Il est des traductions qui ne vous tombent pas entre les mains tout à fait par hasard, et quand Slate m’a proposé de traduire un papier sur les 10 chansons idéales pour découvrir les Smiths à l’attention de ceux qui n’étaient pas nés avant les années 1980 ou qui seraient passés à côté, je m'en suis réjoui avant de me rendre compte que je ne partageais pas vraiment la vision de l’auteur. J’ai donc décidé, avec la bénédiction de ma rédaction en chef bien-aimée (qui trouvait la sélection de l'article très discutable), de passer le papier original à la trappe et de vous présenter la mienne, de sélection. Discutable, subjective, viscérale, élégante et de mauvais goût —en un adjectif: smithienne.
Les Smiths, donc. Avec la sortie de l’autobiographie de Morrissey, leur ancien chanteur, ces derniers font un retour fracassant sur la scène médiatique britannique, anglo-saxonne, mais aussi, un peu, il faut bien le dire, par chez nous. Quand bien même les Smiths n’ont jamais eu, de ce côté-ci de la Manche, l’aura ni l’écho qu’ils ont pu avoir en face.
Ils ne laissent personne indifférent
Mais chez ceux pour qui, bien que nés au pays de Téléphone, les minauderies en falsetto de Morrissey et le jeu de guitare élégant de Johnny Marr ont résonné et déraisonné au plus profond de leurs tripes —et dont je suis—, l’écho fut démultiplié, déformé, fondamental.
Pour de nombreuses personnes de ma génération, passionnés par la pop, les Smiths furent une porte d’entrée vers un monde étrange et détonant, où l’on peut encore se déchirer pour un la mineur: celui de la pop music britannique (et de ses médias hystériques, NME en tête). On trouvera difficilement un groupe dont la durée de vie fut aussi courte (cinq ans), mais dont les effets se firent à ce point sentir sur toute une scène, pour tout un public et aussi longtemps. Il va sans dire qu’une telle aura ne pouvait que générer des confusions, des erreurs d’interprétation et un grand énervement.
Car les Smiths ont ce mérite que même leurs plus acharnés adversaires ne peuvent que reconnaître, au moins implicitement: ils ne laissent personne indifférent. On ne peut pas aimer un peu les Smiths. On les adore ou on les exècre. Et si Dieu vomit les tièdes, Morrissey les conchie, quand bien même ils l’adulent. (Parenthèse: Il n’y a rien de plus chiant que les «fans des Smiths et que ça»).
Un Premier ministre fan des Smiths
Il y a trois ans de cela, quand David Cameron accéda au 10 Downing Street, la Grande-Bretagne se dotait d'un premier Premier ministre authentiquement fan des Smiths, et qui le faisait savoir. Cela ne fut pas du goût de Johnny Marr qui, dans un tweet rageur, repoussa Cameron: «Cesse de dire que tu aimes les Smiths. Tu ne les aimes pas. Je t’interdis de les aimer.» Morrissey en rajouta lui aussi une louche: «Johnny a raison de ne pas se sentir flatté.»
On assista également à une scène ahurissante à la Chambre des communes, où une député de l’opposition se permit d’attaquer Cameron à coups de titres de chansons des Smiths pour moquer les coupes budgétaires de la réforme des universités: «Les Smiths étant un groupe typiquement étudiant, si la loi est votée, que vont écouter les étudiants, M. le Premier ministre? Miserable Lie, I Don’t Owe You Anything ou Heaven Knows I’m Miserable Now?» Signe que la passion de David Cameron pour les Smiths n’est pas feinte, il lui répliqua aussitôt sur le même thème: «En venant présenter ce projet devant vous je ne m’attendais pas à ce que l’on me présente comme This Charming Man.»
