Nous étions sept ou huit cadres dans la salle de conférence, tous de même rang, avec notre supérieur hiérarchique. Les salles de conférence étaient toujours équipées de grandes tables, qu’elles soient en chêne verni ou en mélaminé. Les fauteuils étaient de ceux qui vous permettent de vous pencher vers l’arrière en appuyant un peu et il y avait des petites manettes en dessous pour relever ou descendre le siège, voire ajuster le dossier. Moi qui suis du genre à avoir la bougeotte, je jouais beaucoup avec lors des réunions.
Nous étions tous des hommes, blancs pour la plupart. Chacun de nous avait trois à six programmeurs directement sous sa responsabilité. Et nous relevions tous directement de notre supérieur.
Il y avait un nombre de cadres impressionnant chez Microsoft —c’était le seul moyen pour avoir de l’avancement, si bien que la structure de la société est devenue de plus en plus verticale. Une fois ou deux par an, nous nous réunissions tous pour évaluer nos subalternes, en les classant du meilleur au plus mauvais.
Ce système s’appelait le stack ranking.
Suite à l’annonce, vendredi dernier, du départ du PDG de Microsoft, Steve Ballmer, les autopsies de ses treize années de règne n’ont pas manqué de pointer du doigt le stack ranking (qui, pour être honnête, avait été instauré avant lui), à la fois comme la cause et comme le symptôme du déclin du géant informatique. Ayant travaillé en tant que développeur, puis en tant que chef de projet, chez Microsoft entre 1998 et 2003, j’ai eu à évaluer les autres et j’ai moi-même été évalué selon ce système. Et je peux affirmer que, oui, le stack rank est aussi nuisible à l’innovation, à l’intégrité et à la morale que cela a été dit dans les médias.
Le nom de chaque subalterne était inscrit sur une fiche que l’on posait sur la table. La procédure se faisait en deux étapes. Tout d’abord, les fiches étaient grosso modo réparties entre quatre paniers: excellent, bon, médiocre et nul. Puis, pour chaque panier, les salariés étaient regroupés par paires à des fins comparatives. Les cadres devaient débattre pour dire si tel ou tel de leur subalterne était meilleur ou pire que le subalterne d’un autre cadre mis dans le même panier. Notre supérieur avait le dernier mot. Certains cadres étaient plus pugnaces que d’autres.
But double pour les cadres
En tant que cadre, votre but est double lors du stack rank. Tout d’abord, vous souhaitez placer vos meilleurs éléments le plus haut possible. Cela leur permettra d’obtenir de gros bonus, des promotions, des augmentations et les rendra ainsi moins susceptibles de vous quitter ou de lâcher l’entreprise.
Ensuite, si vous avez la malchance d’avoir des subordonnés peu performants, deux solutions s’offrent à vous: soit vous essayez de les aider en les plaçant suffisamment haut pour qu’ils ne se fassent pas trop saquer lors de l’évaluation annuelle, soit vous les jetez aux chiens, vous les laissez se faire descendre. Si vous les abandonnez, ils seront mis au placard, relégués au rang d’éléments plus ou moins inutiles. L’objectif est de les faire sortir par quelqu’un situé moins haut que vous dans la hiérarchie, afin que ce ne soit plus votre problème.
J’ai eu la chance de n’avoir que de bons programmeurs sous mes ordres. On m’a un jour incité à en prendre un moins performant, mais je me suis démené comme un fou pour ne pas que cela arrive, faisant preuve de toute l’influence dont j’étais capable pour faire comprendre qu’il ne pouvait pas faire partie de mon équipe.
Mes subordonnés s’en sont apparemment plutôt bien sortis. J’ai réussi à ce qu’ils soient tous dans les meilleurs paniers. À la fin du stack rank, notre boss, qui avait supervisé toute la réunion, prenait les paniers pour se rendre à une réunion similaire, un niveau au-dessus dans la hiérarchie, où, à notre tour, nous étions fichés et classés dans notre dos, avant d’être mélangés aux paquets que nous avions nous-mêmes créés, comme des cartes à jouer.
Au final, les vice-présidents devaient discuter entre eux des bonus et des augmentations à accorder pour toute l’organisation, puis les distribuer en fonction du classement. Une note était alors attribuée aux salariés, correspondant à trois niveaux: 4.0 (Au-dessus de la moyenne), 3.5 (Moyen) et 3.0 (En dessous la moyenne). Un très rare 4.5 vous donnait droit à un jeu de couteaux à steak; un 2.5 signifiait que vous étiez viré (plus ou moins). Je ne suis pas certain qu’Alan Turing en personne aurait pu obtenir un 5.0.
Loin d'être encourageant
Le stack rank était nocif. Il encourageait les salariés à ne pas rejoindre les groupes de qualité, car l’on devenait alors beaucoup plus susceptible d’être mal classé lors de l’évaluation. Mieux valait se retrouver dans un groupe faible où l’on pouvait faire la star sans trop d’efforts.
Les dirigeants avaient sans doute pensé que ce système permettrait aux forts de motiver les faibles. Cela n’a jamais fonctionné de cette façon. Le plus souvent, cela encourageait juste les gens à poignarder leurs collègues dans le dos, puisque vous profitiez automatiquement du malheur des autres.
Le stack rank était un jeu à somme nulle: une personne ne pouvait exceller qu’en pénalisant les autres. Et cela s’appliquait à tous les niveaux de l’entreprise. Même si vous étiez dans un groupe de trois personnes, toutes très performantes, il était plus que probable que l’un d’entre-vous allait être classé «Au-dessus de la moyenne», un autre «Moyen» et le dernier «En dessous de la moyenne».
