L'été dernier, quand «The Dark Knight» récolta 158 millions de dollars dès le week-end de sa sortie, les journalistes se perdirent en conjectures, électrisés par cette simple question: Batman allait-il détrôner «Titanic», le plus grand succès commercial de l'histoire cinématographique américaine? Bien sûr, cette compétition n'avait pas lieu d'être: si l'on prend en compte l'évolution de l'inflation, le tenant du titre est en fait «Autant en emporte le vent», qui, en dollars d'aujourd'hui, a récolté une recette une fois et demie supérieure à celle de «Titanic» ; presque trois fois celle de «The Dark Knight». Jack, Rose, Batman et les autres n'ont jamais fait le poids face à Rhett Butler; d'ailleurs, la compétition, c'est le cadet de ses soucis.
Chaque été, les journalistes se laissent aller à ce genre de spéculations trompeuses. Même lorsqu'il n'y a pas de prétendants sérieux à la première place ( «The Dark Knight», par exemple), nous nous débrouillons toujours pour dénicher un record sur le point d'être battu. Par exemple, en 2007, la presse proclama que «La vengeance dans la peau» avait fait le meilleur démarrage de tous les temps pour un film sorti en août. Mais si l'on prend l'inflation en compte, «Rush Hour 2» (2001) et «Signes» (2002) ont fait mieux. Et même si l'un des blockbusters estivaux de cette année, «Star Trek» (plus de 247 millions de dollars de recette), semble jouir d'une avance de plusieurs années lumières sur ses prédécesseurs, il ne dépasse que d'une tête «Star Trek: le film», qui avait rapporté en 1979 l'équivalent de 235 millions de dollars actuels.
Un expert l'a déjà dit sur Slate: les journalistes ont tort de se passionner pour le box-office, car ces chiffres ne sont que la partie émergée de l'iceberg des bénéfices réels (ils ne prennent pas en compte les coûts de production et les ventes de DVD, par exemple). Mais puisque nous sommes nombreux à céder à cette tentation, pourquoi ne pas s'intéresser à l'impact que peut avoir l'inflation sur le classement, au lieu de prétendre que ce facteur n'existe pas?
Les journalistes préfèrent souvent oublier ce principe économique élémentaire. Et ce, tout d'abord, parce que «Le record de Johnny Depp!» fait généralement un meilleur titre que «Si l'on prend l'inflation en compte, c'est le 14ème meilleur démarrage de Johnny Depp dans une adaptation de livre pour enfant dirigée par Tim Burton». Mais si les journalistes s'en moquent, c'est peut-être tout simplement parce que le public s'en moque lui aussi: le lecteur sera toujours plus intéressé par un record battu que par une simple performance honorable, et le spectateur sera toujours content d'apprendre que le reste du pays est allé voir le même film que lui. Certes. Mais on ne m'ôtera pas de l'idée que l'exactitude peut avoir du bon.
Devenir un film culte
Les cinéphiles devraient être les premiers à s'intéresser aux chiffres réels: la réévaluation des scores peut aider à revaloriser un film culte. Quant aux profanes, qui suivent de plus en plus l'évolution du box-office comme s'il s'agissait d'un sport, ils doivent comprendre que le fait de ne pas prendre en compte l'inflation fausse l'ensemble des performances. Comparer les bénéfices d'un film d'antan à ceux engrangés par une production actuelle sans prendre l'inflation en compte revient à prétendre qu'un 100 mètre peut se courir en autant de temps qu'un... 3 mètres. Cette comparaison est moins absurde qu'elle n'en a l'air: en 1939, le prix moyen du billet était de 23 cents; en 2009, les places coûtent en moyenne 7,18 dollars. Bien sûr, ceux qui se servent de l'évolution du box-office pour évaluer la santé financière des groupes audiovisuels n'ont que faire de l'inflation. Certaines personnes dans l'industrie gagneraient pourtant à s'y intéresser de plus près: lorsqu'un grand groupe se vante de ses bons résultats au box-office, réévaluer les chiffres en prenant l'inflation en compte pourrait ouvrir des perspectives aux concurrents (et aux actionnaires) de l'entreprise concernée.
