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Vingt ans après Oslo, l'imbroglio sécuritaire palestinien

Temps de lecture : 8 min

Les accords signés en 1993 prévoyaient notamment la création d'une force de sécurité palestinienne. Si aujourd'hui, la Palestine ne constitue toujours pas un Etat viable, c’est justement en partie à cause de l'échec de ses services de sécurité.

Une manifestante palestinienne devant les forces de police à Ramallah, le 7 septembre 2013. REUTERS/Mohamad Torokman.
Une manifestante palestinienne devant les forces de police à Ramallah, le 7 septembre 2013. REUTERS/Mohamad Torokman.

Si vous lisez ces lignes, c’est que vous faites partie des résistants qui n’ont pas peur de lire un nouvel article sur le conflit israélo-palestinien, vingt ans après les accords d'Oslo. Mais dans ce qui suit, il ne sera question ni de Netanyahou, ni d’Obama, ni des colons (enfin si, un peu quand même), mais des services de sécurité palestiniens. Car oui, ils constituent eux aussi un des coeurs du problème.

Il y a vingt ans donc, les déclarations de principes (complétées par les accords intermédiaires) promettent la création d’un Etat palestinien pleinement indépendant cinq ans plus tard. Si certaines questions sont reléguées aux «négociations sur le statut final» (tracé des frontières, statut de Jérusalem et des colonies, solution pour les réfugiés), les questions sécuritaires constituent dès le départ une priorité. Il est prévu la création d’une force de sécurité palestinienne (qui n’est pas considérée comme une armée) composée de six services (la sécurité présidentielle, les Renseignements généraux —tous deux sous autorité directe du Président—, la police civile, la sécurité préventive, la défense civile et la sécurité nationale) et 30.000 membres.

Aujourd’hui, la Palestine n’est toujours pas réellement un Etat, les membres des services de sécurités seraient plus de 66.000 et il existe au moins neuf services différents (certains parlent même d’une quinzaine). Comment en est-on arrivé là? Et si une partie des causes de l’impasse actuelle de la constitution de l’Etat palestinien résidait dans les évolutions de ses services de sécurité?

Territoire morcelé

Dans les accords d’Oslo, il est expliqué que le but des forces de sécurité palestiniennes est de protéger la sécurité d’Israël (un Etat tiers donc) ainsi que les intérêts des colonies dans les territoires occupés. Depuis lors, la difficulté pour l’OLP est donc de «trouver l’équilibre entre les aspirations des Palestiniens et les exigences d’Israël», explique Julien Salingue, doctorant en science politique à l’Université Paris 8 et spécialiste de la Palestine.

Et comme depuis vingt ans, Israël n’a de cesse d’entraver le transfert d’autorité prévu par les accords, les forces de sécurité palestiniennes n’exercent toujours pas les prérogatives qu’une force nationale est censée mettre en œuvre. Elles ne disposent par exemple toujours pas de la protection des «frontières» ou du droit d’incarcérer les colons israéliens coupables de crimes ou de délits à l’encontre de la population palestinienne.

D’autant plus que les accords ont également débouché sur la fragmentation et la perte d’unité de la Cisjordanie et de la bande de Gaza. La première s’est retrouvée morcelée en zones (A, B et C) sous autorité différente, ce qui fait que les services de sécurité n’exercent leurs prérogatives que sur un territoire très réduit (la zone C, soit 59% de la région leur reste totalement inaccessible). D’où cette description édifiante des déplacements de Salam Fayyad, Premier ministre palestinien de juin 2007 à juin 2013, par le journaliste du Monde Benjamin Barthe dans son ouvrage Ramallah Dream:

«Sa voiture vient de traverser le check point israélien de Beit El, situé à 200 m très en arrière, qui marque le début de la zone autonome de Ramallah. C'est seulement à partir de cet endroit que les forces de sécurité palestiniennes ont le droit d'escorter le chef du gouvernement. Entre son domicile et Beit Hanina, le quartier huppé de Jérusalem Est et le barrage de Beit el, Salam Fayyad roule sous protection israélienne. Quoique situé exclusivement en Cisjordanie, ce trajet passe par des zones ou l'Etat juif se considère souverain.»

Cependant, Tsahal et services de sécurité palestiniens coopérent au quotidien et échangent des informations. Tout programme (d’entraînement, par exemple) ou politique concernant ces forces doit être validé par Israël. L’Etat hébreu porte un regard systématique, «pointu et détaillé», sur la formation et l’octroi de l’équipement des forces de sécurité, explique un consultant pour une organisation internationale active dans la promotion de la bonne gouvernance des services de sécurité palestiniens.

Rivalités politiques internes

A cette limite externe s’ajoute l’éclatement interne de la politique palestinienne. En 2006, le Hamas remporte les élections législatives et décide de former sa propre force de sécurité à Gaza, indépendante de l’Autorité palestinienne, qui elle exerce ses prérogatives en Cisjordanie.

Si les services de sécurité se sont construits dans les années 1990 sans le Hamas (viscéralement opposé aux accords d’Oslo), ces élections auraient pu être l’occasion d’intégrer ses membres au sein des services de sécurité. Mais la communauté internationale en a décidé autrement et les programmes d’aide ont été suspendus.

A l'époque, le Fatah, le parti fondé par Arafat, tente d’entraver le fonctionnement du futur cabinet: Mahmoud Abbas nomme par exemple un fidèle, Rachid Abou Shbak, à la tête de trois services de sécurité. En réponse, Said Seyam, alors ministre de l’Intérieur, crée à Gaza une nouvelle branche des forces de sécurité, la force exécutive sous les commandes de son ministère, dont la majorité des membres viennent de la branche armée du Hamas. Histoire de faire le ménage, le Hamas défait ensuite les forces du Fatah.

