Culture

«La Vie d'Adèle»: Abdellatif Kechiche, hors les murs

Temps de lecture : 7 min

Les polémiques qui accompagnent la Palme d'or 2013 ont de multiples explications, dont l’utilisation du film par certains syndicats dans le cadre de la négociation sur la convention collective et une «stratégie de communication» d’une actrice, relayée avec gourmandise par les médias. Mais elles s’expliquent aussi, et peut-être d’abord, par le parcours personnel du cinéaste.

Abdellatif Kechiche lors de la remise de la Palme d'or à Cannes, le 26 mai 2013. REUTERS/Éric Gaillard.
Abdellatif Kechiche lors de la remise de la Palme d'or à Cannes, le 26 mai 2013. REUTERS/Éric Gaillard.

Lorsque sort en 2001 le premier film d’Abdellatif Kechiche, La Faute à Voltaire, la cause semble entendue: le cinéma français vient de s’enrichir d’un nouveau représentant, plutôt talentueux, de ce «cinéma beur» qui se fraie opiniâtrement une —petite— place sur les écrans. Ce jeune réalisateur né en Tunisie racontant une histoire de sans-papiers rejoint avec les honneurs les rangs des Mehdi Charef, Rachid Bouchareb, Abdelkrim Bahloul, Malik Chibane, Nadir Moknèche, Karim Dridi, Yamina Benguigui, rangs qu’allaient bientôt grossir Rabah Ameur-Zaïmeche, Zaïda Ghorab-Volta et bien d’autres.

Grave malentendu, qui ne concerne pas seulement Kechiche mais cette notion même de «cinéma beur». Le cas de ce cinéaste n’en est pas moins le plus exemplaire des errements engendrés par cette catégorie.

Il n’y a pas de «cinéma beur», il y a eu, ô combien tardivement, la prise en compte par des cinéastes français de l’importance des effets de la présence arabe en France depuis le milieu du XXe siècle, la quasi-totalité de ces cinéastes français étant eux-mêmes arabes. Il y a, enfin, dans les dernières années du siècle précédent, l’accession à un début de visibilité d’une réalité qui n’est pas celle des immigrés ou de leurs enfants, mais de la société française. Et dès son premier long métrage, Abdel Kechiche s’affirme comme un cinéaste français important, et travaillé de tensions et d’élans infiniment plus riches que sa seule origine maghrébine, même si jamais il ne fut question de l’oublier.

Déjouer les pronostics

Dès ce premier film, deux éléments au moins auraient dû attirer l’attention sur le caractère nettement plus complexe que l’assignation à résidence «beur». La première était le parcours de Kechiche, acteur intrigant et séduisant, notamment dans un des trois grands rôles des Innocents, la tragédie antique embrasée dans le midi de la France contemporaine par André Téchiné en 1987. Un parcours habité aussi par une passion du théâtre qui l’avait mené à Avignon.

Le deuxième élément était le film lui-même, et comment, à partir d’une intrigue effectivement caractéristique d’un cinéma de mise en lumière critique des conditions de vie des immigrés, en particulier des sans-papiers, La Faute à Voltaire ne cessait de se décaler, de déjouer les pronostics dénonciateurs ou naturalistes. L’ambiguïté du personnage principal joué par Sami Bouajila, la richesse des rôles de Bruno Lochet et Elodie Bouchez, l’énergie rayonnante d’Aure Atika propulsaient le film très au-delà d’une catégorie réductrice.

Le malentendu fut comme élevé au carré avec le long métrage suivant, L’Esquive (2004), un des films les plus passionnants jamais réalisé sur l’idée de collectivité, et du rôle décisif que joue le langage pour construire de possibles, même si fragiles et transitoires, espaces communs. Le malentendu est d’autant plus grand qu’il semble relever d’une catégorie encore plus faussée que le «cinéma beur», le «film de cité», placé d’autorité par une critique malvoyante sous l’autorité du racoleur La Haine de Mathieu Kassovitz.

Autant dire qu’il y aura autant de mauvaises raisons que de bonnes pour que le film, subtile, affectueuse et violente plongée dans les gouffres qu’ouvrent les différents usages d’une même langue, le français, conquière une large reconnaissance couronnée par un véritable triomphe aux César 2005.

La Graine et le mulet, un film sur la société française

Entre garçon et filles, entre rue et salle de classe, entre scène sociale et scène de théâtre, entre générations et entre membres de catégories sociales différentes, L’Esquive construisait des circulations problématiques, véritable cartographie à vif de l’état de la société par sa langue (et aussi, un peu, ses langages —corporels, vestimentaires, musicaux…), sociologie incarnée par une manière de filmer à fleur de peau, par une caméra capable de danser avec les mots et avec les corps.

