Je prends un petit déjeuner tous les matins –en général, il s'agit d'un bol de Grape-Nuts auquel j'ajoute des fruits, des noix de pécan et une bonne lampée de yaourt au lait de chèvre.
Voyez comme je suis un modèle de vertu. Mes habitudes alimentaires ont été approuvées par les plus grands gourous de la santé américaine: selon la Mayo Clinic, le repas du matin permet de contrôler son appétit et de conjurer l’obésité; idem pour le Dr. Oz, WebMD et la rubrique opinion du New York Times. Et selon le Surgeon General [le chef du service fédéral de la santé publique américaine, NdT], commencer sa journée par un repas raisonnable «peut être important pour obtenir et conserver un poids de forme». Les champions des Cherrios ont même réussi à conquérir la plus éminente des cuisines nationales: chez les Obama, interdit de sauter le petit déjeuner.
Le lobby pro petit déjeuner n'a fait que se renforcer ces derniers mois. En juin, des chercheurs de l’université du Minnesota ont publié une étude analysant les données de 18 années d'enquête menée auprès de 3.600 jeunes adultes et montrant que ceux qui avaient avalé quelque chose tous les jours pesaient en moyenne 1,8 kg de moins que les sauteurs de petit déjeuner. Ces mangeurs du matin avaient par ailleurs un risque moindre d'obésité, d'hypertension et de diabète. En mars, une autre équipe avait elle aussi trouvé des résultats similaires auprès d'adolescents malais, des conclusions qui s'ajoutent à la longue liste de confirmations interculturelles hissant, véritablement, le petit déjeuner au rang de repas le plus important de la journée. La chose a été étudiée en Asie et en Europe, chez des enfants et des adultes, et la moralité semble toujours identique: plus vous prendrez régulièrement un petit déjeuner, plus vous serez mince.
Mais cette corrélation ne nous dit pas grand-chose des effets réels du petit déjeuner et il se pourrait même que toute la glorification des œufs et des tartines grillées ait été un tantinet surfaite. Début septembre, une étude publiée dans l'American Journal of Clinical Nutrition partait de ce fait simple: malgré toutes ces études, personne ne sait précisément ce que l'omission du petit déjeuner peut occasionner sur nos organismes. L'étude se poursuit même par un argument des plus perturbants: que dans ce domaine de recherche –la science du petit déjeuner– les spécialistes se sont rendus coupables de manipulation ou de méconnaissance des faits scientifiques. La littérature semble à bien des égards biaisée. Ce qui ne veut pas dire que les études sus-citées sont frauduleuses ou douteuses.
Le problème, c'est le (trop) grand nombre d'études
Il y a certainement un lien entre le fait de sauter des repas et la prise de poids, mais Andrew Brown, un nutritionniste de l'université de l'Alabama, à Birmingham, et l'auteur principal de cette nouvelle critique, souligne que de grandes enquêtes sur les régimes alimentaires des gens et leur santé sont tout au plus indicatives. En aligner des douzaines n'augmentera en rien la portée de leurs affirmations. Il est possible que mon rituel matinal de jeune cadre dynamique permette réellement de pondérer mon IMC, sans doute en modifiant mon métabolisme ou en m'aidant à contrôler mon appétit. Mais il est aussi possible que mes habitudes petit-déjeunières ne fassent rien, en elles-mêmes, et qu'elles ne correspondent qu'à des facteurs de bonne santé plus profonds.
Par exemple, en tant que mangeur de petit déjeuner, j'ai plus de chances de faire du sport que les autres. Du moins selon les conclusions d'une étude de 2008, qui avait aussi trouvé que les petit-déjeûneurs tendent à être blancs et riches et à moins se vautrer dans l'alcool et les cigarettes. Un seul de ces facteurs peut protéger quelqu'un contre le diabète et l'obésité, il est donc difficile de savoir quel rôle spécifique revient au petit déjeuner.
D'autres éléments prêtent aussi à confusion: les gens avec des rythmes de sommeil anarchiques ont sans doute moins le temps de se faire des pancakes. Qu'est-ce qui les fait donc grossir? Sauter le petit déjeuner ou ne pas dormir tout leur soûl?
