De la civilisation mésopotamienne aux battle rap popularisées par 8 Mile, le film du rappeur américain Eminem, en passant par les agôns grecs, les tensons des troubadours ou les duels de bouts rimés de l'âge classique français, chaque lieu et chaque époque connaît sa version de l'affrontement oratoire. Son avatar le plus actuel est Rap Contenders, la première ligue de battle a cappella française, créée par deux amis amateurs de hip-hop, Dony S et Stunner.
Depuis fin 2010, chaque soirée où s'affrontent plusieurs participants suscite l’intérêt de centaines de spectateurs et de centaines de milliers d’internautes. Si la page Facebook de Rap Contenders réunit plus de 328.000 fans et si leur chaîne Youtube diffuse des vidéos regardées par jusqu’à 1,5 million d’internautes, ces battle restent largement ignorées des grands médias:
Le clash rap a cappella est un phénomène récent. C'est aux États-Unis qu'on en trouve les premières manifestations, avec Smack/URL, l'une des plus grosses ligues du pays.
Dans la lignée de Yo Momma diffusé sur MTV, qui consiste à insulter la mère de l'adversaire avec des vannes rimées et versifiées selon la tradition afro-américaine des dirty dozen (douze mesures d'insultes), ou de l’émission In Living Color, apparaissent aussi les programmes Grindtime et KOTD (King of the dot). Au Canada se crée Word Up, la première ligue de «combat de mots» a cappella francophone, avant que Rap Contenders ne voie le jour en France, dans le sillon de compétitions comme End Of The Week, où de nombreux MC's s'étaient déjà illustrés.
Café Certa : de Dada au clash rap
C'est au café parisien Certa, ancien foyer du dadaïsme jadis installé passage de l’Opéra qu'Aragon décrit dans Le Paysan de Paris et aujourd’hui situé derrière la Gare Saint-Lazare, que je retrouve Stunner, le co-fondateur de Rap Contenders. Long manteau, pull rouge, écharpe en soie, Stunner commande un thé noir avant de se lancer dans une suite de considérations passionnées sur le rap en France et aux États-Unis, le stand-up et, bien sûr, la joute oratoire.
Stunner est bilingue, il a grandi au Cameroun, un pays qui appartient à la fois à la francophonie et au Commonwealth, où il a été nourri de rap américain. Si bien qu'en arrivant en France à 15 ans, en 1998, il avait déjà écouté des albums que personne ne connaissait, comme Flesh of My Flesh, Blood of My Blood de DMX:
«J’avais aussi été confronté à MC Solaar sur une chaîne française, c'était un génie, j'écoutais Menelik, Sleo, les Sage Po, Democrate D, Reciprok, NTM... Mais celui qui m'a convaincu dès le départ, c'est Gyneco.»
Des scènes ouvertes de banlieue aux salles de concert de Paris
Pourquoi Stunner? Ce surnom date de l'époque où lui et son pote formaient le groupe de compositeurs Light and Stunner, «stunning» signifiant éblouissant en anglais.
«Je n'ai pas brillé en tant que beatmaker, donc je me suis tourné vers autre chose: j’ai fait une émission de radio sur Yvelines radio, Just Bounce Show» se souvient-il. Stunner fréquente alors les scènes ouvertes d’Aubervilliers, le Tamanoir à Gennevilliers ou le Batofar, découvre des improvisateurs talentueux, repère Alpha Wann et Nekfeu du groupe 1995, ou le rappeur 3010 en qui il pressent de futurs talents.
Il fait appel à eux lorsque, fin 2009, il crée «Conteste-moi», un événement de joute verbale en plein air, à Montmartre. A cette époque, il revoit son pote de lycée Dony qui, de retour du Canada, réfléchit à un projet similaire dont il avait fait part aux Québécois de Word Up.
Conscients qu'ils aspirent au même but, Dony et Stunner s'unissent pour créer Rap Contenders, en référence à The Contender, une émission de boxe présentée par Sylvester Stallone. Les MC's, tels de véritables adversaires, s'affrontent sur le ring avec une pugnacité de gladiateurs.
Une ambiance pas nette
La première édition a lieu le 11 décembre 2010 à l’Éclipse, un bar rebaptisé depuis le Palace, dans le 17e à Paris. «On voulait un côté Fight Club, une ambiance pas nette, un truc interdit, explique Stunner. Une autre exigence était que ce soit à Paris. On avait préparé l'événement depuis un an. On a demandé à chaque invité de ramener quelqu'un et ça a bien marché.»
Après les deux premières saisons à l’Éclipse, la saison 3 se joue à la Flèche d'or, la saison 4 au New Morning, les saisons 5 et 6 au Trabendo. La jauge ne cesse de croître et la saison 7 est prévue le 4 janvier dans un lieu à définir...
Parallèlement, Rap Contender se diffuse dans l'Est de la France et au Luxembourg avec la Punchligue, en Auvergne, dans le Sud, où le niveau n'atteint pas toujours la performance du grand frère parisien. En Espagne, la «Primera liga de batallas a capela» est tenue par les Word Fighters. Le succès de Rap Contenders est tel que l'imitateur hip-hop Willaxxx en a fait une parodie:
Les règles de la battle
Trois présentateurs, Dony S, Stunner et Badsam, introduisent les jouteurs dont un jury de personnalités hip-hop évaluera la performance à l'issue de la battle, pour en déterminer le vainqueur.