Que voulons-nous savoir, au fond? Le nombre précis de billets verts que va toucher la Warner grâce à «Very Bad Trip»? Pas vraiment. Quel impact peut avoir un film précis sur le pays et la culture: voilà la vraie question. Combien de personnes ont réellement vu «The Dark Knight», «Transformers 2», et les autres blockbusters du moment? L'idéal serait que les studios et les salles acceptent enfin de nous communiquer le nombre exact de billets vendus. Le site «Box Office Mojo» a tenté de pallier ce manque: sa liste des 100 meilleures performances de l'histoire tient compte de l'inflation. Les bénéfices d'un film sont divisés par le prix moyen du billet (suivant l'année de sortie). Ce chiffre est ensuite multiplié par le prix moyen d'un billet actuel; les bénéfices de l'époque apparaissent alors en argent d'aujourd'hui. (Le classement s'en tient aux bénéfices; nous sommes tellement habitués à penser en terme d'argent que «74 millions de places vendues» ne veut plus dire grand-chose...).
Box Office Mojo propose également une liste qui ne prend pas l'inflation en compte. Le résultat est déprimant: quelques Spider-Man, deux ou trois Shrek... il n'y a que deux films d'avant 1993 dans le top 20. Le «vrai» classement, lui, est rempli de classiques intemporels. Rien que dans le top 5 : «La Guerre des étoiles», «La Mélodie du bonheur», «E.T.», et «Les Dix commandements». Quant au «Lauréat», hymne de toute une génération, il n'atteint que la 380ème place sans prise en compte de l'inflation; avec inflation, il grimpe jusqu'à la 18ème. Sans inflation, «Blanche-neige et les sept nains» est 108ème, battue à plate couture par tous les films d'animation de Pixar (sauf «1001 pattes»); quand l'inflation est prise en compte, elle reprend le dessus et passe directement en 10ème position.
Ne pas se fier au box-office
Le système de Box Office Mojo manque de précision; c'est Brandon Gray, le président du site, qui me l'a lui-même confié lors d'une conversation récente. Les archives du box-office datant d'avant 1970 ne sont pas exhaustives, et il faut parfois faire preuve de beaucoup de persévérance (ou être un archéologue spécialiste d'Hollywood) pour recouper les diverses estimations. Autre méthode discutable : se baser sur le prix moyen des tickets. Certains films ont plus de succès auprès des enfants (leurs billets sont moins chers), d'autres marchent mieux dans les grandes villes (où les places sont plus onéreuses). Dans le temps, certains films étaient diffusés en plein air sur un écran géant (« La Mélodie du bonheur », par exemple) ; les places coûtaient alors plus cher. De plus, le site n'admet pas le fait que le coût des billets grimpe plus vite que l'indice des prix à la consommation. Autrement dit, même si les places sont moins chères à notre époque qu'elles ne l'étaient il y a 60 ans, il est tout de même plus onéreux d'aller au cinéma aujourd'hui, car l'écart de prix entre les billets et les autres produits de consommation est plus grand.
Un autre problème se pose: la croissance de la population. Si nous classons les films en fonction des ventes de billets, «Autant en emporte le vent» est clairement désavantagé face au dernier «Batman», non ? Il y avait deux fois moins d'habitants dans les Etats-Unis de 1939. Doit-on se résigner à établir un classement par «nombre de billets vendus par centaines de milliers de personnes» ? Rien de vraiment excitant là-dedans...
Certes, l'exactitude est une chimère. Mais les principes de base de l'économie doivent être pris en compte; le journalisme en sortirait gagnant. Alors, cet été, prenons les soi-disant records du box-office avec des pincettes; soyons rigoureux. (Et pas seulement en matière de cinéma. Je t'ai à l'œil, Broadway; il n'est pas certain que tes «house records» soient vraiment des records). Les journalistes qui ne veulent pas s'ennuyer à tout calculer peuvent s'inscrire sur Box Office Mojo; le site ajuste la plupart des classements à la demande. Les lecteurs, quant à eux, doivent cesser de croire aux statistiques mensongères: ainsi, lorsque le « Autant en emporte le vent » de cette génération fera son apparition, nous saurons le reconnaître.