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Venezuela: petits trafics et grosse corruption, les dessous de la spéculation monétaire

Temps de lecture : 5 min

Comment les Vénézuéliens sont prêts à acheter au marché noir la devise américaine pour six fois son prix normal.

Des bolivars vénézuéliens. REUTERS/Jorge Silva.
Des bolivars vénézuéliens. REUTERS/Jorge Silva.

Au Venezuela, spéculation et corruption autour du dollar sont monnaie courante. Dans un pays où la quasi-totalité de ce qui est consommé est importé, l'accès aux devises étrangères est primordial, mais les réserves internationales liquides de l'État bolivarien ont fondu sous le coup d'importations massives et les entreprises sont à court de dollars. Résultat, toutes sortes de trafics apparaissent pour obtenir des devises étrangères, au point que l'on parle d'un «dollar parallèle».

Au centre de la polémique, la Commission d'administration des devises (Cadivi). Cet organisme, créé en 2003 pour lutter contre la fuite des capitaux et la forte spéculation qui agitait alors le pays, un an après le coup d'État contre Hugo Chavez, alloue ou non des devises étrangères aux entreprises qui souhaitent importer et aux particuliers qui souhaitent voyager. Mais elle n'arrive plus aujourd'hui à remplir son rôle. 



«Cadivi vend au taux officiel de un dollar contre 6,3 bolivars [la monnaie vénézuélienne, qui vaut au cours officiel un peu plus de 10 centimes d'euro, ndlr], ce qui est un taux complètement bidon qui ne correspond pas à la réalité du marché», critique Roberto, qui a développé un véritable business de change.

En effet, Cadivi n'autorise les particuliers qu'à obtenir au maximum 3.000 dollars par an —un peu comme quand la France avait instauré, en 1982, un contrôle des changes qui interdisait à ses habitants d'obtenir plus de 2.000 francs de devises étrangères... Or, les Vénézuéliens ont désespérément besoin de dollars et sont prêts à payer un taux bien supérieur, pour le plus grand bonheur de ceux qui en détiennent. «Les expatriés et les entreprises qui ont besoin de bolivars me donnent des dollars en cash ou me les transfèrent sur un compte en Suisse et je leur change au taux, réel, de 40 bolivars», explique Roberto.

Nom de code: «laitue»

Les Vénézuéliens s’enquièrent du taux de ce dollar parallèle sur des sites internet. Les modérateurs qui fixent ce taux, dont personne ne sait rien, y utilisent le terme de lechuga («laitue») au lieu de «monnaie» car la loi le leur interdit. «Les sites ne sont pas si importants, il suffit d'observer l'évolution du prix des produits importés à 100% comme le vin pour avoir une idée du taux quotidien», continue Roberto, qui récupère de véritables fortunes grâce à ce système très simple.

Le changeur affirme que les contrôles s'orientent plutôt vers les grandes entreprises et que Cadivi ne s'intéresse pas à la provenance des devises étrangères utilisées par les particuliers: «Tout le monde utilise ce système, il faudrait des prisons vraiment très grandes pour nous arrêter», rigole-t-il.

Le système fonctionne exactement de la même manière avec l'euro, qui s'échange au taux officiel de 8,5 bolivars pour 1 euro, et sur le marché noir à 57 bolivars. Le dollar, plus usité, reste la monnaie de référence.

Pour Emanuel, qui achète des produits de seconde nécessité en Chine grâce à des dollars obtenus peu ou prou de la même manière que Roberto, ce trafic est «à peine illégal»:

«Le gouvernement est obligé de tolérer ces pratiques, sinon la plupart des boîtes ne pourraient pas importer et le pays s'effondrerait encore plus. Nous avons des clients parmi les entreprises d'Etat et, vu nos prix, ils savent très bien que nous importons au black, mais ils ont besoin de nos produits.»

Entre 6% et 70% des importations se feraient désormais au prix du dollar parallèle —grand écart qui dépend de la posture idéologique de l'analyste: les économistes socialistes ne reconnaissent qu'une influence minimale du marché noir tandis que ceux d'opposition lui donnent un rôle fondamental.