Si votre supérieur n’était pas trop crétin ou salaud (voire les deux), ce classement reflétait bien, effectivement, votre «valeur» relative, mais c’était loin d’être encourageant pour le pauvre salarié courageux et travailleur qui avait juste le malheur de ne pas être aussi bon que les deux autres.
Jeu à somme nulle
C’était mon problème. J’avais trois programmeurs sous mes ordres: A, B et C. Et ils pouvaient clairement être classés en trois catégories: C était bon, B était excellent, A était extraordinaire. C’étaient des types gentils et discrets (ils n’étaient pas adeptes de l’autopromotion, ce qui les desservait chez Microsoft) et je ne leur voulais que du bien. Concernant leur position dans le stack rank, je trouvais qu’il aurait été juste de les classer comme ci-dessous, par rapport à leur place dans la société en général:
- A: Au-dessus de la moyenne
- B: Au-dessus de la moyenne
- C: Moyen
Le classement «Au-dessus de la moyenne» aurait permis à A et B d’obtenir de jolis bonus et augmentations. C aurait quant à lui eu droit à une petite augmentation et à un bonus correct grâce à son classement «Moyen». Mais ce n’est pas ce qui s’est passé. Mon supérieur m’a sèchement répliqué que le classement serait le suivant:
- A: Au-dessus de la moyenne
- B: Moyen
- C: En dessous de la moyenne
Le classement que j’avais souhaité était hors de question, puisque cela impliquait que mon supérieur «vole» un «Au-dessus de la moyenne» supplémentaire à un autre cadre. J’estimais que B pourrait supporter un classement «Moyen» (après tout, nous étions tous grassement rétribués), mais j’avais du mal à accepter de noter C «En dessous de la moyenne».
J’ai donc pris la défense de C. Mon boss m’a dit qu’il n’y avait alors qu’un seul autre classement possible:
- A: Moyen
- B: Moyen
- C: Moyen
Sauf que A était clairement l’un des meilleurs éléments de toute l’entreprise! Comment pouvait-il obtenir une note plus faible que des programmeurs considérés par tous comme moins bons que lui? J’ai laissé tomber et C a été classé «En dessous de la moyenne». Le jeu à somme nulle dans toute sa splendeur.
C’est un souvenir qui me met encore mal à l’aise.
Confiance détruite
Il a ensuite fallu que j’explique les choses à mes programmeurs. Cela illustre bien un autre défaut du stack ranking: il détruit toute confiance entre les employés et la direction, car il impose à tous les cadres de niveau inférieur de mentir de façon systématique à leurs subordonnés.
Pourquoi? Parce que, des années durant, Microsoft a nié l’existence du stack rank auprès des employés de base. Petit à petit, il y a eu des fuites et le système de notation est devenu l’une des plaintes récurrentes sur le très détesté (par Microsoft) blog Mini-Microsoft, dans lequel un haut cadre de l’entreprise (auquel se joignent des centaines d’employés) dénonce anonymement les dysfonctionnements organisationnels.
Le stack rank a fini par être mentionné dans un article de Vanity Fair en 2012, mais durant de nombreuses années, il est resté secret, aussi bien en dehors de Microsoft qu’à l’intérieur même de l’entreprise. Il était présenté aux employés comme un système objectif d’évaluation des «compétences clés», dans lequel chaque personne était jugée isolément.
Lorsque sonnait l’heure de l’évaluation annuelle, les programmeurs devaient remplir un court formulaire d’auto-évaluation détaillant leurs réussites, leurs points forts et leurs points faibles. Seuls certains d’entre eux avaient conscience que leur évaluation avait déjà plus ou moins été réalisée lors du stack rank. On pouvait parfois reconnaître ceux qui savaient aux commentaires désinvoltes qu’ils laissaient sur leur formulaire, comme ce type qui marquait chaque année dans la partie «Points à améliorer»: «Je vais tenter d’être moins con».
Petit cinéma
Il y avait toutefois des exceptions. Même si vous saviez pour le stack rank, vous n’étiez pas censé l’admettre. Vous étiez donc, de toute façon, obligé de vous prêter au cirque des formulaires d’évaluation, en discutant avec votre supérieur de «compétences clés», etc.
Les cadres répondaient en employant la même rhétorique. Ayant peu de contrôle sur le véritable résultat, avec les bonus et augmentations que cela supposait (s’il y en avait), ils avaient pour tâche de rédiger un rapport justifiant le résultat du stack rank en termes de mérite absolu (le concept de «visibilité» était souvent employé: «Bien sûr que tu es un super codeur et que tu travailles 80 heures par semaine, mais il y a trop peu de gens qui ont entendu parler de toi!»).
Étonnamment, ce petit cinéma se faisait parfois entre les cadres eux-mêmes et leurs supérieurs, chacun faisant semblant de ne rien savoir du stack rank auquel ils avaient récemment participé. Ce genre de mauvaise foi était plus fréquent qu’on ne pourrait le croire. Je l’ai vu clairement chez plusieurs cadres qui semblaient oublier totalement les dissonances existant entre une évaluation des performances classique et le stack rank, comme si les résultats des deux allaient finir par s’aligner comme par magie (ce qui n’était, bien sûr, jamais le cas).
Ce type de mensonge organisationnel a de quoi rendre fou. Après avoir quitté Microsoft, j’ai traîné ma paranoïa avec moi durant des mois, toujours inquiet de ce que pouvaient faire les autres dans mon dos, suspicieux, ayant peur que l’on me mente. Je ne l’ai compris que lorsqu’est venue la période d’évaluation –classique– de mon nouveau travail. Lorsque j’étais chez Microsoft, la paranoïa était devenue la seule façon logique de se comporter.
David Auerbach
Traduit par Yann Champion