Culture

Joyce Carol Oates: en littérature, il n’existe pas une voix mais un œil féminin

Temps de lecture : 8 min

La romancière Joyce Carol Oates, 75 ans, publie un nouveau roman, «Mudwoman». Elle y raconte l’ascension sociale d’une jeune femme, et en filigrane, l’importance du langage. Slate s’est entretenu avec elle à l’occasion de la parution du livre.

Joyce Carol Oates  © Marion Ettlinger
Joyce Carol Oates © Marion Ettlinger

Pour dire l’importance du langage, cette phrase de Camus revient souvent: «Mal nommer un objet, c'est ajouter au malheur de ce monde.»

Camus ne faisait que reprendre une idée de Platon: dans le Phédon, Socrate disait ainsi à Criton «Sache bien en effet, qu’un langage impropre n’est pas seulement défectueux en soi, mais qu’il fait encore du mal aux âmes».

C’est précisément de ça, du langage et des âmes, que parle Joyce Carol Oates dans son dernier roman, Mudwoman, sorti en France le 3 octobre chez Philippe Rey.

Quand je l’ai rencontrée en juin dernier à Paris, j’ai mentionné le Phédon. Sa réponse:

«Platon avait une idée simpliste de la linguistique. Une idée de conte de fées. Je n’ai pas envie de débattre de Platon.»

En réalité, elle n’a pas très envie de débattre de quoi que ce soit, ni de discuter. Joyce Carol Oates, toute frêle, languissante dans la chaleur d’un grand hôtel, fait encore la discussion avec grâce, mais fort peu d’intérêt. Le moment de l’entretien où elle est le plus loquace, c’est lorsqu’elle évoque son amour des tâches ménagères («Passer l’aspirateur, m’occuper de la maison oui, j’adore ça. Mais les gens se moquent. J’aime être à la maison et écrire, et passer l’aspirateur en continuant de penser à mon livre».)

A la fois élégante et flétrie (75 ans) elle n’a sans doute plus envie de donner grand chose aux journalistes (elle s’endormait presque avec certains lors de la promotion). Mais restent ses livres.

Dans Mudwoman, Joyce Carol Oates raconte l’histoire d’une femme, M. R. Neukirchen, enfant abandonnée par sa mère, retrouvée dans la boue —d'où le titre—, petite Oliver Twist au féminin qui, à force d’intelligence et de labeur, devient présidente d’université. De flashbacks en prolepses, Oates navigue dans l’existence de l’héroïne, creuse peu à peu les différentes strates de sa vie, de sa personne. Et raconte comment une identité se construit.

«Je voulais écrire sur une femme venant d’un milieu très pauvre, inculte et qui évolue vers des milieux beaucoup plus favorisés grâce à différents facteurs, dont sa propre détermination», explique la romancière, qui vient elle-même d’un milieu défavorisé, grandit dans une ferme dans l'Etat de New York, où les livres étaient quasi inexistants - mais qui fut soutenue par sa famille dans ses choix, et put faire ses hautes études grâce à des bourses. «Elle devient ainsi une femme brillante, fait carrière à une époque à laquelle très peu de femmes étaient présidentes d’université. Aujourd’hui il y en a plusieurs. Mais à l’époque, et là où je situe le livre, il n’y en avait pas. C’est une sorte de pionnière».

Féminisme

Le livre est féministe. Il raconte les épreuves subies par M.R. pour arriver là où elle veut. L’héroïne n’est pas mariée, elle n’a pas d’enfant. Pas d’amis non plus. Voit à peine sa famille. «Si elle avait été une femme conventionnelle, elle n’aurait probablement pas pu atteindre ce poste de présidente. Si elle n’avait travaillé qu’autant qu’un homme, c’est l’homme qui l’aurait emporté. Les femmes de cette génération [M.R. a 41 ans en 2002] ont dû travailler deux fois plus que les hommes pour y parvenir. Et avec une famille, elle n’aurait probablement pas eu le temps pour tout ce travail supplémentaire. M.R. a fait un choix. C’est sa personnalité, elle veut être un leader. Mais elle est très seule. Elle s’appartient, elle est une anomalie».