Une ingéniosité sans limite

L'ingéniosité des Vénézuéliens en matière de spéculation n'a pas de limite. Avec Cadivi, les 3.000 dollars annuels disponibles, au mieux, pour leur permettre de voyager le sont sur une carte de crédit qui ne permet de retirer que 500 dollars en cash, le reste devant être dépensé sous forme de paiements directs.

Mais ils ont vite trouvé la parade: une fois à l'étranger, ils s'arrangent avec une entreprise locale qui leur fait une fausse facture en échange d'une commission, ce qui leur permet de revenir au Venezuéla les poches pleines de dollars à revendre au taux parallèle. «Au mieux tu gagne pas mal d'argent, au pire tu te fait un voyage gratis», explique Eduardo, qui revient d'un voyage au Pérou, où des files de petits changeurs attendent les Vénézuéliens à l'aéroport.

Un Vénézuélien qui part aux Etats-Unis à droit à 2.500 dollars Cadivi, qu'il paye 15.750 bolivars au taux officiel, tout en sachant qu'il pourra en tirer 100.000 bolivars au black. Il dépense ensuite environ 20.000 bolivars pour l'aller-retour, 20.000 de commission, 10.000 de frais sur place pour quatre jours. A son retour, il vend les dollars qu'il reste au marché parallèle et gagne 34.250 bolivars, soit presque treize fois le salaire minimum, en moins d'une semaine.

Résultat: les compagnies aériennes affichent complet depuis un mois et les prix des billets s'envolent. Jusqu'ici, les Vénézuéliens n'avaient même pas besoin de se déplacer. Ils achetaient leur billet d'avion pour «prouver» leur voyage à Cadivi, puis prêtaient leur carte de crédit à une seule personne qui faisait toute l'affaire: de la mutualisation de la spéculation. Le gouvernement, passablement ennuyé, a décidé la semaine dernière de mettre en place des machines digitales dans les aéroports pour vérifier que les sièges sont bien occupés.

Un autre exemple de l'extraordinaire inventivité des Vénézuéliens consiste à récupérer la bourse en dollars que donne Cadivi aux étudiants qui souhaitent étudier à l'étranger, à ne pas être dépensier sur place et revenir avec un maximum de dollars à échanger au black au Vénézuéla. «En six mois au Canada, j'ai pu économiser assez pour m'acheter une voiture à mon retour. Je n'avais qu'à me présenter à un cours d'anglais cinq heures par semaine», sourit Sonya. Le jeune fille n'a aucun scrupule à avouer que son père «connaît quelqu'un» à Cadivi qui l'a aidé à obtenir la bourse.

«Corruption Cadivi»

Les bénéfices qu'une personne peut retirer d'un accès privilégié à Cadivi ont généré une énorme corruption. Le cas le plus connu est celui d'Eligio Cedeño, un grand banquier arrêté en 2007 pour trois délits dont l'obtention de 27 millions de dollars Cadivi de manière frauduleuse. Sa libération et sa fuite aux Etats-Unis ont déclenché l'affaire Cedeño-Afiuni.

Plus récemment, en mai 2013, le journaliste socialiste Mario Silva a très clairement accusé, lors d'une interview «off» avec un officier cubain, le président de l'Assemblée nationale Diosdado Cabello de blanchiment d'argent avec la complicité du président de Cadivi. La vedette de la chaîne d'Etat VTV a immédiatement été remerciée. L'opposant Henrique Capriles avait alors estimé que «la corruption Cadivi» s'élèverait à 25 milliards de dollars, sans justifier ce chiffre.


Outre la corruption, Cadivi génère surtout une énorme inflation (45% prévus en 2013), qui elle-même influe sur la pénurie catastrophique dans laquelle se trouve empêtré le pays. Selon l'économiste socialiste José Gregorio Pina, Cadivi permet pourtant de conserver les produits alimentaires de base à un prix raisonnable et évite la fuite des capitaux.

Mais les effets pervers de ce système de contrôle monétaire sont trop forts et il ne reste que peu de temps à vivre à Cadivi en tant que tel. Une flexibilisation du contrôle des changes est en discussion dans les couloirs du parti socialiste, ce qui serait une véritable révolution dans la révolution.

Simon Pellet-Recht

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