Voici à quoi ressemble la carte d’un monde tumultueux. Le programme Global Database of Events, Language, and Tone (GDELT) traque l'actualité des troubles dans le monde et la code en fonction de 58 critères, de l’endroit où un incident se produit à la nature de l’événement (ces cartes signalent les manifestations, les violences et les mouvements militaires et policiers) en passant par les appartenances ethniques et religieuses.
Ce programme a enregistré presque 250 millions d’événements depuis 1979, peut-on lire sur son site Internet, et il est mis à jour quotidiennement.
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John Beieler, doctorant à Penn State, a reporté ces données sur d’étonnantes cartes —telle celle que vous pouvez voir ci-dessus, qui illustre chaque manifestation enregistrée par le GDELT— ce qui donne une époustouflante leçon d’histoire visuelle. Voici quelques événements à repérer au fil de la chronologie:
- Les grèves et les manifestations en réaction aux réformes économiques de la Première Ministre britannique Margaret Thatcher.
- La Pologne qui s’illumine au fil des années 1980 tandis que l’Europe de l’Est, en pleine Guerre froide, reste plongée dans l’obscurité.
- L’escalade des manifestations anti-apartheid en Afrique du Sud à la fin des années 1980.
- La chute du mur de Berlin et l’augmentation des manifestations en Europe de l’Est, avant la chute de l’Union soviétique.
- En Irak, les manifestations coïncidant avec l’opération Tempête du désert début 1991.
- L’explosion des manifestations aux États-Unis depuis 2008 —pensez à Occupy Wall Street et au Tea Party.
- Les protestations du mouvement vert en Iran après l’élection présidentielle de 2009.
- Le Printemps arabe, dont les manifestations se sont étendues en Afrique du Nord et au Moyen-Orient à partir de 2011.
- La permanence des manifestations dans des points éternellement chauds comme le Cachemire, le Tibet, Israël et la Cisjordanie.
Limites
La carte montre également les limites du big data, ou amas de données —et de la tentative de réduction de grands événements mondiaux à des variables codées. Prenez par exemple les manifestations aux États-Unis fin 2011: certaines sont des protestations d’Occupy Wall Street, d’autres du Tea Party, mais la différence d’identité politique de ces manifestations n’apparaît pas sur la carte.
En outre, de drôles de choses se produisent lorsque ces données sont cartographiées. Un rapide coup d’œil laisse penser que le Kansas est l’État le plus agité des États-Unis, alors qu’en réalité les soulèvements qui semblent surgir de façon récurrente près de Wichita correspondent tous aux mentions par les médias de manifestations ne précisant pas de nom de ville (et c’est également valable pour le petit point qui clignote au nord de la Mongolie, à Pétaouchnokgrad, en Russie).
Autre problème: la qualité des résultats correspond à celle des données utilisées. Si l’ampleur de la base de donnée du GDELT est impressionnante, elle est influencée par sa source: les reportages sur l’actualité internationale.
Kalev Leetaru, qui, à la chaire Yahoo! de l’université de Georgetown, travaille sur le projet GDELT, a expliqué par mail à Foreign Policy que l’apparente augmentation des manifestations depuis le milieu des années 1990 pouvait induire en erreur. «Dans d’autres travaux que nous sommes en train de mener en ce moment, les résultats préliminaires suggèrent qu’en pourcentage de tous les événements relevés par le GDELT, les manifestations n’ont pas augmenté dans l’ensemble», explique-t-il. «Par conséquent, la plus grande partie de l'augmentation des cas de manifestations populaires provient de l’augmentation de la disponibilité des médias numériques».
La perception médiatique des évènements
Jetez un nouveau coup d’œil à cette tâche obscure en Europe de l’Est dans les années 1980 —est-elle due à l’absence de manifestations ou à la présence de médias fortement contrôlés par l’État? Les données indiquent uniquement que les éventuelles protestations n’ont pas été relayées par la presse.
Ce qui n’amoindrit pas pour autant la portée des données présentées sur les cartes, souligne-t-il:
«Là où c’est très important, c’est que les médias d’information sont nos seules bases de données comparatives d’un pays à l’autre permettant d’avoir une vision de la société humaine à cette échelle, et donc ce que cette carte reflète, c’est la vision des manifestations dans le monde telle que les médias la relaient dans le temps... Cela montre que la couverture médiatique des manifestations a augmenté de façon massive ces dix dernières années...»
L’atlas mondial des manifestations de Beieler adopte une approche grand-angle de la géographie et de la chronologie, mais le chercheur s’intéresse aussi à la manière dont la cartographie des données de GDELT peut contribuer à analyser des crises particulières. Et au cours des dernières semaines, il a eu à sa disposition un cas d’école avec les manifestations anti-Morsi et la répression militaire en Égypte.
Manifestations et violences
Manifestations et évènements violents en Egypte du 9 au 17 août. Cliquer sur la carte pour la visionner en grand
Regardez ces deux cartes, faites à partir de données collectées en Égypte entre le 9 et le 17 août. La première, en haut de la page, indique l’emplacement et l’intensité des manifestations (les points violets et jaunes) et les événements impliquant des violences contre les civils (les cercles rouges).
Tout comme avec la carte précédente, l’interprétation des données visuelles a ses limites: certains de ces points violets et jaunes représentent les partisans du président déchu Mohamed Morsi, tandis que d’autres représentent leurs adversaires. En revanche, la carte montre bien la diffusion des manifestations dans le pays, même si la violence s’est concentrée dans les grandes zones métropolitaines, tout particulièrement au Caire et à Alexandrie.
Manifestations et forces de l’ordre
Manifestations et mobilisation de l’armée/de la police en Égypte entre le 9 et le 17 août. Cliquer sur la carte pour la visionner en grand
Sur cette deuxième carte de l’Égypte, Beieler a relevé les manifestations (de nouveau sous forme de points violets et jaunes) et les mouvements de l’armée ou de la police (les cercles rouges), qui «peuvent intégrer des choses telle une intensification de l’état d’alerte de la police, une mobilisation des forces de police ou tout autre affichage de la puissance policière», explique-t-il.
La carte montre où l’armée et la police ont répondu aux manifestations ou pas. Et il ne s’agit pas seulement de manifestations: regardez au Sinaï, où sont notées des manœuvres militaires réagissant à des groupes extrémistes sans qu’il y ait eu manifestation.
Les cartes des manifestations et des violences en Égypte «montrent avec une force immense comment les troubles ont débordé des limites du Caire», a écrit Leetaru. «À mes yeux, le plus fort dans ces visualisations, c’est qu’elles permettent de voir les troubles sous forme de motifs géographiques.»
J. Dana Stuster
Traduit par Bérengère Viennot