Comme d’habitude, le dernier livre d’Alain Finkielkraut «L’identité malheureuse» lui a valu, y compris sur Slate, une volée de bois vert. Ainsi, l’ancien soixante-huitard a mal vieilli. L’écrivain a délaissé la gauche, et rabâche à longueur de livres sa nostalgie d’une France sûre de son destin, de l’universalité de ses valeurs et où la question de son identité ne se posait pas. Il a le malheur de s’interroger, comme l’écrasante majorité des Français, sur ce qui fait la France et devient donc un insupportable fasciste, un allié objectif, comme on disait dans les années 1960 quand on lançait un anathème, des lepénistes.
La caricature et le simplisme ne font pas des arguments. Alain Finkielkraut a le malheur d’être obsédé par la défense, parfois maladroite et outrancière, d’une tradition, la pensée des Lumières, mise à mal par la modernité, les crimes et les crises de la civilisation occidentale et le relativisme culturel. Alain Finkielkraut est seul, sur un chemin étroit, qui consiste à s’accrocher à l’universalisme des Lumières et à défendre des valeurs, qui à ses yeux ont survécu à Auschwitz et au colonialisme.
Le paradoxe, c’est que refuser le relativisme culturel, ce que fait Alain Finkielkraut, est considéré par ses adversaires, comme une atteinte insupportable aux droits de l’homme et au droit à la différence. Comme une atteinte à une valeur universelle… issue des Lumières mais mal comprise. La funeste erreur de l’auteur de «L’identité malheureuse» consiste à refuser de considérer que l’obscurantisme, la pensée totalitaire et l’enseignement du mépris ne sont plus de même nature quand ils ne sont pas professés par «l’homme blanc».
Passion et raison
Alain Finkielkraut, qui s’inscrit dans la ligne des antitotalitaires extrêmes comme Hannah Arendt voire plus proche de nous et de Slate le regretté Christopher Hitchens, dérange. Pourtant, il est trop facile de l’écarter sous les quolibets.
Alain Finkielkraut affirme, comme Raymond Aron, qu’entre la passion et la raison, les peuples finissent toujours par choisir la première. Les peuples se fourvoient quand ils n’ont plus de repères. Si le Front national accapare aujourd’hui le débat politique, c’est justement parce qu’une part croissante des Français ne se reconnaît plus dans sa République, dans son Etat et dans ses élites. Et il ne s’agit pas d’une fracture sociale, mais d’une fracture culturelle. Alain Finkielkraut a un mérite, la débusquer.
L’identité de la France s’est construite autour et à partir d’un Etat qui a façonné une cohérence, culturelle d’abord, sociale ensuite. Or cette cohérence disparaît. La France n’est pas une juxtaposition de communautés à l’anglo-saxonne. Il lui faut un ciment, des mythes, une ambition et des valeurs communes, ou sinon elle s’évapore… comme une idée.
Et le problème n’est pas l’immigration et la diversité. Elles sont constitutives de la France. Le problème est le refus de ce ciment, un rejet toléré puis accepté et maintenant encouragé au nom du relativisme culturel.
Et cela a pour conséquence immédiate de conduire «les classes populaires à majoritairement délaisser le camp du progrès, c’est-à-dire de l’humanité en marche vers son unification, pour celui du repli protectionniste et particulariste… Le peuple est devenu réactionnaire».
L'affaiblissement de l'école républicaine
«L’identité malheureuse» est un livre irritant comme son auteur. La nostalgie de sa jeunesse qui suinte à chaque page ou presque, de la pureté supposée de mai 1968, d’un monde où on apprenait patiemment à raisonner à partir des grands textes et de l’enseignement des maîtres, devient rapidement lassante. Sans parler du rejet de l’omniprésence de l’Internet et du chapitre un peu ridicule sur la défense de la galanterie à la française…, le nec plus ultra des relations entre les sexes.
Mais avec son obsession maladive de l’abaissement et de l’affaissement de l’école républicaine, Alain Finkielkraut met le doigt là où cela fait mal. Car le ciment de la France, de l’idée de la France, c’est bien l’école qui le transmet. Alain Finkielkraut rappelle que l’enseignement consiste à transmettre des savoirs, à apprendre à penser, pas à apprendre à vivre ensemble.
Que l’école n’a pas, surtout pas, à être le reflet de la société mais elle doit au contraire «la tenir à distance… Elle n’est ni un appendice de la famille, ni un prolongement du forum, ni un étal sur le marché, ni non plus une antenne gouvernementale». Et de citer Hannah Arendt, qui explique que l’école a pour vocation première d’apprendre à l’enfant qu’il appartient à un monde plus vieux que lui.
Alain Finkielkraut ne nie pas «les démons de l’identité» et la volonté légitime de l’Europe post-hitlérienne et post-holocauste de ne plus jamais se construire «sur la destitution et la persécution d’un autre». Mais il existe aussi le démon de l’universel. Le métissage ne consiste pas à tout accepter de l’autre et à renoncer à ce qu’on est. «Il nous faut combattre la tentation ethnocentrique de préserver les différences et de nous ériger en modèle idéal sans pour autant succomber à la tentation pénitentielle de nous déprendre de nous même pour expier nos fautes».
Des questions qui dérangent les bobos
Ce que dit Alain Finkielkraut est qu’une société sans passé, qui renonce à ces mythes fondateurs et à son message est une société idiote et sans avenir. Un canard sans tête. «Nul ne peut penser par lui-même sans détour par les autres et notamment parce qui a été pensé avant lui… Nous ne produisons du neuf qu’à partir de ce que nous avons reçu. Oublier ou recouvrir notre passé, ce n’est pas nous ouvrir à la dimension de l’avenir: c’est nous soumettre sans résistance à la force des choses. Si rien ne se perpétue, aucun commencement n’est possible. Et si tout se mélange non plus».
Ce n’est certainement pas du fascisme dont l’ambition est de faire table rase d’une société à bout de souffle.
Alain Finkielkraut, vieil intellectuel bougon, a le tort de poser des questions dérangeantes et de s’en prendre frontalement à la fois aux bobos et au politiquement correct. Il définit les premiers comme le «croisement entre l’aspiration bourgeoise à une vie confortable et l’abandon bohème des exigences du devoir pour les élans du désir… le bobo veut jouer sur les deux tableaux: être pleinement adulte et prolonger son adolescence à n’en plus finir.»
Et il considère que le politiquement correct, «c’est le conformisme idéologique de notre temps. Affranchi de la tradition et de la transcendance, l’homme démocratique pense comme tout le monde en croyant penser par lui-même».
On peut ne pas être d’accord avec Alain Finkielkraut, considérer même qu’il est la butte témoin des illusions de la «France éternelle», mais on ne peut pas le balayer d’un revers de la main et sous les insultes.
Eric Leser