi les grandes divisions d'assaut qui participent aux plus grandes offensives. Par exemple, lors de l'attaque du Chemin des Dames, le corps de Nantes est en deuxième ligne», explique Yann Lagadec, qui pointe également qu'en août 1914, les corps bretons ont été envoyés face à la Belgique alors qu'on s'attendait à une attaque allemande par la Lorraine via l'Alsace.
La même polémique est survenue sur les troupes coloniales, le député du Sénégal Blaise Diagne affirmant en 1917 qu'elles avaient servi de «chair à canon». «Les troupes indigènes contribuèrent plutôt moins à l'impôt du sang que les métropolitains», estime pourtant le spécialiste de l'Afrique Marc Michel dans un ouvrage publié cette année, tandis qu'un autre historien, François Cochet, pointe dans un récent ouvrage que le taux de décès des mobilisés a été inférieur de deux ou trois points dans ces corps.
Mais si un plan conscient de sacrifice de certaines régions n'a pas existé, les préjugés culturels étaient en revanche bien vivaces au sein de l'armée, estime Jean-Yves Le Naour:
«Les Lorrains étaient jugés les meilleurs soldats: c'était la "Division de fer" de Nancy, la ligne bleue des Vosges, une région jugée très revancharde et nationaliste, celle de Maurice Barrès et du président Poincaré… Les Bretons étaient considérés comme des bons soldats sur qui on pouvait compter. L'image de la Bretagne, à l'époque, c'est celle de Bécassine, la provinciale bête comme une oie, alors que celle du Provençal, c'est Tartarin de Tarascon.»
Double instrumentalisation
Ce dernier cliché explique la naissance, au début de la guerre, de ce qu'on a appelé la «rumeur du XVe corps»: l'idée fausse selon laquelle la percée allemande en août 1914 était due à la faillite des régiments méridionaux, issus de départements turbulents politiquement et à coloration très rouge.
Car ces querelles autour des pertes de chaque région et, partant de là, de leur contribution à l'effort de guerre, ont une dimension très politicienne. «Il y a eu, dans les régions dont les mémoires étaient blessées, des individus qui ont prétendu que leurs unités avaient été surexposées, dans une manifestation de défiance à l'égard du pouvoir central», explique Jean-Yves Le Naour. En 1970, dans son livre Comment peut-on être Breton?, Morvan Lebesque, figure du mouvement autonomiste breton, parle ainsi d'une Bretagne «saignée à blanc: deux fois française en effet, 240.000 morts, le double, proportionnellement, du reste de la France».
Mais ce jeu sur les chiffres a aussi été le fait du pouvoir central: «Le chiffre de 240.000 morts bretons permettait aux régionalistes et séparatistes de souligner une nouvelle fois l'injustice dont serait victime la région de la part de la France et à l'Eglise de vanter le sacrifice au nom de Dieu, mais contentait aussi les républicains de gauche comme de droite, parce que cela permettait de montrer que la Bretagne était républicaine», explique Yann Lagadec.
De la même façon, en 1938, le président du Conseil Edouard Daladier, pour contrecarrer les ambitions italiennes sur l'île de Beauté, vint y faire l'éloge des «40.000 Corses tombés au champ d'honneur».
«Vous étiez maire d'une ville, vous insistiez sur le caractère patriotique de la ville. Député, de la région. Et quand le chef de l'Etat se déplaçait, il cédait aussi au patriotisme local», analyse Jean-Yves Le Naour. «Le sacrifice de 14-18 a aussi été une façon d'achever l'unité nationale, par exemple en Vendée.»
Au département insurgé de 1793, qui fut donc l'un des plus atteints par la guerre, reste d'ailleurs attaché le mythe de la «tranchée des baïonnettes». Même si, au fronton du monument qui y a été édifié, dans la Meuse, on ne parle que de soldats «français».
Jean-Marie Pottier
Et les soldats des colonies et de l'outre-Mer?
Il est globalement plus difficile d'obtenir des ordres de grandeur fiables pour ces territoires via Mémoire des hommes, mais il existe des chiffres dans des ouvrages historiques. Un bilan publié après guerre faisait par exemple état d'environ 36.000 morts pour l'Afrique du Nord (13% des troupes combattantes), 30.000 morts pour l'Afrique équatoriale, orientale et australe (16%), 2.600 pour les 4 D.O.M. actuels (Guyane, Réunion, Guadeloupe, Martinique, 12%) ou 1.100 pour l'Indochine (3%). Globalement, on estime les pertes coloniales à un peu moins de 80.000 hommes pour moins de 600.000 mobilisés (dont un peu plus de 500.000 combattants), soit un taux de pertes légèrement inférieur à celui des troupes métropolitaines.
Article actualisé le 13 novembre 2013: contrairement à ce que nous affirmions, Quimper n'est pas une sous-préfecture du Finistère mais la préfecture.