Société

L'iPhone bon marché qui ne l'est pas

Temps de lecture : 5 min

Avec ses derniers modèles, Apple ne parle toujours pas aux consommateurs soucieux de leur porte-monnaie. Une stratégie de plus en plus risquée.

Les couleurs de l'iPhone 5C. REUTERS/Stephen Lam.
Les couleurs de l'iPhone 5C. REUTERS/Stephen Lam.

Depuis six ans, la tactique d'Apple pour vendre l'iPhone est simple, mais aussi de plus en plus risquée. Chaque année, la marque ne sort qu'un seul nouveau modèle, un téléphone incarnant son idéal platonicien —l'appareil que, selon elle, tout le monde devrait avoir. En général, aux Etats-Unis, le nouveau téléphone est vendu aux alentours de 650 dollars (490 euros environ) et les opérateurs le proposent à 199 dollars à leurs clients s'ils s'engagent pour deux ans.

Pour couvrir ses arrières face à ses concurrents meilleur marché, Apple vend toujours ses anciens modèles en baissant chaque année leur prix de 100 dollars. L'an dernier, quand la marque a dévoilé l'iPhone 5, l'iPhone 4S de 2011 était encore disponible pour 550 dollars (99 dollars avec un abonnement); idem pour l'iPhone 4 de 2010, pour 450 dollars (gratuit avec un abonnement).

L'avantage d'une telle stratégie est évidente. Contrairement à ses concurrents, qui sortent une douzaine de téléphones par an, Apple peut canaliser toute son énergie sur la conception et la fabrication d'un seul modèle, puis inciter ses clients à acheter son appareil le plus haut de gamme et lui permettre ainsi de réaliser sa plus grosse marge.

Mais le revers de la médaille est tout aussi évident. L'iPhone est le produit phare d'Apple —il représente les deux tiers de ses profits. Mais en ne sortant qu'un seul nouvel appareil par an, la marque ne cesse de mettre ses œufs dans le même panier. Et s'il s'avère que ce panier a une antenne défectueuse? Qu'il passe peu ou prou pour une mise à jour? Que certains trouvent son écran trop petit? Ou qu'il est tout simplement trop cher?

Cette année, les choses étaient censées changer. Depuis des mois maintenant, les spécialistes se disaient qu'Apple allait enfin faire ce que de nombreux observateurs (y compris votre humble serviteur) espéraient depuis des lustres: diversifier la gamme iPhone.

La logique semblait flagrante. Samsung, le concurrent le plus féroce d'Apple, a réussi à s'imposer dans les marchés émergents de Chine ou d'Inde avec des modèles adaptés à toutes les niches commerciales, du plus bas au plus haut de gamme. En sortant un nouvel appareil coûtant entre 300 et 400 dollars sans abonnement —car c'est ainsi que beaucoup de gens achètent leurs téléphones dans les marchés émergents—, Apple aurait pu attirer des consommateurs soucieux de leur porte-monnaie, créant ainsi une toute nouvelle classe d'utilisateurs de l'iPhone qui, en l'état actuel des choses, ne peuvent s'offrir ce mirifique gadget.

On attendait l'iPhone bon marché

Mais cette semaine, Apple a préféré faire la fine bouche. Au siège de la marque, à Cupertino en Californie, le PDG Tim Cook a certes dévoilé deux nouveaux iPhones au lieu d'un, mais aucun d'entre eux n'est l'iPhone bon marché tant attendu.

De fait, Apple n'a pas vraiment changé sa politique de prix. A travers le monde, elle continuera à facturer ses téléphones comme elle l'a toujours fait. On peut dire sans que cela paraisse absurde qu'au lieu d'un bon prix, Apple propose désormais à ses clients une bien étrange transaction: oui bon, d'accord, l'iPhone est toujours aussi cher. Mais, oh, regardez, maintenant vous pouvez l'avoir en plein de couleurs différentes! Fou, des couleurs! Même le rose! Vous comptez régler comment?

Le nouveau modèle haut-de-gamme —l'iPhone 5S— ressemble beaucoup à l'actuel iPhone 5, mais son processeur est plus rapide, son appareil photo plus performant et il possède un lecteur d'empreintes digitales qui vous permet de débloquer votre téléphone plus rapidement qu'avec un mot de passe. (Je l'ai essayé dans la zone de démonstration d'Apple et j'ai trouvé que le système était très facile à configurer et très rapide à utiliser). Le 5S —disponible en noir, blanc et doré— coûtera 650 dollars, ou 199 dollars avec un abonnement souscrit auprès d'un opérateur, pareil que pour l'iPhone 5 l'an dernier.