On arrive donc à un septième service de sécurité en plus des six créés par les accords, auxquels il faut ajouter des organes supplémentaires aux prérogatives très floues, comme la sécurité spéciale ou encore la police de l’air, créés du temps d'Arafat. Si bien qu’aujourd’hui, on ne sait pas précisément combien de services existent...

Nombre de membres doublé

Ni même combien de membres ils comptent. En 2003, dix ans après les accords, le FMI dénombrait au moins 56.128 membres. Des rapports plus récents d’autres organisations font état de 66.000 membres en 2010 (29.500 en Cisjordanie et 36.500 membres inactifs à Gaza depuis la victoire du Hamas en 2006, mais que l’Autorité palestinienne continue de payer). Les chiffres varient d’une association ou d’une institution à l’autre, ce qui ne permet pas de connaître les effectifs exacts.

Et c'est le résultat d'une politique voulue et pensée par Yasser Arafat. A la suite des accords d'Oslo, l’arrivée de milliers de Palestiniens de l’extérieur (les returnees, coupés depuis bien longtemps des réalités quotidiennes des territoires) provoque des tensions économiques et sociales dans les territoires: Yasser Arafat décide alors de recruter massivement les chebab (jeunes combattants) de la première Intifada au sein des services de sécurité par un système de cooptation et d’intégration.

Leur donner un salaire et une position sociale lui permet de légitimer l’appareil d’Etat en construction et de canaliser les tensions. En parallèle, il manoeuvre avec les grandes familles qu’il connaît bien et achète leur allégeance. Très vite, les services dépassent donc les 30.000 membres prévus par les accords. «Israël ne proteste pas, conscient de la difficulté à policer la société palestinienne», explique Julien Salingue. Arafat, lui, divise pour mieux régner sur ces services minés par les rivalités, le clientélisme et la corruption.

Réforme lente et complexe

A partir de 2002, Israël et les bailleurs exigent une réforme de l’Autorité palestinienne, et plus particulièrement des services de sécurité, accusés de participer aux attaques contre les Israéliens (d’où leur quasi totale destruction pendant la seconde Intifada). Les mots d’ordre sont professionnalisation, dépolitisation et rationalisation afin de contenir le Hamas, restreindre le pouvoir du Fatah et restaurer l’ordre dans les territoires.

Mais la réforme ne débute réellement qu’à partir de 2005 (soit après la mort d’Arafat) et est rapidement interrompue par la victoire du Hamas et le chaos qui s’en suit. Elle ne reprend qu’en 2007 avec l’arrivée de Salam Fayyad, qui tente la fusion de certains organes, la mise à la retraite de responsables, le renouveau dans la formation, une coopération accrue avec les Israéliens et de spectaculaires opérations de «rétablissement de l’ordre» et des arrestations.

Une réforme éminemment politique, donc, visant à acquérir le monopole de la violence physique légitime en réprimant les oppositions (pas seulement le Hamas, mais aussi les journalistes ou les militants de la gauche palestinienne il y a encore quelques jours...). Un processus qui suscite des accusations régulières de violations des droits de l’homme et la défiance d'une partie de la population: en juin 2013, seuls 56% des Palestiniens de Cisjordanie et 64% de ceux de la bande de Gaza se sentaient en sécurité dans les territoires.

Pour une partie de la société, les services de sécurité ont cependant eu deux mérites. Le premier est l’amélioration du traitement des femmes: «Longtemps, la police a été accusée d’intimider les femmes et de les décourager à porter plainte. Depuis quelques mois, de gros efforts sont effectués pour faire changer cette pratique», constate le consultant pour l’organisation internationale. Le second est la fin de la résistance armée de plusieurs centaines de membres des brigades al-Aqsa en Cisjordanie à la fin des années 2000.

Mais, depuis quelques temps, la persistance des mécontentement semble précipiter la renaissance de groupuscules et le déclenchement d’échauffourées. En réponse, l’Autorité palestinienne embauche… «Alors que les effectifs des services de sécurité avaient baissé en 2008, ils sont depuis 2009 en constante augmentation: 40% des salariés de l’Autorité sont membres des forces de sécurité, pour un coût de fonctionnement représentant plus d'un tiers des dépenses du gouvernement, lequel se trouve dans l’incapacité de répondre aux besoins sociaux les plus élémentaires des Palestiniens», explique Julien Salingue.

«Les contradictions d'Oslo sont mises à nu»

Les Etats-Unis et l’Union européenne continuent à verser des millions à l’Autorité palestinienne: les premiers auraient accordé plus de 650 millions de dollars depuis 2007, la seconde a déboursé 295 millions d’euros pour différents projets en 2011. L’Union Européenne finance par exemple depuis quelques mois la création d’affiches «à la gloire des policiers». Or, même si un contrôle plus accru des finances à permis de faire baisser le clientélisme depuis quelques années, le cadre de ces services de sécurité reste «discutable», ironise sur place le consultant pour l’organisation internationale.

En matière de sécurité, Mahmoud Abbas a donc les mains liées entre Israël, la division politique et territoriale de la Palestine et un appareil sécuritaire on ne peut plus obscur hérité de Yasser Arafat. Mais «ce sont en réalité des contradictions d’Oslo qui sont ainsi mises à nu: nul ne peut prétendre construire une structure étatique légitime dans une société sans souveraineté», conclut Julien Salingue.

C’est en effet à mesure que l’Etat se construit qu’il peut faire la démonstration de sa stabilité et de sa sûreté en instaurant des services de sécurité légitimes. Si l’on regarde le cas d’Israël, l’armée actuelle est d'ailleurs en réalité la fusion des différents groupes armés, auparavant considérés comme terroristes par les colons britanniques, qui ont participé à la construction de l’Etat.

Fanny Arlandis

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