France

Alain Finkielkraut offre de mauvaises réponses à de mauvaises questions

Temps de lecture : 11 min

Dans «L'identité malheureuse», essai superficiel et noyé de citations, Alain Finkielkraut aborde le problème de l’identité nationale et de l’immigration et offre de mauvaises réponses à de mauvaises questions. Que n’eut-il évité le sujet!

Alain Finkielkraut / Claude Truong-Ngoc via Wikimedia Commons
Alain Finkielkraut / Claude Truong-Ngoc via Wikimedia Commons

C’est un livre malheureux d’un homme qui ne s’aime plus. Un homme qui nous dit qu’il a mal à la France –sans se rendre compte qu’il se fait du mal à lui-même.

Alain Finkielkraut publie ce mercredi L’identité malheureuse. La presse s’est agitée avant même la parution de l’ouvrage pour interviewer son auteur: de pleines pages dans Le Point, Le Figaro et Le Journal du Dimanche – au risque de l’avoir trop vite lu. Imprudences.

Lisons-le. Minutieusement et sans préjugés. En 230 pages et six chapitres, le philosophe, qui vient de prendre sa retraite de l’école polytechnique, s’intéresse à la laïcité, la mixité homme-femmes, l’identité nationale, la diversité, la culture et les banlieues.

Sur chacun de ces thèmes, reconnaissons-lui une forme de cohérence et de continuité. De La Défaite de la pensée à L’Humanité perdue, en passant par Le Mécontemporain ou Qu’est-ce que la France?, Alain Finkielkraut laboure le même terrain, celui de la fin de la culture. Il s’inscrit dans les pas d’Hannah Arendt et de Dwight Macdonald. Il a de la suite dans les idées.

Un essai contre l’immigration

Mécontemporain lui-même, Finkielkraut déteste, c’est un fait, la France comme elle va. Il lui oppose la «France de naguère». Or, et c’est bien triste pour lui, la Grande Nation d’hier disparaît avec ses instituteurs en noir et blanc, sa culture élitiste, sa galanterie forcée entre les hommes et les femmes. Fini «Nos ancêtres les gaulois»: la France serait-elle en train de perdre son identité nationale?

Le livre de Finkielkraut, disons-le clairement, est un essai contre l’immigration. C’est son véritable thème, même si, enrobé dans la barbe à papa des citations, un lecteur peu vigilant peut passer à côté du sujet.

La thèse de Finkielkraut est simple, terriblement simple: le changement démographique et l’immigration de masse affectent l’identité nationale.

Le philosophe regrette le bon vieux temps et pleure l’homogénéité perdue. Nous vivrions désormais dans l’«insécurité culturelle» (expression à la mode, que Finkielkraut n’utilise pas). Du coup, les Français «de souche» (il reprend la formule) se demandent «où ils habitent». Pour Finkielkraut, les Français vivent l’épreuve de «l’effacement de soi» et ne se sentent plus chez eux chez eux.


L'invité de 8h20 : Alain Finkielkraut par franceinter

Il prend, bien sûr, d’infinies précautions pour éviter la critique («Ma tristesse n’est pas polémique», démine même Finkielkraut dans le Journal du Dimanche). Mais ses phrases sont malgré tout limpides: selon lui, les immigrés n’ont pas les «mêmes usages» ni les mêmes «modes de vie» que les Français «de souche», ils ne sont «pas coulés dans le même moule», «ils n’ont pas la même manière d’habiter ni de comprendre le monde» (p. 22). Le philosophe met en avant la «discordance des usages» et le fait «que les individus ne sont pas interchangeables».

«Pour la première fois dans l’histoire de l’immigration, l’accueilli refuse à l’accueillant, quel qu’il soit, la faculté d’incarner le pays d’accueil.» (p. 115)

Il va plus loin. Et écrit sans sourciller:

«Avec le passage d’une immigration de travail à une immigration familiale, les autochtones ont perdu le statut de référent culturel qui était le leur dans les périodes précédentes de l’immigration. Ils ne sont plus prescripteurs. Quand le cybercafé s’appelle Bled.com et que la boucherie ou le fast-food ou les deux sont halal, ces sédentaires font l’expérience déroutante de l’exil. Quand ils voient se multiplier les conversions à l’islam, ils se demandent où ils habitent. Ils n’ont pas bougé, mais tout a changé autour d’eux. Ont-ils peur de l’étranger? Se ferment-ils à l’Autre? Non, ils se sentent devenir étrangers sur leur propre sol. Ils incarnaient la norme, ils se retrouvent à la marge (…) Plus l’immigration augmente, et plus le territoire se fragmente.» (pp. 123-124)

Ayant posé les questions de cette façon-là, Finkielkraut propose des réponses.