Car les femmes, normalement, ne s’appartiennent pas. «Car telle était la loi de la nature, les femmes étaient la propriété des hommes – pères, frères, maris. Il n’était pas dans la loi de la nature que les femmes possèdent leur moi, leur corps», écrit Joyce Carol Oates.

M.R., pour grandir et vivre dans son anomalie, subit des humiliations continuelles, fait face à des variations du sexisme, allant du paternalisme condescendant au franc mépris misogyne. Tout au long de sa vie. Au lycée quand «non seulement major, mais vice-présidente de sa promotion, [M.R.] n’avait même pas été invitée au bal de fin d’année des terminales, l’une de ses professeurs l’avait consolée —"Vous allez devoir faire votre chemin autrement, Meredith"— avec une brutalité aussi maladroite que bien intentionnée.

Pas comme femme et pas sexuellement.

Autrement.»

Quand, à 16 ans, son professeur de maths lui fait des avances qu’elle refuse : «vous pourriez m’attendre. Il n’y aura pas d’autres hommes – d’autres garçons – pas beaucoup – pour vous courir après. La "vie physique" ne sera pas facile pour vous – vous pouvez en être sûre».

Quand elle passe son permis de conduire à 17 ans:

«Au cours de conduite du lycée de Carthage, elle avait obtenu une très bonne note et les éloges de l’instructeur – Voilà une fille qui conduit comme un homme. Bravo !»

Et plus tard, dans sa vie professionnelle, où les regards sont plus durs que si elle était un homme, où sa solitude intrigue: «On la présentait toujours comme quelqu’un de fort et de capable! Vous n’êtes pas aimée parce que forte et capable quand vous êtes une femme mais si vous êtes une femme et que vous êtes forte et capable, vous vous en sortirez sans amour».

De son amant même, un astronome/cosmologiste, elle songe, à travers la voix de la narratrice: «S’il l’avait vraiment aimée... il aurait été plein d’espoir pour elle, fier d’elle. Mais peut-être un homme, même exceptionnel, a-t-il du mal à être fier d’une femme exceptionnelle.»

Le monde est tel qu’y être une femme est plus compliqué que d’y être un homme, même s’il n’y a, écrit Joyce Carol Oates, «rien de personnel dans la répugnance d’un homme pour une femme».

M.R. transcende sa condition de femme, elle y survit comme on survivrait à l’usure quotidienne, à des petits coups répétés, portés sur l’épaule, et qui jamais ne cessent. Le roman, à cet égard, est d’une grande virulence.

Virulence dont est totalement exempte la parole de Joyce Carol Oates:

«J’ai eu beaucoup de chance. Je n’ai pas eu à beaucoup me battre. Je me suis mariée à 22 ans avec un homme féministe. Nous étions parfaitement égaux. Nous travaillions tous les deux. Il respectait mon travail, il me soutenait même. Nous allions tous les deux travailler le matin, nous avions chacun notre voiture, le soir il travaillait et j’écrivais. C’était très équilibré. Ce n’était pas une relation conventionnelle pour l’époque.»

Le sauvetage par les livres

Son personnage a un parcours plus accidenté. Elle incarne une lutte difficile pour la vie, contre les conventions, les autres, soi; l’essentialisme surtout. Sa condition féminine est une composante de cette lutte. Sa condition sociale en est une autre.

M.R. vient d’un milieu pauvre et inculte. Adoptée encore très jeune par un couple, les Neukirchen, chez qui «on avait un grand respect pour les livres» et dont la maison en était pleine, elle découvre assez tôt un rapport au savoir qui lui permet d’échapper à sa condition de départ.

«L’important était le savoir séculaire, croyaient les Neukirchen, et ce savoir était conservé dans les livres. Lorsque vous lisez, le livre pénètre votre âme, et vous êtes à l’intérieur du livre; le livre à l’intérieur de l’âme est un aspect de la lumière intérieure, qui est Dieu».

Les parents sont Quakers, mais M.R. retient surtout leur amour des livres. Elle développe une «fascination» pour eux: «pages imprimées, mots. Il ne s’agissait pas seulement de textes scolaires ou de passe-temps, mais de portes ouvrant sur des régions inconnues. De même qu’elle avait appris à lire jeune et sans grand effort, elle semblait retenir sans effort: des pages entières, de longs passages demeuraient dans son esprit, vivants et électrisants.»

