Le cercueil avait l’air bien scellé, clous profondément enfoncés, 6 pieds sous terre depuis des lustres, mais voilà que le fantôme s’est soudain mis à gigoter. L’irish spirit n’était donc pas mort. Tiré par le marché américain, plébiscité par les jeunes, porté par des bouteilles qui progressent en qualité plus vite qu’un Dublinois ne descend sa Guinness (voir notre sélection en fin d’article), le whiskey irlandais – avec un «e», whiskey, on s’en est déjà expliqué ici – connaît l’une des plus belles résurrections depuis 2.000 ans.
C’est aujourd’hui le segment du whisky qui progresse le plus vite, avec des taux de croissance annuels à 2 voire 3 chiffres (+400% aux USA), la production passant de 40 millions de bouteilles à près de 60 millions depuis 2002, avec bon espoir de franchir la barre des 100 d’ici à 5 ans. Dix fois moins que le scotch, certes, mais l’Irlande revient de loin. De profond, dirait Jack Teeling. «On ne pouvait pas tomber plus bas, même en creusant avec une pelle», lâche l’ancien directeur de la distillerie Cooley, fondée par ses ancêtres.
Dieu a inventé le whiskey pour s’assurer que les Irlandais ne domineraient jamais le monde. C’est du moins ce que prétend la sagesse populaire qui a laissé son empreinte sur les portes de toilettes au fond des pubs. Dieu?
Plutôt ses sbires. Ce sont en effet les moines qui ont escamoté de Mésopotamie les alambics et le secret de la distillation, au VIe siècle, avant de l’introduire en Irlande en s’attelant à une tâche qui méritait sacré carburant, l’évangélisation des Celtes.
On distillait alors les plantes et les fleurs pour fabriquer remèdes et parfums. Mais les bons frères allaient vite trouver un autre usage aux alambics en y flanquant du moût de céréales. L’eau de vie était née, uisce beatha en Irlande (prononcez «ichkèbaa» avec un « a » traînant), uisghe beatha en Ecosse, aqua vita pour ne pas perdre son latin, bref: l’ancêtre du whisky.
Une eau bénite qui s’affranchira des monastères en quelques siècles, et qui, aujourd’hui encore, remplace le sirop dans les pharmacopées en vertu du principe que «ce que le whiskey ne soigne pas est incurable».
Suave ironie, sur la terre des poètes, c’est aux agents du fisc que l’ont doit la plus belle trouvaille depuis uisce beatha: la généralisation du pure pot still. Dans les années 1850, quand la Couronne décide de taxer l’orge maltée, base du whisky avec ou sans «e», les distillateurs substituent aussitôt à leur recette une bonne moitié d’orge non maltée pour échapper à l’impôt.
Et distillent 3 fois, une de plus qu’en Ecosse. Doux, gouleyant, épicé et juteux comme un panier de fruits bien mûrs, le pure pot still rayonne jusqu’au début du XXe siècle comme ce soleil qui, n’étaient les nuages et la pluie, brillerait sans repos sur l’île verte.
«C’est quoi, le whiskey irlandais?» John Quinn a l’air bien embêté par cette existentielle question et lève les yeux au ciel comme pour y lire la réponse. «Historiquement, c’est du pot still… mais pas toujours. Techniquement, il est distillé 3 fois… mais pas toujours. Il n’est pas tourbé… mais pas toujours.» En Irlande, les règles ne sont qu’une suite d’exception, alors allez vous y retrouver! «Il est fruité, doux, easy to drink. Oui, ce serait cela, la meilleure définition du whiskey», confirme l’ambassadeur de Tullamore Dew, «né et élevé à la triple distillation». «Distiller 3 fois confère au whiskey une pureté, une fraîcheur, une qualité uniques. Les Ecossais ont toujours été trop radins pour procéder à cette distillation supplémentaire; eux, bien sûr, prétendent qu’elle sert à masquer que les Irlandais foirent toujours les deux premières. Vous voyez, c’est un débat hautement technique.»
Dès la fin du XVIIIe siècle, l’Irlande compte presque autant de distillateurs dans les granges que de moutons dans les prés: plus de 2.000, pour la plupart clandestins (les impôts, toujours). Mais le commerce légal se développe, et Old Bushmills, la première distillerie à être officialisée, en 1784 (1608, la date gravée sur la bouteille, est celle où la distillation fut autorisée officiellement dans la région: bien tenté, les gars!), Jameson (fondée en 1780) et Power (1791) se détachent très vite.