Les concurrents se mesurent en connaissance de cause: un ou deux mois à l'avance, on leur annonce qui sera leur adversaire. Ils se mettent alors à étudier son profil, visionnent ses passages précédents, tentent de saisir ses caractéristiques physiques, ses défauts d’élocution ou toute faille qu'ils pourront exploiter dans leurs attaques.
Ils fignolent ainsi des textes qu'ils apprennent par cœur, en vue de les ressortir au moment adéquat, tout en rebondissant sur les piques de l'adversaire. Ainsi se dessinent les modalités d'un affrontement verbal complet, aussi réglé qu'un sport olympique, où entrent en jeu l'écriture, le flow, la mémoire et l'esprit d’à-propos. Les règles sont aussi fixées entre eux par les futurs adversaires, certains, à l'instar de Deen Burbigo, refusant qu'on aborde des sujets tabou comme la famille. Mais souvent c'est «full contact»: tous les coups sont permis!
Pour se faire connaître ou juste pour le plaisir
Les «contenders» s'affrontent au fil de trois rounds où chacun prend la parole une fois durant deux minutes, davantage lorsque la verve s'enflamme, un peu moins dans la catégorie espoirs. Un overtime départage les concurrents si les juges n'ont pu trancher au bout de trois rounds.
Les showmen peuvent aussi s'affronter à deux contre deux, lors de quatuors encore plus théâtraux. A chaque édition, au moins huit duels chauffent l'arène pendant trois heures.
Certains participent à l'événement pour défendre leur disque, à l’instar de Gaïden, d’autres pour s’amuser, d’autres encore pour se faire connaître dans la perspective d'un premier projet. Des rappeurs déjà en place croisent le fer, Yoshi ou Sidi O par exemple, tandis que Wojtek semble plus familier de la mise en scène que de la scansion rap.
Rap a cappella
En quoi les battles de Rap Contenders se singularisent-elles des joutes verbales ordinaires? Pour Stunner, la battle rap a cappella suppose une scansion, du rythme et des rimes.
Peut-être s'agit-il aussi de retrouver en français l'accent de la langue américaine, le flow inhérent au preaching, au boasting de Mohamed Ali ou James Brown qui, en interviews, balancent chaque réplique comme une punchline, un mot coup de poing marqué par un effort d’articulation ou une consonne occlusive.
Le fait que les paroles ne soient pas soutenues par une instrumentale n'enlève rien à la scansion du propos. Le rythme est présent, c'est à l'auditeur de le reconstituer, comme un lecteur projette son imaginaire dans un roman. «Ce qui est fort, c'est que tu t'imagines la rythmique qui est derrière, explique Stunner. Tu n'entends pas un kick, un shirley ou une caisse claire, mais tu peux créer ta propre mélodie».
La battle de rap a cappella est un sport de combat. Il ne suffit pas de préparer ses phases à l'avance, il faut les verbaliser avec un art de la comédie et du delivering qui s'apparente au one-man-show.
«Il ne s'agit pas forcément d'être marrant, mais d'atteindre son adversaire», précise Stunner en citant les exemples de Dony et Wojtek qui lui paraissent plus méchants que drôles. Néanmoins, les répliques sont toujours tournées à la façon de piques que n’aurait pas désavouées le Marquis de Bièvre, dont les recueils de bons mots ont inspiré Patrice Leconte pour son film Ridicule.
Autre exemple de violence verbale: le duel opposant Gaiden à Jazzy Baz:
«Ce qu'a fait Gaiden est très fort, s'enthousiasme Stunner. Je te donne le sourire au départ, puis je te l'enlève. Quand il a dressé la liste de toutes les maladies sexuellement transmissibles, le public était dégoûté... A la suite de ce battle, combien de fois on m'a arrêté dans la rue pour me demander si Jazzy Bazz était vraiment malade! Gaiden a créé une légende.»
Fusion des arts oratoires
Finalement, les créateurs de Rap Contenders mettent en scène la joute verbale dans ses formes les plus actuelles. Résultat: une fusion entre les arts oratoires et les arts de la performance d’aujourd’hui, une touche de stand-up à la Richard Pryor, une dimension slam dans l’élocution, un côté match d'impro et la référence à la battle rap... «Rap Contenders, c'est le MMA du spectacle» résume Stunner.
Au-delà de sa dimension ludique, Rap Contenders retrouve l'esprit de compétition du hip-hop et régénère le rap français en faisant voler en éclat des clichés qui, selon Stunner, lui collent à la peau comme l'association systématique entre le rap et la banlieue et son corollaire, le besoin permanent pour les MC's, fussent-ils bourgeois, d'affirmer une street credibility souvent illusoire. «Qui est plus ghetto que Corneille qui a vu ses parent mourir sous ses yeux au Rwanda?» interroge Stunner.
Mais la plus grande victime de Rap Contenders, c’est sans doute le politiquement correct. La parole y est entièrement libre et l’objectif est de faire rire l'auditoire au risque de blesser son adversaire avec des attaques sans limites. Les participants et les organisateurs insistent sur une forme de respect mutuel peu évident pour l’observateur extérieur, ce qui explique sans doute en bonne partie l’absence de Rap Contenders dans les médias traditionnels.
Julien Barret