À la trappe les lesbiennes. Alors que le débat sur le mariage pour tous –souvent résumé au «mariage gay»– occupait la une des médias, elles se sont fait discrètes. Au même moment, le site Têtue a disparu plus subrepticement.
En février dernier, le magazine Têtu –auquel j'ai contribué une fois en 2012– et son site web ont été rachetés pour un euro symbolique par Jean-Jacques Augier, énarque, polytechnicien et proche de François Hollande. L’ancien mécène du titre, Pierre Bergé, aurait même donné au repreneur la somme nécessaire pour éponger les dettes du magazine: l’an dernier, elles s’élevaient à 2,4 millions d’euros.
A priori, l’opération semblait bénéfique au titre, aucun changement de ligne éditoriale n’était annoncé. Mais voilà, le site internet, support le moins rentable, a fermé ses portes, le contenu existant rapatrié sur le site d’information spécialisé LGBT Yagg, son ex concurrent. L’équipe dédiée chargée de la production de contenus féminins –employée sur le web– a donc été entièrement licenciée, de la rédactrice en chef aux pigistes, ce que confirme Jean-Jacques Augier. L’argument du licenciement économique a été avancé.
Les free-lances n’ont, à ce jour, pas reçu les indemnités promises en théorie par la convention collective nationale des journalistes, d’après l’une des pigistes concernées. D’après Jean-Jacques Augier, trois d’entre elles ont effectivement déposé un recours. «Nous en sommes au stade de la conciliation, mais elles recevront à terme les indemnités dues», promet-il.
Au passage, Têtue, la version du site adressée aux lesbiennes a été transformée en un onglet discret du nouveau site perdu au milieu d’onglets très gay-centrés comme «Mister gay» ou «Beaux mecs». «C’est l’équipe de Yagg qui s’occupe de l’animation du site actuellement via un contrat de prestation. Mais c’est le choix de la direction de Têtu de demander que la version web reflète le magazine à dominante gay», explique le directeur de la publication de Yagg, Christophe Martet.
Dans un chat avec les lecteurs publié sur la plateforme, Jean-Jacques Augier assure effectivement cette réorientation. Joint par téléphone, il précise que «ce n’est pas le projet de Têtu, mais celui de Yagg de traiter de toute l’actualité LGBT. Tous ont des problèmes et des centres d’intérêts communs. Cela me semble mieux de tous les traiter, plutôt que de séparer lesbiennes, gays, bi et transsexuels sur des sites particuliers».
Pourtant, Têtue, bien installé dans le milieu lesbien depuis 2004, avait du succès. Au départ, c’était uniquement quatre pages difficiles à repérer dans le magazine gay. Mais en 2009, c’était devenu la deuxième partie d’un site bicéphale ainsi qu’une marque bis détenant propre identité. Têtue produisait sa newsletter, s’exprimait sur les réseaux sociaux et avait lancé une compil musicale composée de titres lesbiens fétiches.
À l’heure de sa disparition, le collectif Barbi(e)turix, organisateur de soirées lesbiennes à Paris, a bien essayé de protester sur son blog en postant un article critique. En quelques jours, le billet a été supprimé.
Dans une réponse à notre article sur Yagg, le co-fondateur et rédacteur en chef adjoint du site, Xavier Héraud, explique que Yagg avait à l'époque demandé un droit de réponse, refusé. «Puis, à l'initiative de Barbieturix, l'article a été retiré. Depuis nous avons effectivement arrêté notre partenariat, mais c'est un post biphobe qui a motivé cette décision, pas celui sur Têtue», affirme-t-il.
Nous avons corrigé les erreurs et imprécisions factuelles de notre article, et nous le remercions de nous les avoir signalées. Mais nous maintenons notre point de vue selon lequel Têtue était un véritable média dédié aux lesbiennes, avec un nom, un rubriquage, une identité visuelle et une équipe dédiée, et non pas une simple rubrique.
Capture via The Way Back Machine
Un vide qui inquiète
À ce jour, il n’existe donc plus de média lesbien actif en France. Lesbia Magazine, sous-titré «Mensuelle de la visibilité lesbienne» et monté par des bénévoles en 1982, ne paraît plus depuis septembre 2012.
