Cette année, 555 nouveaux romans arrivent en librairies. Vous savez, ceux dont tout le monde vous parle partout tout le temps. Tous les ans, la «rentrée littéraire» —qui dispose même de sa propre page Wikipédia— est en effet l’événement culturel phare du début de l’automne.
Sa surmédiatisation s’explique assez simplement: c’est à l’automne que se concentrent les principales remises de prix —Goncourt, Renaudot, Fémina, Interallié, etc— ce qui en fait un événement annuel unique pour l’industrie.
Alors qu’au cinéma, par exemple, les festivals se répartissent sur toute l’année: Cannes en mai, Toronto et Venise en septembre, Sundance en janvier, la Berlinale en février… Et s’il est parfaitement accepté de sortir 555 livres en même temps, la même chose ne serait pas possible pour des pièces de théâtre, des expositions ou des films, pour de simples raisons logistiques.
Pourtant, en septembre, les éditeurs ne sont pas les seuls à faire leur rentrée: les autres disciplines culturelles, elles aussi, renouvellent leur programmation et affûtent leur stratégie. Et ça donne des listes articles aux titres tous plus originaux les uns que les autres: «30 albums pour la rentrée», «Les concerts de l’automne», «Les 10 films de la rentrée», etc.
Un phénomène complètement artificiel selon Françoise Benhamou, spécialiste de l’économie de la culture et professeure à l'université Paris 13: «C’est un système de communication créé d’une manière un peu fictive», explique-t-elle. «L’industrie de la culture est caractérisée par le fait qu’il y a des sorties en permanence. Donc on crée cette fiction de la rentrée pour afficher une idée de renouvellement.»
Aller au musée par mauvaise conscience
Fiction ou pas, pour les musées comme pour les éditeurs, la période de septembre à octobre est cruciale. C’est en effet à ce moment-là que les musées annoncent leurs programmes d'expositions pour les douze mois à venir. Cette année, la saison démarre avec des expositions très attendues: Georges Braque et Raymond Depardon au Grand Palais, Frida Kahlo à L’Orangerie, Chris Marker au centre Pompidou et Jean Cocteau à la Cinémathèque.

La table grise, de Georges Braque. REUTERS/Lucas Jackson
Et, comme pour la rentrée littéraire, l’offre est énorme, si bien que ça se bouscule aux vernissages. «La presse artistique fait face à la même difficulté que les critiques littéraires, qui ont une profusion de livres à lire», explique Pascale Sillard, directrice de la communication de la réunion des musées nationaux-Grand palais.
Du coup, pour gérer au mieux la concurrence, les musées s’organisent:
«Dans un hebdomadaire, on ne peut parler que d’une ou deux expositions par semaine, donc s’il y en a deux majeures qui ouvrent la même semaine, ça pose un problème. On essaie de ne pas se marcher les uns sur les autres, de décaler.»
Si le Grand Palais lance l'une de ses expositions un jour donné, un plus petit musée ne s'amusera pas forcément à lancer la sienne au même moment.
Par ailleurs, de même que la rentrée littéraire fait décoller les ventes de livres, selon Pascale Sillard, «les expositions d’automne sont celles qui marchent le mieux». Elle attribue d’ailleurs ce surcroît d’activité culturelle à notre mauvaise conscience:
«Pendant l’été, les gens prennent souvent des bonnes résolutions. Ils voient une exposition, et se disent qu’ils devraient essayer d’en voir plus à la rentrée.»
Une rentrée cinéma art et essai et peu rentable
Au cinéma, les choses sont un peu différentes: il n’y a pas une rentrée mais trois. Et celles-ci sont en fait organisées selon le genre de films. En France, en été, on trouve les blockbusters, les films d’action et de superhéros. En hiver, les films familiaux. Et à l’automne, ce sont les films d’art et d’essai, qui se positionnent par rapport aux différents festivals, selon Nolwenn Mingant, maître de conférences en civilisation américaine à l’université Paris 3.
Aux Etats-Unis, les longs-métrages qui espèrent être nominés aux Oscars en fin de saison se bousculent à cette période, la date-butoir étant fixée au 31 décembre. C’était le cas l’année dernière de Zero Dark Thirty, Django Unchained, Happiness Therapy ou encore Argo, qui remporta ensuite l’Oscar du meilleur film.
Argo, de Ben Affleck
En France, de septembre à novembre, ce sont les films sélectionnés à Cannes au printemps précédent qui arrivent en salles. Par exemple, La Vie d’Adèle, qui a remporté la Palme d’Or cette année, sort le 9 octobre. Le 6 novembre, ce sera Inside Llewyn Davis, qui a obtenu le Grand Prix du festival. Jimmy P., Ma vie avec Liberace ou encore Un château en Italie, eux aussi, sortent tous entre septembre et octobre.
Pour ceux qui n'aiment pas les blockbusters estivaux, cette rentrée «art et essai» est une des périodes les plus excitantes pour les sorties. Mais c’est la moins rentable pour les studios. Selon Nolwenn Mingant, «en termes de revenus, les deux meilleures périodes sont l’été et les fêtes de Noël». En 2012, la plus faible période de fréquentation des salles de cinéma était le mois de septembre, avec 11,10 millions d’entrées: quasiment deux fois moins qu’en novembre (22,98 millions) ou décembre (19,40 millions).