C’est cette reconnaissance qui devait permettre à Abdellatif Kechiche de poursuivre exactement dans la même voie en semblant aggraver le possible malentendu sur un caractère ethnique de ses films. Pratiquement tous les protagonistes de La Graine et le mulet (2007) sont arabes, et c’est pourtant le film le plus juste et le plus complet sur la société française dans son ensemble, avec ses circulations dans les rues de Sète et l’écheveau des échanges de paroles et de signes que met en place l’histoire de la famille Beiji et sa tentative de créer un restaurant sur le port. Le film confirme le rare talent de Kechiche pour filmer une collectivité tout en prenant en compte tout ce qui la clive (et qui est ce qui la définit) et en même temps les personnes dans leur singularité.

Un des effets collatéraux de cette réussite est, pour la deuxième fois d’affilée, de lancer la carrière d’une jeune actrice, Hafsia Herzi après Sarah Forestier dans L’Esquive –c'est tout le mal qu’on souhaite à Adèle Exarchopoulos, actrice principale de La Vie d’Adèle. La place d’Abdellatif Kechiche dans l’histoire du cinéma français est désormais bien visible, elle se situe du côté des grands observateurs sensibles de leurs contemporains, exemplairement de Jean Renoir et de Maurice Pialat.

«Assignation» comme réalisateur beur

Il n’est pas nécessaire d’insister sur l’importance douloureuse de cette question de l’«assignation» ou de la «catégorisation», comme réalisateur beur, pour un garçon arabe dans la société française des cinquante dernières années. Mais il n’est pas inutile d’associer le mécanisme qui préside à ces processus stigmatisant à l’activité particulière de cinéaste: le regard.

Et le film suivant, Vénus noire (2010), qui rompt avec les cadres temporels et sociaux jusque là employés et entreprend de raconter l’histoire d’une femme noire en France au début du 19e siècle, est un des films les plus terribles qui soient sur le regard.

Le regard raciste d’autrefois, qu’il soit grossier dans les baraques foraines ou sophistiqué dans les arènes scientifiques ou mondaines, mais aussi, mais surtout le regard d’aujourd’hui, les avatars contemporains de ces préjugés et de ces conventions, dans le spectacle comme dans les bons sentiments. Et c’est ce qui rend Vénus noire, œuvre douloureusement paradoxale assumant de rendre blessants la plupart des moyens de représentation utilisés, un film immense, aussi dérangeant que nécessaire.

C’est depuis cette instabilité-là, depuis ce courage de rompre avec ce qui définit et enferme, mais aussi ce qui, d’une certaine façon, protège, qu’Abdellatif Kechiche a pu concevoir La Vie d’Adèle. Tout cela ne dit rien ou presque de la manière dont il le fait –une manière infiniment exigeante d’aller précisément au-delà: au-delà des représentations habituelles, au-delà des formes convenues.

Le prix de l'inconfort

Les films d’Abdellatif Kechiche sont inconfortables, et de leur inconfort naît leur dynamique, leur énergie, leur intelligence et leur beauté –et le plaisir qui en est, aussi et in fine, la contrepartie. Qu’ils ne se fabriquent pas dans le confort est une contrepartie logique, et même prévisible –quoique non nécessaire, il y a des cinéastes qui savent aller très loin dans la mise en crise des idées reçues et des clichés en travaillant dans la quiétude et la courtoisie, on peut penser à Alain Resnais ou Claude Chabrol par exemple.

Mais il y a, il y eut toujours et en très grand nombre, des artistes de cinéma (Stroheim, Lang, Hitchcock, Bresson, Kubrick, Pialat… la liste est aussi prestigieuse que quasi-infinie) qui ont un besoin intime de déclencher des situations de tension pour en nourrir leur mise en scène.

Qu’ensuite, un concours de circonstance (la coïncidence Palme d’or/montée en puissance du conflit sur la convention collective) ou un jeu assez malsain entre une (excellente) actrice et les médias fassent enfler une sorte de rumeur noire autour de tournages dont on sait depuis longtemps qu’ils sont très exigeants, mais où on n’a pas connaissance que quiconque y ait été violenté ou soumis à des atteintes aux droits de l’homme, est une dérive absurde.

Et il y a bien des raisons de supposer que c’est finalement pour n’avoir respecté aucune des places qu’on lui assignait qu’il est, depuis sa Palme d’or à Cannes, l’objet d’une cabale hostile, y compris de la part d’une part importante de la profession du cinéma et des médias. Un mauvais Arabe, quoi.

Jean-Michel Frodon

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