Alors que le ministre français de l’Éducation Vincent Peillon vient de présenter, le 9 septembre, les quinze articles de la Charte de la laïcité à l’école, outre-Atlantique, le Québec se retrouve depuis la fin août au cœur d’un débat sur la création d’une Charte des valeurs québécoises. Un texte dont les cinq propositions viseraient à renforcer les valeurs d'égalité homme-femme et de neutralité religieuse de l'État en interdisant à la plupart des employés de la fonction publique —ceux travaillant dans les universités et les hôpitaux faisant exception— le port des signes religieux «facilement visibles» tels que la croix, le hijab, le niqab, le turban et la kippa.
L’objectif revendiqué de ce projet présenté par la Première ministre de la province francophone, Pauline Marois, et placé sous la responsabilité du ministre responsable des Institutions démocratiques et de la Participation citoyenne, Bernard Drainville, est l’unification de tous les Québécois et Québécoises. Mais alors qu’en France, la neutralité religieuse et spirituelle de l’État dans le respect des valeurs de la République se trouve être un des fondements de la Constitution, de la Déclaration des droits de l’homme ainsi, bien sûr, que de la loi de 1905 sur la séparation de l’Église et de l’État –«La République ne reconnaît aucun culte»–, le projet est loin de faire l’unanimité chez nos cousins outre-Atlantique.
Dévoilée par le biais de fuites, notamment dans le quotidien montréalais Le Journal de Montréal, la création de la Charte des valeurs québécoises a fait scandale, car elle a remis une fois de plus sur le tapis la question de l’identité culturelle et sociale du Québec, que ce soit au sein du Canada et par rapport à la France.
«Pas pour diviser, pour rassembler»
Dans une récente interview télévisée pour RDI (Réseau de l’information, la chaîne d’information continue du Canada français), Bernard Drainville a estimé que le projet constituait un bon équilibre entre le respect des droits individuels et celui des valeurs communes.
«Ce n’est pas pour diviser, c’est pour rassembler, c’est pour unir, c’est pour faire en sorte qu’on puisse vivre ensemble en se respectant», a ajouté de son côté Pauline Marois.
C’est bien cependant cette notion d’«unification québécoise» que bon nombre d’intellectuels et de journalistes québécois et canadiens tentent de comprendre et de définir. Quelles sont ces valeurs québécoises dont on nous parle? «A-t-on véritablement besoin d’une Charte des valeurs québécoises alors que nous devons déjà respecter la Charte canadienne des droits et des libertés?», s'est interrogée Antonia Maioni, politologue à l’université McGill à Montréal. «Dans une société canadienne qui se diversifie de plus en plus, de quels Québécois et de quelle unification parle-t-on?»
«Accommodements raisonnables»
Dans un tel contexte, beaucoup se posent donc la question de la définition de l’identité québécoise. Créée en 1977 dans le but de faire du français la langue officielle du Québec, la Charte de la langue française —aussi appelée Loi 101— se retrouve au cœur de cette question sur l’identité linguistique et culturelle de La Belle Province, dans un pays principalement anglophone. Bien que Pauline Marois ait fait le parallèle entre la Charte des valeurs québécoises et cette loi 101, pour beaucoup de Québécois, il ne devrait y avoir aucun amalgame entre le débat sur la religion et celui sur la langue française.
Dans un souci d’égalité et de préservation de son identité linguistique, historique et culturelle, la province du Québec doit-elle proscrire l’expression de l’identité culturelle et religieuse des personnes qui viennent s’y installer? «La meilleure façon de protéger le droit à l’égalité, c’est par la neutralité. La meilleure façon d’assurer le respect de toutes les religions, c’est que l’État n’ait aucune religion», a précisé Bernard Drainville.
Un discours qui rappelle fortement les principes républicains à la française. Sauf que le Québec est une société jeune et basée sur un concept anglo-saxon quelque peu étranger à la culture française: le multiculturalisme. Pour cette raison, bien que Pauline Marois préfère le modèle français au modèle multiculturel britannique, qu’elle considère très problématique et «source de violences», beaucoup de Québécois s’indignent face à l’idée d’une Charte qui viendrait imposer un modèle laïc qu’ils considèrent inadapté aux réalités sociales de la province.