Et ce n'est pas tout: les individus essayant de perdre du poids sautent souvent des repas. Le fait d'être au régime, par contre, laisse entendre qu'ils ont grossi, pas qu'ils ont maigri. Est-ce qu'oublier le petit-déjeuner fait grossir, ou est-ce que les gens qui grossissent choisissent de ne pas prendre de petit déjeuner?
De telles questions ne trouveront jamais de réponse précise si nous en restons au type d'études menées jusqu'ici et dans lesquelles d'importantes cohortes sont questionnées sur leurs habitudes alimentaires, puis pesées et mesurées pendant un certain laps de temps. De fait, Brown et ses co-auteurs de Birmingham montrent que les recherches sur le petit déjeuner stagnent depuis maintenant de longues années. Ils ont passé en revue 58 études sur la question, menées dans 30 pays depuis le début des années 1990, avant d'additionner les données ainsi accumulées et d'évaluer la force de l'association entre petit déjeuner et obésité, telle qu'elle s'accentue au cours du temps. (A chaque nouvelle étude, le lien devient de plus en plus certain, vu que de nouvelles données s'insèrent dans l'analyse cumulative).
Selon cet article, vers 1998, la valeur p de toutes ces recherches sur le petit déjeuner cumulées est descendue en dessous de 0,001. Ce qui veut dire qu'en prenant en compte toutes les recherches effectuées jusqu'à cette date, il n'y avait qu'une chance sur 1.000 que leurs résultats soient dûs au hasard –et que les habitudes alimentaires matinales n'aient aucun lien avec le poids. (En général, les scientifiques estiment pertinent de publier leurs observations quand leur valeur p est inférieure à 0,05, soit une chance sur 20). Mais malgré ce haut degré de certitude, les spécialistes du petit déjeuner ont continué à travailler et à publier des données sur cette même question: Est-ce que sauter le petit déjeuner vous fait grossir? En 2003, la précision de ces recherches était telle que la valeur p est tombée à 0,000000000000001. Ce qui n'a toujours pas dissuadé les scientifiques de mener d'autres études, et d'autres encore, jusqu'à ce que la valeur p cumulative du rapport entre petit déjeuner et poids passe en-deçà de 10-42. La probabilité qu'il ne s'agisse que d'un effet aléatoire est aujourd'hui descendue à 1 sur un septillion.
Tout est une question de moyens
Ce qui pourrait donc signifier que sauter le petit déjeuner est une cause véritable d'obésité et que le gouvernement devrait se mettre fissa à fournir gratuitement les foyers les plus pauvres en choco pops. Mais en réalité, tout ce qu'on peut en déduire, c'est qu'il est presque tout à fait quasi sûr que petit déjeuner et obésité sont associés d'une façon quelconque. Ce que les scientifiques savent depuis de nombreuses années, sans l'ombre du reflet du spectre d'un doute. Néanmoins, ils ont préféré réitérer ces observations plutôt que de les affiner –par des essais cliniques randomisés et contrôlés, par exemple– et, éventuellement, parfaire notre connaissance du sujet.
Pourquoi une telle redondance? Pour Mark Pereira, un chercheur de l'université du Minnesota et responsable de l'une des études les plus récentes sur l'association entre obésité et petit déjeuner, publiée en juin, l'affaire est globalement une question de moyens.
Dans l'état actuel des choses, de telles études ne permettent peut-être pas de faire avancer très loin la connaissance, mais elles ont le mérite d'être réalisables à moindre coût. En utilisant des données existantes –issues de la Framingham Heart Study, par exemple, ou de l'étude CARDIA– un chercheur peut mener son analyse à bien pour quelques milliers de dollars. Pereira aimerait compléter son travail par une expérience randomisée dans laquelle des sujets seraient assignés dans des groupes prenant ou ne prenant pas de petit déjeuner, suivis ensuite pendant deux mois. Ce qui permettrait de mieux comprendre l'action réelle du petit déjeuner sur la perte de poids, mais pour ce faire, Pereira aurait besoin d'une subvention de 2 ou 3 millions de dollars et d'y consacrer plusieurs années de recherche.
Par ailleurs, les NIH sont sans doute réticents à investir de telles sommes alors que la valeur d'un petit déjeuner sain semble d'ores et déjà relever d'un principe de bon sens établi. Nous avons aujourd'hui tant d'études d'associations à notre disposition, menées dans tant de contextes différents et qui arrivent aux mêmes résultats que, pour les agences de financement, la question pourrait sembler tranchée.