Qui sont les fautifs? Marine le Pen, Nicolas Sarkozy, National Hebdo, Jean-François Copé, Renaud Camus? Vous n’y êtes pas. Finkielkraut se déchaîne contre Stéphane Hessel, la diversité culturelle, le collectif contre l’islamophobie, le Cran, le Mrap, ACLefeu, le film Intouchables, les féministes, Internet ou encore la techno parade. Ses ennemis sont tous de gauche; ses amis toujours de droite –de droite dure.

Lisons-le, encore. Il prétend comprendre «la France de Maurice Barrès et d’Amélie Poulain, la France qui regrette le bon vieux temps où les Français de souche ne croisaient que leurs pareils, la France sépia qui pleure son homogénéité perdue, la France frileuse qui voudrait vivre à l’écart du monde, la France obsidionale qui perçoit tout nouveau venu comme un envahisseur, la France geignarde du “c’était mieux avant”, la France blafarde qui considère que “la France est de moins en moins la France”» (p. 125).

La méthode Finkielkraut est explicite. Il démine pour ne pas déraper –mais il est toujours borderline. Il fait sans cesse des détours et des pirouettes. Et lorsqu’il évoque, par exemple, dans cette formule justement «la France de Maurice Barrès et d’Amélie Poulain», il mêle un auteur exécrable à une héroïne populaire.

Tout Finkielkraut est là, à la limite de l’honnêteté. Instrumentalisant Amélie pour faire passer l’horrible Barrès. Mais ne soyons pas dupes. Cette phrase montre ce que pense vraiment Finkielkraut. Dissimulé derrière la couleur sépia, c’est lui qui pleure l’«homogénéité perdue» de la France.

L’essai de Finkielkraut est bien écrit, nourri de centaines de citations un peu trop scolaires, mais il ne convainc pas. Il est même subtilement dangereux.

Alain Finkielkraut propose de mauvaises réponses à de mauvaises questions. Il y a, c’est certain, une forte anxiété dans la France d’aujourd’hui. Le débat est légitime et on peut sans doute s’inquiéter, ou du moins s’interroger, sur les effets de la mondialisation et sur les conséquences de l’affaiblissement de l’Etat-nation dans le cadre européen. On peut –et aussi fermement que lui–, refuser la burqa ou soutenir la loi contre le voile islamique à l’école.

On peut comprendre la crispation sur la souveraineté nationale, qui existe à gauche comme à droite. On peut critiquer la politique de Bruxelles et la gouvernance des institutions d’une Europe à 28. Cette anxiété est légitime.

Mais ce n’est pas cela que tente d’analyser Finkielkraut. Il n’offre qu’une longue digression de croquemitaine –celui qui veut terroriser les enfants. Les platanes disparaissent, pleure Finkielkraut! Est-ce la faute des immigrés? Non, c’est la faute d’une maladie nouvelle qui fait effectivement des dégâts dans le Sud de la France.

Il y a plus grave. Finkielkraut divague. Sur la laïcité, même lorsqu’on peut se retrouver sur ses positions anti-foulard islamique, il confond morale laïque et ordre moral. Sa lecture de la loi de 1905 est trop intéressée pour être honnête. Dans le chapitre intitulé «Laïques contre laïques», le philosophe raconte sa version de l’histoire de la laïcité qui n’a rien à voir avec l’histoire.

A brandir le passé, autant le faire avec justesse. Or, la version qu’il nous livre est strictement autoritaire, incroyablement intransigeante, en contradiction flagrante avec la version libérale –républicaine oui!– voulue par Jules Ferry, Waldeck-Rousseau et surtout Aristide Briand ou Emile Combes (sur ce sujet voir les livres de Jean Baubérot, Laïcité 1905-2005, Entre passion et raison, ainsi que La Laïcité falsifiée).

Quant à la décision du Conseil d’Etat sur le foulard, sous Jospin, Finkielkraut oublie la dimension alors pédagogique voulue par le juge administratif (David Kessler en était l’artisan et Finkielkraut le critique sévèrement et nommément). En fin de compte, trop aveuglé par la promesse disciplinaire de la laïcité et de son article 2, Finkielkraut en oublie son article 1 (on sait combien la loi de 1905 est minutieusement construite autour d’un article premier libéral et un article deuxième plus autoritaire).