Même sort pour Muse & out, ancien La dixième muse. Ce journal en ligne et papier belge francophone qui traitait, depuis 2003, des sexualités lesbiennes, ne publie plus depuis avril 2013. Face aux difficultés rencontrées, le magazine avait essayé d’ouvrir sa ligne éditoriale à la mixité. Un échec. En août dernier, sa société éditrice a annoncé avoir été placée en liquidation judiciaire.
Et le lancement du nouveau magazine LGBT Miroir/miroirs en juillet dernier ne fait pas naître d’espoirs. Il affiche un sommaire centré sur des thématiques gays: drague entre hommes, Grindr, etc.
«Chaque fois qu’un média disparaît, c’est une voix qui se tait. Soutenir un magazine ou un site communautaire est une question de pluralisme et d’équité dans les représentations», regrette Marlène Coulomb-Gully, professeur en sciences de la communication spécialiste du genre et experte au Haut conseil à l’égalité entre les femmes et les hommes.
Dans ses travaux de recherche réalisés notamment pour l’Association des femmes journalistes (AFJ), elle a de nouveau pris conscience de la trop faible représentation de cette catégorie de femmes dans les télés, radios et sites d’information généralistes. «Il faut avoir à l’esprit que les médias ne sont pas un miroir social, ils représentent au contraire notre imaginaire. Les femmes sont beaucoup moins présentes à l’écran que dans la réalité. Les gays, en tant qu’éléments d’une minorité, sont moins sollicités. A ces deux titres, on fait moins appel aux lesbiennes pour témoigner ou expertiser», explicite-t-elle.
En cause, les pratiques journalistiques prises dans le flux continu d’information, la nécessité d’être plus rapide que ses concurrents ou de faire le buzz. Pour Marlène Coulomb-Gully, «ce cadre n’est pas propice pour combattre une grille de lecture du monde structurellement sexiste, même si, pour beaucoup de journalistes, il n’y a pas de volonté délibérée de véhiculer les stéréotypes».
Sans compter que les militantes ont du mal à se faire une place dans les mouvements LGBT déjà ancrés dans le paysage. Certaines s’autocensurent, d’autres sont stoppées dans leur ascension par leurs collègues masculins qui monopolisent la parole et les postes à responsabilités. Résultat?
Quinze des vingt-et-un membres du conseil d’administration de SOS homophobie sont des hommes et deux tiers chez Act Up. Ce sont eux que l’on appellera pour exprimer un point de vue lors du prochain événement d’actualité.
Le collectif Ouiouioui monté à l’automne 2012 avait pour premier leitmotiv de défendre le mariage pour tous et toutes et la PMA, et a permis de proposer aux journalistes de nouveaux –mais rares– porte-paroles féminins des droits des homosexuelles. Le collectif a d'ailleurs appelé à une manifestation sur la PMA ce mercredi 25 septembre.
«Il y a un effet d’entraînement dans les médias. Ils se copient entre eux et ont l’habitude de faire appel aux mêmes sources. Femmes et homos nous souffrons d’une double discrimination», confirme Alix Béranger, l’une de ces figures militantes. De quoi expliquer que peu de lesbiennes aient été invitées à parler de PMA lors des débats télévisés.
Côté presse, l’émergence d’une association des journalistes LGBT (AJL) le 16 mai dernier devrait jouer contre cette invisibilité. Car, le collectif d’une vingtaine de journalistes, d’emblée paritaire, veille sur le vocabulaire utilisé par les journalistes, défend l’utilisation des termes «lesbiennes» et «lesbophobie», contre ceux qui nient leur spécificité.
«À ce versant pédagogique s’ajoute un versant militant assumé: le droit de critiquer par des communiqués le traitement médiatique de certaines actualités», détaille Alice Coffin, l’une des porte-paroles. Enfin, le collectif espère pousser des journalistes à traiter plus de sujets homos, mais aussi à «faire intervenir des couples de femmes pour témoigner dans les articles de société quel que soit le thème». Sujets traités équitablement, reprise des thématiques par les confrères et moyen efficace de porter les revendications d’une communauté, voilà les arguments qui reviennent le plus souvent pour soutenir la nécessité d’un média lesbien.
Un modèle économique peu rentable
Juge et partie, Marie Krischen, l’ex rédactrice en chef de Têtue, défend la nécessité d’un média spécifique «pour que les jeunes lesbiennes se rendent compte que ça existe», assène-t-elle.
«Les magazines féminins sont hétérocentrés, surtout dans les pages sexos. On parle de présenter son mec à ses parents, de pratiquer la fellation, on demande aux mecs ce qu’ils pensent de la dernière tendance ou présente le nouveau gloss cerise qui fera fondre votre Jules...»