Mais cette redondance est aussi susceptible de nuire autrement à la science du petit déjeuner. A chaque fois qu'un groupe de chercheurs laisse entendre que le petit déjeuner pourrait éviter la prise de poids, davantage de gens soucieux de leur santé mettent un point d'honneur à en prendre un. Ce qui pourrait ne faire qu'exacerber les ambiguïtés qui nous sont déjà familières: petit à petit, les individus les plus sains et les plus minces d'une population auront encore moins de chances de sauter leurs repas matinaux –et «l'effet» putatif du petit déjeuner sur le poids semblera se renforcer.
Cette prophétie auto-réalisatrice peut même fourvoyer bien des scientifiques. Selon Brown et ses collègues, de nombreux spécialistes de la nutrition roulent ouvertement pour le petit déjeuner. En vérifiant les résumés des papiers sur le petit déjeuner et l'obésité, ils ont trouvé que bon nombre des associations étaient surinterprétées. Au moins un quart des études analysées dans leur article établissent des «liens de causalité non caractérisés» et affirment abusivement que sauter le petit déjeuner peut causer l'obésité. Un autre quart fait allusion à des relations causales à l'aide de formules ambiguës telles que «les habitudes en matière de petit déjeuner pourraient contribuer à l'obésité» ou «les données laissent entendre que», etc.
Est-ce l'oeuvre du lobby du petit déjeuner?
Le préjugé pro petit déjeuner semble d'ailleurs encore plus patent quand Brown et al. se penchent sur la manière dont ces papiers citent la littérature existante. Quand elles se référaient à un essai randomisé de 1992 –l'une des très rares expériences du genre sur le lien entre petit déjeuner et prise de poids– plus de la moitié des études exagéraient ses conclusions pour donner davantage d'importance au petit déjeuner. Selon cette étude, les gens qui avaient l'habitude de sauter le petit déjeuner perdaient effectivement plus de poids quand on leur demandait de modifier leur routine alimentaire matinale. Mais l'inverse était aussi vrai pour les mangeurs de petit déjeuner, qui perdaient eux aussi davantage de poids quand ils cessaient d'en prendre un pendant un certain temps.
Pourquoi vouloir faire à tout prix pencher la balance en faveur du petit déjeuner? Ces scientifiques sont-ils les sbires du lobby du muesli? Comme pour d'autres problématiques diététiques –est-ce que le soda light vous fait ou non grossir, est-ce que l'allaitement permet ou non à vos enfants de garder la ligne– difficile d'affranchir totalement la science de l'idéologie et des groupes d'intérêt. Mais en matière de petit déjeuner, l'étendue du scandale est visiblement réduite. Sur cette question, les biais n'ont visiblement pas été inspirés par le secteur privé et n'ont pas été non plus suscités par les politiques.
Non, ils ne sont sans doute qu'une conséquence naturelle d'un excès de confiance.
«Dans ce domaine, explique Pereira, une grande partie des dogmes scientifiques n'ont rien à voir avec l'industrie. Les gens veulent tout simplement avoir “raison”. C'est une véritable catastrophe.»
Pour autant, attendre l'arrivée de meilleures preuves n'est peut-être pas une si bonne idée que cela. Conseiller aux gens de prendre un petit déjeuner pourrait ne pas les aider à rester mince, mais rien ne prouve non plus que cela les fera grossir. Il est aussi possible (mais absolument pas certain) que le petit déjeuner améliore les capacités cognitives et l'humeur des enfants et des adolescents. Quel mal alors y a-t-il à essayer, si jamais cela fonctionne?
Mais il y a sans doute un véritable inconvénient dans ce préjugé pro petit déjeuner, en ce qu'il contribue à multiplier les conseils sanitaires inutiles. Quand le Dr. Oz ou le Surgeon General nous rappellent de manger le matin, la liste des préceptes et des interdits diététiques s'allonge et devient difficile à suivre. «A un moment donné, les gens ne peuvent se conformer qu'à un nombre limité de règles nutritionnelles, affirme Brown. Nous devons nous demander: auraient-ils pu faire passer un message plus important?»
Daniel Engber
Traduit par Peggy Sastre