Il est étrange que tout à sa quête d’autorité, Finkielkraut érige la laïcité en idéologie et en doctrine –ce qu’elle n’a jamais été– et oublie ce qu’elle est –et qu’il a tant chéri au cours de sa vie–, à savoir l’ouverture, l’indifférence, le compromis et, disons-le, «l'art de vivre ensemble».

On pourrait aussi égratigner les pages qu’Alain Finkielkraut consacre dans ce livre à la culture (qui se meurt), à l’éducation (il critique la «fin des notes» ce qui prouve qu’il n’a pas mis les pieds dans une école depuis longtemps), à la relation homme-femme (immuable), à la généralisation de l’anglais (sans surprise, la loi Fioraso est le «dernier clou planté dans le cercueil» du peuple français) ou encore à l’Europe (où il défend une vision de l’Europe des Nations très hostile à l’Europe fédérale, à rebours d’auteurs qu’il pourrait aimer, comme Ulrich Beck ou le Jürgen Habermas d’Après l’Etat-nation).

Mais, sur tous ces sujets, où l’on connaît ses positions srogneugneuses depuis si longtemps, ce serait lui reprocher d’être simplement ce qu’il est. Et, après tout, divaguer sur la mort de la culture n’est pas bien grave.

Un mot quand même sur les pages qu’il écrit sur Internet. Visiblement, le philosophe n’a jamais pratiqué le web, et comme on sait, par quelque indiscrétion, qu’il n’a ni email ni téléphone portable, on peut comprendre qu’il écrive de telles sottises à son sujet. Qu’il mélange un peu tout, de la location de ventres maternels sur Internet à l’horreur Wikipédia, ce n’est pas bien grave.

Mais quand il embrigade Internet dans sa thèse sur l’identité nationale, il est vraiment de mauvaise foi:

«L’identité nationale est ainsi broyée, comme tout ce qui dure, dans l’instantanéité et l’interactivité des nouveaux médias.»

C’est absurde. C’est même un peu triste d’en arriver là.

Entre les lignes, Finkielkraut écrit des choses affreuses

Finkielkraut offre donc de mauvaises réponses à de mauvaises questions quand il prétend sauver la France de la perte de son identité. Mais de quoi parle-t-il? Où a-t-il vu que la France perdait son identité? Par quelle fièvre obsidionale –justement– peut-il écrire que nous sommes en train de vivre une «désintégration nationale»?

«Nous naissons dans un lieu et dans une langue», écrit Finkielkraut. Mais qui en doute? Pourquoi caricaturer tous les «étrangers» –dont beaucoup rappelons-le sont nés en France et sont désormais des Français comme les autres–, comme s’ils ne voulaient ni s’intégrer ni accepter le passé de la France? Que sait-il des Français de deuxième et troisième génération? De leur langue, de leur culture? De leurs efforts pour réussir? Des mariages mixtes? De l’énergie créatrice des quartiers? Du courage des entrepreneurs de PME et de start-up? De l’humour des stand-up? Des innovations dans les politiques de la ville au niveau local?

Tout cela ne l’émeut pas. Il n’en parle pas. Il ne sait pas. Ça ne l’intéresse pas. Il écrit par préjugés, par obsessions, il parle faux car ses questions sont mal posées et ses réponses bâclées.

Et que d’amalgames. Au petit jeu des citations sorties de leur contexte et des exemples caricaturaux pris pour faire du mal, Finkielkraut excelle. En évoquant d’une seule expression la «mondialisation économique et migratoire», il procède par amalgame. Alors, il peut toujours enrôler Levinas, Claude Lévi-Strauss, Jean Daniel et jusqu’à Pierre Bourdieu pour défendre sa thèse, mais cela n’y change rien. Entre les lignes, Finkielkraut écrit des choses affreuses. Peu importe le vernis des belles phrases.

Le style, justement. Alain Finkielkraut a l’art de la citation. C’est son talent; c’est aussi sa limite. L’identité malheureuse est constituée d’une avalanche de citations de Khâgneux et cela l’empêche désormais de penser.

Un allié du FN ou la pensée Brignoles?

Certains, ayant lu ce livre avant sa sortie, l’accusent déjà d’être devenu un allié du Front national. C’est un «lepéniste lettré» diront ses détracteurs, s’ils n’ont pas peur de l’oxymore. Je ne lui ferai pas ce procès car il est, je crois –je l’espère encore sincèrement–, un républicain.