(En songeant que le groupe typiquement étudiant de ses vingt ans était plutôt Billy ze Kick et que le seul député a avoir parlé de musique à l’Assemblée nationale fut le regretté Patrick Roy —et sans personne pour lui répondre sur le même terrain—, l’auteur de l’article a soudainement envie de mettre fin à ses jours à grands coups de fish & chips arrosé d’essence.)
Magie de la section rythmique
Ce qui fait des Smiths ce groupe unique, on se plaît souvent à le dire, c’est la combinaison des vocalises de Morrissey, couplées à son accent de Manchester, ses textes brillants, drôles et désespérés à la fois, ses emprunts à la littérature populaire et sa fascination pour Oscar Wilde, rebondissant sur le jeu de guitare subtil et raffiné de Johnny Marr, qui puise sans vergogne dans le catalogue des Byrds, mais aussi du funk ou du blues. Un groupe de voleurs à l’étalage sublimant leurs prises.
Mais on oublie trop souvent à mes yeux que la magie opéra aussi —et selon moi, surtout— grâce à une section rythmique de pur génie. Mike Joyce est un batteur précis, jamais dans la surenchère, juste, sec, une base, un socle. Quant à Andy Rourke, ah… Andy! Andy a sans doute enregistré les plus belles lignes de basse de l’histoire de la pop musique de ces 4.500 dernières années et des prochaines: un travail d’orfèvre, un contrepoint parfait aux parties de guitare de Johnny Marr, alliant puissance et finesse, faisant le lien entre l’énergie tellurique de Joyce et les envolées aériennes du duo de tête.
Si la carrière de Morrissey et de Marr n’a jamais pu atteindre de nouveau les sommets après la séparation des Smiths, ne cherchez pas plus loin: c’est que Joyce et Rourke n’étaient plus là. (D’ailleurs, le morceau que je préfère de la carrière solo de Morrissey n’est autre qu’Interesting Drug –—sur lequel jouent Joyce et Rourke. Coïncidence? Je ne crois pas.)
Subjective, forcément
Je vous sens perplexes. Vous ne connaissez pas les Smiths et vous vous demandez par où commencer? Voilà une petite sélection de 10 titres, forcément subjective.
This Charming Man
Un sommet, une merveille, enregistré il y a tout juste trente ans ce mois-ci, dont le point de départ, pour le texte, fut un film avec Laurence Olivier et Michael Caine (Le Limier) dans lequel le premier accuse le second de n’être qu’un «jumped up pantry boy who never know his place». Quant à la phrase «I would go out tonight, but I haven’t got a stitch to wear», elle est tirée de Taste of Honey, une pièce de Shelagh Delanay, que Morrissey cite abondamment dans ses chansons. Et cette ligne de basse, mon dieu, cette ligne de basse...
Handsome devil
Un morceau plutôt rock, mais qui ne détonne pas tant que cela dans la discographie du groupe, car il y en a d’autres. Un bon moyen de se rendre compte que les Smiths ne sont pas un groupe de popeux compassés, avec ce riff entêtant sur cette histoire d’attirance-répulsion bousculant les codes sexuels.
This Night Has Opened My Eyes
Un texte magnifique, servi par un véritable dialogue entre la guitare et la basse auquel la batterie se mêle avec grâce, sur une histoire d’enfant non désiré: «Cette nuit m’a ouvert les yeux et je ne dormirai jamais plus.»
Barbarism Begins At Home
Johnny Marr a toujours été fasciné par le funk et cette chanson est une démonstration parfaite de la dimension noire et aussi soul qui compose l’étrange alchimie des Smiths, groupe du nord brumeux de l’Angleterre capable de raconter des histoires de violence sur enfants sur un rythme enjoué —et d’atteindre les sommets des charts avec.
«Les garçons turbulents et qui ne veulent pas grandir doivent être repris en main; les filles turbulentes et qui ne veulent pas composer doivent être reprises en main… Une fracture du crâne, c’est ce qui t’attend si tu demandes pourquoi.» Il existe une version extraordinaire de cette chanson dans un live pirate du seul concert donné en France par les Smiths, porte de Versailles en 1984.