Et puis, il y a l'iPhone 5C: la vieille arlésienne d'un iPhone bon marché, qui ne l'est en réalité pas du tout. La coque de l'appareil est en plastique et non en aluminium comme celle du 5S. Le téléphone se décline en cinq couleurs: vert, bleu, jaune, rose et blanc. A part ça, ses organes sont identiques à ceux de l'iPhone 5 —même processeur, même appareil photo, mêmes performances. Et même prix.

De fait, le 5C ressemble tellement au 5 qu'Apple sort ce dernier modèle des rayons. Il sera vendu 550 dollars, ou 99 dollars avec un abonnement. Ce n'est pas un téléphone bon marché.

Et si la fabrication du 5C revient moins cher à Apple —comme on peut le supposer avec sa coque en plastique—, l'appareil pourra même être un moyen pour Apple de booster ses marges bénéficiaires plutôt que d'avoir à les revoir à la baisse.

Manoeuvre culottée

La manœuvre est culottée. Dans le secteur technologique, il est rare —si ce n'est inédit— de voir un produit conserver le même prix année après année. En maintenant sa politique anti téléphones économiques, Apple aura toujours des marges bénéficiaires élevées —et chez elle, les profits sont sacrés, bien plus importants que les ventes ou les parts de marché.

Mais refuser de bouger d'un iota sur ses prix est aussi une stratégie extrêmement risquée. La prochaine phase de croissance du marché des smartphones se jouera dans des coins de la planète où les gens n'ont pas beaucoup d'argent.

De plus, entre un téléphone à 200 dollars et un autre à 550 dollars, on est vraiment très proches en termes de performances. Si vous vivez en Inde et que vous n'avez que 300 ou 400 dollars à débourser pour un téléphone, le seul iPhone que vous allez pouvoir vous offrir est l'iPhone 4S – un appareil vieux de trois ans, avec un petit écran. Ou vous pouvez opter pour le Nexus 4 de Google, qui coûte 200 dollars, et qui est un appareil globalement tout à fait fantastique. En d'autres termes, à ce prix, vous seriez vraiment débile de prendre un iPhone.

Mais si le 5C n'est pas moins cher que l'aurait été le 5, pourquoi Apple s'est-elle donné autant de mal pour le sortir? Pourquoi s'éloigner de la stratégie il-n'y-a-qu'à-vendre-le-modèle-de-l'an-dernier si le nouvel appareil est globalement identique au précédent, exceptée sa coque colorée? A mon avis, c'est parce qu'Apple croit que la couleur peut être un excellent argument de vente. Oui, parfaitement.

Le snobisme comme plan marketing

Voici deux ans, j'avais soutenu que l'un des talents sous-estimés d'Apple tenait dans sa façon de jouer habilement avec la couleur de ses appareils pour faire du neuf avec du vieux. «[A]ujourd'hui, Apple nous fait convoiter certaines couleurs tout en nous faisant dédaigner celles qu'elle nous avait poussés à convoiter hier», avais-je écrit. «A intervalle régulier, les gadgets d'Apple sortent dans une nouvelle gamme de couleurs —blanc, noir, multicolore, argenté et à nouveau blanc. Et cette évolution est suivie par le reste du monde technologique.»

Cet article se terminait par une prédiction. Parce qu'Apple allait avoir de plus en plus de mal à transformer le design de son iPhone —vous ne pouvez pas faire des tonnes de trucs avec un bout de verre et de métal rectangulaire—, le seul élément potentiellement modifiable était la couleur. «Pour Apple, une nouvelle couleur peut tout autant justifier de sortir un nouveau modèle qu'un nouveau processeur», avais-je écrit, prédisant que l'iPhone allait bientôt être disponible dans plein de couleurs différentes.

Et voilà, nous y sommes. L'iPhone 5C ne fait rien de différent par rapport à l'iPhone 5. Mais parce qu'il a un look différent, avec toutes ses couleurs, Apple pense pouvoir le vendre comme quelque chose de neuf, quelque chose qui mérite davantage votre attention que le modèle de l'an passé.

En Inde et en Chine, les appareils Apple sont souvent considérés comme relevant de l'effet Veblen: s'ils sont attirants, c'est précisément parce qu'ils sont plus chers que leurs concurrents. Leur pouvoir de séduction provient en partie du fait que vous ne pouvez pas vous les payer.

Avec ses couleurs, le 5C fait de ce snobisme une partie intégrante de son plan marketing: voici le nouvel iPhone. Bien sûr, il est n'est pas vraiment dans vos moyens. Mais il est coloré. Tout le monde va le remarquer. Allez, mettez un peu d'argent de côté pour vous offrir le bleu!

Farhad Manjoo

Traduit par Peggy Sastre

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