A le recherche du nom propre

Les mots, ce sont l’élément salvateur. Oates le dit tout au long de son livre, ele le montre surtout. Car ce sont des mots —ses noms— qui marquent véritablement l’évolution de l’héroïne.

Enfant, M.R. s’appelle Jedina. Son parcours ne la conduit pas seulement à changer de foyer, à changer d’environnement: chaque fois elle change de nom comme elle changerait de peau. Elle devient Jewell en prenant l’identité de sa sœur morte; moquée par ses camarades qui entrevoient son passé, elle est appelée Mudwoman. Adoptée, elle devient Meredith Ruth, renommée ainsi par des parents qui utilisent le diminutif Merry: «“Meredith Ruth” – “Merry” – car nous voulons que tu sois merry – gaie.» Et c’est la première fois qu’elle est vraiment aimée, voulue.

Les noms de famille même sont significatifs. Le premier qu’elle porte est Kraeck. Le son ressemble à celui du croassement des corbeaux, comme ceux qui survolent la forêt quand elle est retrouvée dans la boue, abandonnée par sa mère.

L’ultime nom de famille qu’elle porte est Neukirchen. Quand on lui présente ces gens, qui l’adoptent, elle les appelle les New-kitchen. Nouvelle cuisine en anglais, comme un nouveau foyer nourricier.

Puis ce prénom, Meredith Ruth, elle décide de le tronquer pour ne se faire appeler, adulte, que M.R. Elle se l’approprie ainsi. Décide de n’accorder que deux lettres au monde extérieur. Deux lettres qui peuvent contenir le nom de sa vraie mère (Maritt, «Mar-ritt», comme l’appelle l’un des personnages). Deux lettres qui peuvent aussi dire Mr.: Mister en anglais, abréviation du titre de politesse du sexe opposé, face auquel elle essaie de trouver sa place.

Dans la première partie du livre, un collègue s’adresse à M.R.:

«"Ce que je trouve fascinant dans votre travail, “M.R.”, du moins dans ce que j’ai pu en lire, c’est que personne ne devinerait que vous êtes une femme. Votre perspective est... totalement objective." M.R. répondit que c’était son intention, son espoir – "C’est pour cela que je ne signe que de mes initiales – “M.R.”(…) Je ne vois pas le rapport qu’il peut y avoir entre le sexe – le genre – et l’écriture, ou l’enseignement, dit-elle. – Bien sûr! Vous avez tout à fait raison".»

De cela, Joyce Carol Oates, qui donne des cours d’écriture littéraire à Princeton, dit:

«On m’a souvent dit que j’écrivais comme un homme. On me le dit encore tout le temps. C’est ridicule. Certaines féministes parlent d’une «voix féminine», jugent qu’une telle voix aurait moins de ponctuation, qu’elle coulerait d’avantage. La voix masculine serait plus formelle. Mais c’est de la théorie: dans les faits je ne vois pas de différence. Joan Didion a une écriture économe. Hemingway aussi. Oscar Wilde a une écriture fleurie... Je vois bien que mes étudiants n’écrivent pas comme des hommes ou des femmes: ils écrivent comme autant d’individus.»

Ce qui varie, concède Oates, c’est que les femmes, non par essence mais à cause de leur place dans la société – inférieure à celle des hommes – voient des choses différentes. «Elles voient ce qui les concerne, comme un noir, un immigré… Mais ce n’est pas une voix féminine. C’est un œil féminin. Il n’affecte pas la langue en soi.».

Dans Mudwoman, toute l’identité de l’héroïne se construit dans son appropriation du langage, dans le parcours d’une petite fille au visage plein de boue, à la bouche pleine de boue, vers une petite fille lauréate des concours d’orthographe, puis intellectuelle maîtrisant le langage, publiant des livres, présidant une institution où l’on manie les savoirs. Comme si M.R. avait dû apprendre à bien nommer le monde pour y avoir sa place. Pour échapper au malheur. Comme si Joyce Carol Oates démontrait «qu’un langage impropre n’est pas seulement défectueux en soi, mais qu’il fait encore du mal aux âmes». Mais que les mots adéquats pouvaient les guérir.

Charlotte Pudlowski

Mudwoman, Joyce Carol Oates, Editions Philippe Rey.

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