Ask
Oui, Ask, cette petite ritournelle folk sans prétention, parce qu’elle dit tout de l’adolescence, de la timidité qui ronge les filles et les garçons et qui, pour être charmante, constitue néanmoins un frein terrible et un danger pour tous les êtres en construction. (Avec en bonus un clip aussi ridicule que génial.)
Bigmouth Strikes Again
Il n’y a guère que Morrissey qui soit capable de faire cohabiter «Jeanne d’Arc» et le mot «Walkman» dans un même vers sans que cela ne paraisse ni ridicule ni hors de propos. Le single qui casse tout.
A noter que sur la vidéo, on voit la pochette de Meat is Murder, mais que la chanson se trouve pourtant sur l'album suivant, The Queen is Dead. Et que les chœurs «féminins» qui répètent «Bigmouth» au refrain, attribués sur le disque à une certaine Ann Coates, sont en fait la voix de Morrissey au vocoder, Ancoats étant un quartier de Manchester… Typical.
Some Girls Are Bigger Than Others
Il existe une version fabuleuse, magique, déroutante, de cette chanson ô combien ironique qui termine The Queen is Dead, enregistrée à la Brixton Academy le 12 décembre 1986, au cours de ce qui sera le dernier concert des Smiths. Saluant la foule qui applaudit à tout rompre le dernier morceau qu’ils viennent de jouer, Morrissey s’exclame: «Vous avez incroyablement bon goût.» C’est la seule fois que les Smiths joueront cette chanson sur scène en Angleterre. Marr et Rourke au sommet de leur complicité.
There Is A Light That Never Goes Out
Un hymne, une des plus belles déclaration d’amour qui se puisse trouver et qui parle à tous les ados perdus dans un corps qui leur échappe, partagé entre la haine des parents, le besoin d’être rassuré et le désir de ne jamais être séparé de la personne que l’on aime.
Rubber Ring
Une chanson au titre énigmatique, comme souvent (la métaphore, pour Morrissey, de ces fans acharnés qui semblent se raccrocher aux Smiths comme à une planche de salut), qui clôture la compilation de singles The World Won’t Listen. Un riff accrocheur, mélangeant le funk et le garage, et des paroles magistrales: «N’oublie pas la chanson qui t’a faite pleurer, et celle qui t’a sauvée la vie. Oui, tu as vieilli et tu connais la vie, mais ce sont les seules choses qui resteront toujours à tes côtés.»
Last Night I Dreamt That Somebody Loved Me
Bizarrement, si j’avais dû écrire ce texte il y a trois mois, je n’aurais jamais mis cette chanson. J’ai la chance de connaître depuis plus de vingt ans Etienne Greib, journaliste à Magic, et Fred Paquet, de la boutique Pop Culture, mes deux maîtres en matière musicale. «Pour moi le meilleur album des Smiths, c’est Strangeways —Pareil», me disaient-ils cet été, alors que je le trouve un peu surproduit.
Je ne suis pas sûr de partager leur avis (on a sa petite fierté) mais à la réécoute, c’est quand même un bel album, et cette chanson, chant du cygne d’un groupe en pleine séparation, est de celles que bien des groupes aimeraient produire au sommet de leur art.
Reel Around The Fountain
Parce que c’est une des plus belles ballades du monde, parce que le texte est magnifique, parce que le toucher de basse d’Andy est merveilleux, parce que la petite descente en escalier vocale sur le deuxième «and you made him old» et surtout parce que ça en fait onze et qu’en bon fan des Smiths, je n’allais quand même pas vous quitter sans vous la faire à l’envers. You can pin and mount me like a butterfly.
Et vous, quels seraient les dix titres que vous choisiriez pour faire découvrir les Smiths à quelqu’un qui ne les connaît pas?
Antoine Bourguilleau