Un débat qui n'est pas nouveau. On se souvient qu'en 2008, la Commission Bouchard-Taylor s'était retrouvée au coeur de la polémique sur les méthodes d'«accommodements raisonnables» des diverses communautés religieuses et culturelles vivant au Québec. Face à la révolte de Québécois contre un certain laxisme du gouvernement face à l'acceptation de toutes les disparités culturelles et religieuses, elle avait posé la question importante de l'équilibre entre le droit des nouveaux arrivants au Québec à la liberté d'expression culturelle et de religion et leur devoir incontournable de respecter les valeurs propres à l'identité québécoise —prééminence de la langue française, neutralité religieuse de l'État et égalité homme-femme.
Égalité hommes-femmes
Pour Bernard Drainville, la Charte va d'ailleurs au-delà du problème de la laïcité et s’étend jusqu’à cette question de l’égalité homme-femme. Une tradition fondamentale au Québec, une des rares sociétés qui a fait de la lutte pour l'émancipation des femmes une de ses priorités politiques et sociales, autant dans le monde professionnel, avec sa Loi sur l'équité salariale entre hommes et femmes, que personnel, avec le combat gouvernemental contre la violence conjugale.
«Le port du hijab par une éducatrice en garderie a une connotation d’un certain écart par rapport au respect de l’égalité entre les hommes et les femmes, une espèce de soumission», a précisé Pauline Marois, en ajoutant qu'il «pourrait inciter les enfants à la pratique religieuse». À la question «Que feriez-vous si la Charte était votée?», beaucoup d’infirmières portant le hijab et ayant effectué leurs études supérieures au Québec, province où les frais de scolarité sont les plus bas au pays, ont répondu au quotidien anglophone montréalais The Gazette qu’elles quitteraient la province pour s’installer en Ontario...
La polémique ne s’arrête pas là: qui dit neutralité de l’État dit aussi absence de tout signe religieux sans distinction dans les enceintes publiques de l’État, à l’instar de l’Assemblée nationale du Québec. Or, le crucifix installé en 1936 par le Premier Ministre québécois Maurice Duplessis, fervent défenseur de la religion catholique et de l’autonomie provinciale, y est toujours accroché.
Pour l'écrivaine et politique québécoise Djemila Benhabib, militante contre le fondamentalisme musulman et gagnante du prix international de la laïcité en 2012, l’Assemblée nationale «doit représenter la volonté du peuple, qui n’est pas assujetti à une quelconque religion». Le crucifix n’y a donc aucunement sa place. A l'inverse, pour Bernard Drainville, cela n’est pas près de changer: «Au nom du patrimoine et du respect pour notre parcours historique, le crucifix restera à l’Assemblée nationale, tout comme la croix en haut du Mont-Royal» —la colline qui domine la ville de Montréal.
Opposition du gouvernement canadien
Plus largement, pour le gouvernement fédéral et le reste des provinces anglophones du Canada, cette Charte représenterait une fois de plus un moyen pour le Québec d’affirmer sa différence par rapport au reste du pays, soulignant de ce fait l’incompréhension linguistique et culturelle qui règne de part et d’autre et qui ne date pas d’hier.
«Les Québécois débattent sur un concept que nous les Anglo-saxons n’avons même pas dans notre vocabulaire», a souligné le chroniqueur Colby Cosh dans l'hebdomadaire canadien Macleans. Car le mot «laïcité» ne trouve pas d’équivalent exact dans la langue de Shakespeare. «Nous, les libéraux anglophones, voyons dans le fait qu’une infirmière musulmane puisse porter le hijab au travail la preuve que notre système a réussi. Notre "laïcité" prend forme quand un musulman peut librement exprimer son identité religieuse tout en travaillant pour le gouvernement», ajoute-t-il.
Pour le Premier ministre canadien Stephen Harper ainsi que le chef du Parti libéral Justin Trudeau, tout comme le ministre pour le Multiculturalisme Jason Kenney, la Charte des valeurs québécoises représente en fait une violation des libertés d’expression et de religion qui ont fait du système multiculturel canadien la réussite qu’il est aujourd’hui. «Nous ne devrions pas avoir à choisir entre notre religion et notre identité québécoise», a déclaré Justin Trudeau. «Le Canada est un des pays les plus à même dans le monde à intégrer les immigrés du fait de son respect pour les libertés fondamentales telles que la liberté de religion et nous incluons totalement les immigrés dans notre société et notre économie», a estimé Jason Kenney dans The Globe and Mail.
Au final, le Québec se retrouve donc dans une position délicate, entre d'une part un Canada pour qui la liberté de religion passe par l’affirmation et l’expression libre de toutes les religions d’une part, et d’autre part la France, pour qui le respect de toutes les religions se reflète dans un système laïc sans aucun signe religieux.
Athena Tacet