Autant de formules toutes faites qui oublient ce lectorat à l’orientation sexuelle différente. «Pas traitée dans les magazines féminins, la question de la santé sexuelle des lesbiennes est récente. En août dernier, un collectif d’associations LGBT a préparé une brochure sur ce thème "Tombez la culotte!", mais en général c’est sur des sites spécialisés qu’on trouve les réponses à nos questions en matière de protection contre les MST par exemple», raconte Léa Lootgieter, militante chez SOS homophobie et Act Up.
Cette année, c’est une vidéo de la réalisatrice militante Emilie Jouvet –d'ailleurs réalisée pour Yagg– qui communique sur le sujet, reprise ici et là sur les fanzines et blogs, ainsi que sur Liberation.fr.
Pas de progrès dans les pages modes dans lesquelles les lesbiennes dites «Butch», au look masculin, ne se reconnaissent pas.
En Angleterre ou aux Etats-Unis, des magazines lesbiens se sont fait leur place dans le paysage de la presse. Le best-seller américain Curve Magazine , fondé en 1990, compte déjà 250.000 lectrices et bi-média DIVA , monté en 1994, revendique 150.000 lectrices. Les deux reprennent les codes de la culture lesbienne, mettent en avant des femmes au look plus androgyne.
Cela ne se résume pas à une question de fringues. «Il est important que la communauté puisse transmettre sa propre culture, la garder en mémoire, communiquer, parler du combat pour ses droits. Ado, j’ai été biberonnée au Têtu gay, mais je savais peu de choses sur les combats des lesbiennes. C’est souvent en s’intéressant aux mouvements féministes, comme les gouines rouges, qu’on apprend», poursuit Marie Kirschen qui a publié une tribune en ce sens dans le rapport 2013 de SOS homophobie.
Mais d’où vient le succès de ces magazines en Angleterre et aux Etats-Unis? Il est d’abord lié à une tradition de magazines féministes engagés dans ces deux pays, à un esprit communautaire fort, mais aussi aux nombreux commerces homosexuels. Ces entreprises sont autant de clients pour les pages de publicité.
Motivée, Marie Kirschen réfléchit aujourd’hui à un projet de nouveau média lesbien, même si les obstacles sont nombreux. Premier problème, le lectorat est petit et la population homosexuelle difficile à mesurer.
Les associations LGBT avancent le nombre de 7% de gays et lesbiennes dans la population française, certaines parlent même de 10%. D’après l’ Enquête sur la sexualité en France: pratiques, genre et santé réalisée par Nathalie Bajos (Inserm) et Michel Bozon (Ined), 4% des Français hommes ou femmes déclarent avoir eu un rapport avec un partenaire du même sexe.
Selon la même étude, seulement 0,5% des femmes et 1,1% des hommes se définissent comme homosexuels. Des chiffres sous-évalués en raison de la persistance d’un tabou social sur l’homosexualité. Mais le potentiel d’acheteurs reste très insuffisant, alors qu’un magazine comme ELLE vise, théoriquement, la moitié de la population.
Deuxième problème, les lectrices lesbiennes ne seraient pas «bankable» aux yeux des publicitaires. L’achat d’emplacements publicitaires représente pourtant l’une des premières sources de revenu des magazines et des sites d’information.
«Dans le milieu du marketing, elles ont la réputation d’être plutôt moches, peu intéressées par le maquillage ou les vêtements. De plus, parce que ce sont des femmes, elles ont un plus petit salaire et le pouvoir d’achat d’un couple d’homosexuelles est deux fois moins fort que celui des autres. Il n’est donc pas aisé de convaincre une marque de cosmétique grand public d’investir dans ces médias spécialisés», raconte une jeune mediaplanneur qui réclame l’anonymat.
Reste une petite manne publicitaire communautaire, celle qui soutenait Muse & out ces dernières années. Sûrement pas assez pour financer une équipe de journalistes dédiée.
Au Haut conseil à l’égalité entre les femmes et les hommes, cette disparition de Têtue inquiète peu finalement. Et, au sein de la communauté, personne n’a fait de reproches aux patrons de presse qui ont enterré cette voix singulière.
Léa Lejeune
Article mis à jour le 30/09/13 après la réponse de Yagg sur plusieurs imprécisions.