Fondée en 1757 au cœur de l’Irlande, Kilbeggan est sans doute l’une des plus anciennes distilleries au monde. Fermée en 1957, rendue à la poussière, elle rouvre trente ans plus tard à la faveur du rachat par Cooley, passé depuis dans le giron du géant américain du bourbon Jim Beam.
Les vieux bâtiments, la roue à eau sur la rivière, les cuves, les meules d’époques et les alambics biscornus font la joie des touristes qui se penchent sur l’histoire du whiskey d’un temps que les moins de 100 ans ne peuvent pas connaître.
On raconte comment, des années après la fermeture, un écoulement secret installé en douce sous les réceptacles d’alcool fut découvert. On y dérivait sans moufter le distillat pour le prélever à loisir. Le fond des cuves était quant à lui vidé dans la rivière, pour le plus grand plaisir des poissons – et des pêcheurs qui sortaient une à une les truites fin bourrées.
A défaut des Irlandais eux-mêmes, leur whiskey domine le monde jusqu’à la fin du XIXe siècle, y compris en Ecosse où il s’en vendait trois fois plus que de scotch, rappelle l’historien Charles Maclean dans le Malt Whisky Yearbook 2014, en raison de ses riches arômes et d’une qualité plus constante que celle des frères ennemis qui yoyotaient du pire au meilleur (et vice versa). En 1880, quelque 400 marques de whiskey et plus de 160 distilleries prospèrent sur l’île. Et puis, une poisse qui n’était pas que divine raya l’«irish» de la carte.
Les insurrections puis la guerre d’indépendance de 1919-1922, suivies d’une guerre civile larvée qui gangrène jusqu’au second conflit mondial portent un coup d’arrêt à la production. Aux Etats-Unis, où l’irish whiskey est le plus consommé, la Prohibition assène le coup de grâce. Et les Britanniques vexés qu’Erin les ait lâchés frappent d’embargo les produits irlandais dans tout l’Empire.
N’en jetez plus, le verre est vide. L’Irlande devient cette terre sèche et désolée où errent les fantômes des distilleries fermées.
Pour tenter de sauver ce qui peut l’être, les trois distilleries qui ont survécu au sud, Jameson, Power et Cork Distilleries (la 4e, Bushmills, est plantée dans la partie loyaliste de l’Ulster), s’unissent en 1966 pour former Irish Distillers (avalé par Pernod-Ricard en 1988) et construire en 1975 une nouvelle distillerie à Midleton, dans le comté de Cork. Voilà pourquoi 80% du whiskey irlandais sortent de ses alambics. Voilà pourquoi aujourd’hui encore 80% du whiskey irlandais s’appelle Jameson! C’est de là que soufflera le renouveau.
En attendant, ô miracle, la distillation a repris en 2007 à Kilbeggan, pour produire un blend fruité et léger distillé 2 fois seulement, dont les ventes grimpent de… 70%. «Le secret du whiskey irlandais, c’est notre climat, avance John Cashman, l’ambassadeur de la marque. Il fait plus doux qu’en Ecosse, les températures connaissent moins d’amplitude, la maturation est plus longue. En dessous de 5°C, le whisky ne vieillit pas: il dort.»
Cooley, la distillerie sœur de Kilbeggan, enracinée sur une péninsule du nord, décide d’emblée de ne rien faire comme les autres, déterminée à prouver que le come-back passe par l’innovation. Elle imagine une étrangeté attachante, Connemara, un irlandais tourbé, ressuscite Tyrconnell, un single malt irlandais fabriqué selon les règles de l’art écossaises, et qui fut avant la Prohibition le best-seller aux USA, et propose un rare single grain de maïs qui fond en bouche comme un péché, Greenore. O vent nouveau…
Avec l’ambition de la jeunesse, Jack Teeling, dernier rejeton d’une dynastie de distillateurs, veut faire renaître «the independent spirit of Ireland»: «A côté du mass market, il y a de la place pour des whiskeys artisanaux, ayant de la personnalité, avec un sens de l’héritage et un goût pour la modernité», plaide-t-il avec passion.
Pour l’heure, des accords avec des distilleries et des stocks de vieux single malts irlandais permettent à la famille Teeling de créer des expressions sur mesures, de travailler les maturations et les finish.