Régine Vial, qui s’occupe de la distribution pour Les Films du Losange, fait le même constat:
«Pour nous, le mois de septembre est souvent assez difficile. En période de rentrée des classes, le travail reprend, les gens vont peu au cinéma, ils sont moins disponibles que pendant les vacances.»
Pour inciter son public à fréquenter davantage les salles obscures, la Fédération nationale des cinémas français a d'ailleurs lancé fin août une campagne intitulée «La rentrée du cinéma». Le spot publicitaire, qui met à l’affiche «la nouvelle vague du cinéma français», est diffusé dans tous les cinémas, avant chaque projection, et ce jusqu’au 17 septembre.
La Rentrée Cinéma 2013, par FNCF
Au théâtre, une rentrée de rattrapage en janvier
Au théâtre aussi, l’automne est la période la plus palpitante: «C'est important d’attaquer l’année avec un projet fort», explique Patricia Lopez, attachée de presse du Théâtre Gérard Philippe et du festival Francophonies en Limousin.
Confirmation de Salomé Lelouch, directrice du Théâtre 13 à Paris, qui a programmé deux pièces —dont une reprise:
«Si on a un vrai succès, le spectacle tient toute la saison. Mais s’il n’y a pas assez de monde, les pièces sont vite arrêtées et on doit trouver un remplacement.»
Septembre, c’est donc la prise de risque de l’année:
«C’est le moment le plus important, celui où on lance le spectacle. Toute l’année, on cherche des pièces, et quand il y en a une qui nous plaît vraiment, on la programme pour la rentrée.»
Car, conformément à la tradition, c’est en septembre que sortent les créations originales, «alors que celles qui viennent après sont des reprises, dont on sait déjà qu’elles ont bien marché», explique Salomé Lelouch. Et en cas de mauvaise rentrée, la période de janvier arrive comme une deuxième chance:
«Si on s’est ratés en septembre, on peut relancer une création en janvier.»
Par ailleurs, comme au cinéma, le mois de septembre n’est souvent pas le plus fructueux: c’est surtout à partir de novembre que les places commencent à bien se vendre —et ce jusqu’aux fêtes, que Patricia Lopez appelle «la trêve du mois de décembre», et qui représentent les meilleures ventes de l’année.
«Septembre, ce n’est pas une très bonne période, parce qu’il y a beaucoup de réductions pour lancer les spectacles et puis il y a beaucoup de concurrence. Tout le monde sort plein de spectacles en même temps. Il faut le temps de les lancer, pour que le bouche à oreille fasse son chemin», explique Salomé Lelouch.
Françoise Benhamou confirme: «Les gens ont dépensé beaucoup d’argent pendant l’été, ils ont autre chose à faire que d’aller au théâtre.» C’est pour ça, selon elle, que le Festival d’Automne à Paris a été créé, «pour booster la fréquentation en créant un phénomène».
En musique, la rentrée disparaît
Au départ, l’industrie de la musique avait, elle aussi, sa rentrée à l’automne. Les sorties se faisaient entre septembre et octobre, pour laisser le temps à Carrefour, Auchan et autres grandes surfaces d’organiser à l’avance leurs rayons de Noël. Mais maintenant, confie André Nicolas, responsable de l’Observatoire de la musique, «les grandes surfaces ne sont plus tellement intéressées par la vente de disques. Le produit physique n’est plus d’une grande attractivité».
Du coup, plus de rentrée: «il y a une quinzaine d’années, quand on sortait un album de Michael Jackson, tout le monde l’attendait. Maintenant il n’y a plus ces grands effets, explique André Nicolas. Le numérique fait qu’il y a un éclatement complet des pratiques. L’accessibilité du contenu musical s’est beaucoup diluée.»
La seule période qui résiste à ce phénomène, c’est celle des fêtes: offrir un album téléchargé sur Pirate Bay à son cousin pour Noël ne faisant pour l’instant pas partie des normes sociales, la solution reste encore d’acheter des disques. «Le moment le plus important, c’est vraiment le mois de décembre, qui représente 15% des ventes de l’année à lui tout seul», affirme Guillaume Leblanc, directeur général du Syndicat national de l’édition phonographie (Snep).
Et c’est aussi à ce moment-là que se concentrent les plus grosses sorties: «l’année dernière, il y avait Johnny Hallyday, Céline Dion, Muse, One Direction et Patrick Bruel». Cette année, c’est l’album de Lady Gaga, prévu pour le 11 novembre, qu’on risque de retrouver sous les sapins.
La période de Noël a une telle importance pour les sorties qu’à partir de cette année, la cérémonie des NRJ Music Awards se tiendra en décembre. «Jusqu’à présent, l’événement avait lieu en janvier, mais en accord avec les producteurs, notamment les producteurs américains, TF1 a décidé de décaler, explique André Nicolas. Fin janvier, ça ne les intéresse plus.»
Le rythme des rentrées est ainsi en constante mutation: même la rentrée littéraire, qui est un événement phare pour les éditeurs, n’a plus le même succès. Cette année, c’est en effet la première fois depuis douze ans que le nombre de livres est en dessous de la barre des 600.
Et puis, chaque été, de moins en moins de gens partent en vacances, créant une demande culturelle plus forte qu’autrefois en juillet et en août. «En août nos spectacles ont très bien marché», observe Jean-Philippe Rigaud, attaché de presse du Théâtre 13. «Il y a peut-être quelque chose à repenser de la part des managers», confirme quant à elle Françoise Benhamou. «De même qu’il y a Paris Plages, il pourrait y avoir une offre culturelle pendant l’été».
Anaïs Bordages