Ce qui est vrai, en revanche, c’est que la petite musique qu’il distille depuis trop d’années et, dans ce livre, dans trop de pages, sur le déclin de la France, ce long sanglot de l’homme blanc, ses obsessions contre la mort de l’école, de la culture et l’abrutissement du numérique, bref ces thèmes, dont il est devenu le chantre, ont trouvé un écho favorable chez les 54% de Français qui ont voté, ce dimanche, pour le FN à Brignoles.

Et si ses obsessions sont devenues celles des électeurs du Front national de Marine Le Pen –un parti qu'Alain Finkielkraut dit exécrer –en est-il fautif? Disons qu’il a une responsabilité. Quand on est un intellectuel, doit-on mettre de l’huile sur le feu? Doit-on entretenir les peurs ou, au contraire, tenter de les atténuer? Doit-on exciter les sentiments les plus vils au lieu de les combattre? Doit-on citer les auteurs cultes de l’extrême droite sans réserve (et jusqu’à reprendre la théorie lepénisée de Renaud Camus et de son parti de «l’in-nocence»)? C’est tout le problème de Finkielkraut.

Et que propose-t-il? Rien, pas l’ombre d’une proposition: oserait-il aller jusqu’au bout de sa pensée? Il faut fermer nos frontières? Imposer l’assimilation à tous les Français qui ne sont pas «de souche» et ceux qui refuseront de manger du porc devront être renvoyés à la mer?

Et quand il s’en prend au «régime», Finkielkraut parle comme Marine Le Pen lorsqu’elle renvoie dos à dos le PS et l’UMP, dans sa formule fameuse contre l’«UMPS». Le sait-il? Se rend-il compte de ce qu’il écrit ou, tout épris de transgression, et de lui-même, a-t-il cessé de penser? Défaite de la pensée.

C’est alors, et pour finir, que l’on peut se demander ce que signifie vraiment cette formule de «l’identité malheureuse» qui fait titre?

Je me suis interrogé, sincèrement, à la lecture de ce livre si triste. Et, en le refermant, je crois que j’ai fini par comprendre. Résumé simplement, sans caricature aucune, on peut dire que ce titre signifie que: l’identité nationale française est devenue malheureuse à cause de l’immigration. C’est aussi simple que cela, et c’est –hélas– la thèse, et la seule thèse, d’Alain Finkielkraut.

L’identité française, pourtant, n’est pas malheureuse. Elle bouge, elle change, elle se cherche, elle fait des allers-retours avec son passé. L’immigration pose question, mais ce n’est pas le problème principal de la France. La naissance ne prime pas sur la nation.

L’«ensauvagement» du monde n’est pas une fatalité. La diversité culturelle est un thème complexe, mais il peut être une chance. Et tous ceux qui pensent qu’exalter «l’identité nationale» permettrait de sortir des difficultés sociales et économiques que nous traversons se trompent.

Un rebelle qui défendait la tradition

Un dernier mot. Je suis triste d’écrire cette chronique. J’ai fait partie, jeune, des fans d’Alain Finkielkraut, de ceux qui l’ont aimé –pas seulement de ceux qui l’ont lu. J’ai aimé ses livres passionnés sur Israël, le pays qui «avait su faire pousser des tomates dans le désert». Je me suis, pendant des années, réveillé un peu plus tôt chaque samedi pour écouter ses belles émissions de France Culture.

J’ai partagé ses combats sur la guerre en Yougoslavie: il a eu raison avant les autres et contre tant d’autres, et y compris contre Edgar Morin, François Mitterrand ou Hubert Védrine. J’ai aimé sa passion pour Hannah Arendt et sa mélancolie, et son penchant mécontemporain, et son amour de la culture, et son amour de l’amitié. Longtemps, j’ai eu besoin pour avancer de son malaise. Longtemps, j’ai aimé ce rebelle qui défendait la tradition.

Ce n’est pas la première fois que le philosophe ratiocine. Mais cette fois, il a atteint un point de non retour. Dans L’identité malheureuse, Finkielkraut cite une belle phrase de Saul Bellow, en écho à son cher Charles Peguy:

«Une grande quantité d’intelligence peut être investie dans l’ignorance lorsque le besoin d’illusion est profond.»

Retournons cette citation contre lui, comme on retourne une arme. Je suis triste, sincèrement triste, d’assister aujourd’hui à la faillite d’une grande intelligence, une de celles qui ont comptées et que nous devons désormais –esprit devenu malade– combattre.

Frédéric Martel

Alain Finkielkraut, L’identité malheureuse, éditions Stock, 229 p.

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