Mais Jack n’attend qu’une chose: «Je veux ramener notre whiskey où il est né: à Dublin», là où l’ancêtre Walter Teeling fonda sa distillerie en 1782. Les pelles et les pioches n’attendent que l’autorisation administrative pour commencer à construire. Au XVIIIe siècle, la capitale couvait 37 distilleries, aujourd’hui toutes disparues.
Une incongruité dans une ville où la cathédrale la plus visitée s’appelle Guinness, dont les chais attirent 1 million de curieux chaque année – le double de la Christ Church!
Trois nouvelles distilleries ont déjà activé leurs alambics: Carlow (2012), Dingle (2012) et la petite dernière, Echlinville, cet été en Ulster. Mais il faudra attendre au moins les trois années de vieillissement réglementaires pour goûter leur production. Une demi-douzaine d’autres trépignent. Niche, vers Derry; Slane Castle au nord de Dublin; Bernard Walsh, qui assemble des blends premium cousus main, The Irishman et Writer’s Tears, s’apprête à construire Royal Oak dans le comté de Carlow. Et le plus ambitieux projet, Tullamore Dew.
William Grant & Sons (Glenfiddich, Grant’s, The Balvenie…), les nouveaux propriétaires de la marque produite à Midleton depuis la fermeture de la distillerie, font sortir de terre un écrin à la mesure de leur nouvelle perle, le 2e irlandais mondial (5,1 millions de bouteilles) derrière Jameson (36 millions…) mais le 4e en France, où il grimpe pourtant de 40%. «C’est la meilleure nouvelle pour l’Irlande depuis l’indépendance! s’exclame John Quinn. Pour la sécurisation de l’approvisionnement, pour l’âme du whiskey.»
A Midleton, les travaux d’extension de la gigantesque distillerie se sont achevés en septembre. La production devrait doubler pour atteindre 64 millions de litres d’alcool pur. Derrière une façade de verre, 7 alambics pot still dansent une drôle de gigue. Pour l’heure, ils alimentent surtout le Jameson, dont les cuvées Reserve ont fait lever plus d’un sourcil admiratif. Mais quatre merveilles de single pot stills ne demandent qu’à couler à flots: Redbreast, Midleton Barry Crockett Legacy, Powers John’s Lane et l’iconique Green Spot. Maintenant, c’est sûr, le deuxième golden age du whiskey ne fait que commencer.
Christine Lambert
Notre sélection de sept nectars 100% irish
• Tullamore Dew Phénix
Ce triple blend (assemblage de single malt, single grain et pot still), selon la spécificité de la marque de whisky préférée de Lisbeth Salander, l’héroïne de Millenium, est distillé trois fois, vieilli en ex-fûts de sherry pendant une huitaine d’années et embouteillé à 55%. Une forte tête derrière une bouche de velours. Attention, édition limitée. (59 €).
• Teeling Small Batch
Une belle étiquette gravée d’un phénix émergeant d’un alambic pot still: ce blend irlandais, le seul affiné en fûts de rhum, ne lésine pas sur les symboles! «Un irish whiskey sous stéroïdes», dit Jack Teeling de son nouveau-né, qui arrive en France. (45 €).
• Redbreast 21 ans
Dévoilé au dernier Whisky Live, ce fa-bu-leux single pot still sorti de Midleton donne envie de casser son PEL. Ou de se consoler sur son gouleyant frérot de 12 ans, l’irish premium le plus vendu en France. (175 €).
• Powers John’s Lane Release
Un single pot still couillu, vieilli 12 ans, au nez de cuir et de tabac, mais à la bouche de miel et d’épices. Admirable. (59 €)
• Green Spot
Le whiskey des poètes, un pot still racé, vert et frais, dont Samuel Beckett ne pouvait se passer. Une légende qui ne produit que 6.000 bouteilles par an. Hautement recommandé. (47 €).
• Connemara Cask Strength
Un single malt (shocking!) brut de fût tourbé (encore plus shocking!) et élégant, distillé deux fois, où la vanille le dispute à la tourbe qui fait un sacré retour en finale à 57,9%. (59 €).
• Paddy Centenary
Le plus mythique des irlandais (n° 2 des ventes en France) célèbre ses 100 ans avec un pure pot still de 7 ans d’âge en édition limitée. On n’allait pas le laisser fêter ça tout seul ! (60 €)