France

Attirer les «talents» hors de Paris: le grand défi du branding territorial

Temps de lecture : 9 min

Faire venir des emplois et investisseurs est devenu un enjeu de premier plan pour les métropoles de province. Dans ce but, elles se mettent à créer un peu partout des «marques de territoire»: culture, qualité de vie, pub, tout est fait pour appâter les «classes créatives».

Campagne Only Lyon à la Gare de Lyon à Paris, 2009, Jean-Louis Zimmermann via FlickrCC License by

Nos territoires, des entreprises comme les autres? C’est l’impression que nous donnent, souvent, ces campagnes publicitaires désincarnées qui viennent égayer les couloirs du métro, où l’Alsace et la Bretagne pourraient se confondre si on ne les avait pas clairement signalées par des bretzels pour la première et une épuisette pour la seconde.

Vous avez dit «cliché»? C’est que vous êtes un grand pessimiste. En vérité, il s’agit seulement de communication simple et efficace.

Mais d’où vient cette multiplication de campagnes, plus ou moins heureuses, pour s’arracher touristes, talents et investisseurs d’un territoire à l’autre?

Certes, il y a toujours eu des offices du tourisme pour vanter l’eau plus bleue d’une ville balnéaire et l’herbe plus verte d’un bout d’arrière-pays, mais rien de comparable à ces stratégies intégrées, qui réunissent différents acteurs institutionnels derrière un même étendard —une même marque— pour promouvoir une ville où une région auprès, non seulement des vacanciers, mais aussi des résidents potentiels, et dont la marque «Only Lyon» est l’exemple le plus caractéristique pour la France.

«Glamouriser» sa ville grâce au branding territorial

Différent du simple marketing, le branding territorial, nous explique Gilles Pinson, professeur de sciences politiques à Sciences Po Paris et Sciences Po Bordeaux, consiste «à créer un attachement d’ordre quasi-affectif entre la ville et ses utilisateurs potentiels».

Facile lorsqu’on s’appelle Paris ou New York, et que des siècles d’histoire, de tradition et de représentations partagées nous offrent sur un plateau tous les éléments d’une image romantique. Plus compliqué lorsqu’on s’appelle Lyon ou Amsterdam et que tout ce que nous offrent les siècles d’histoire, c’est la photo d’une ville industrielle pas sexy ou d’un parc d’attractions pour adulte un peu trop sexy.

Mais tout n’est pas perdu, au contraire. Si le nom de votre ville peine à vendre du rêve, rattrapez-vous sur le nom de votre marque. Ainsi Amsterdam, un peu trop sulfureuse, deviendra I amsterdam (jeux de mot sur «Je suis Amsterdam»), beaucoup plus lisse, sérieuse et professionnelle tout en restant culturelle et sympa. De même, Lyon, quasiment inconnue au niveau international, deviendra Only Lyon (là, c'est un anagramme), une métropole d’envergure européenne, alternative potentielle à Paris pour les investisseurs français et étrangers.

Lionel Flasseur, directeur du programme Only Lyon, ne s’en cache pas: «A l’origine du projet, nous explique-t-il, il y avait le constat d’un décalage entre l’image de la ville et sa réalité économique et touristique.» Pour que cette réalité continue d’évoluer dans un sens positif, il fallait impérativement dépoussiérer l’image de la cité. D’où la création de la marque, à laquelle sont associés différents acteurs-clés du développement du territoire, qu’ils soient publics (conseil municipal, Grand Lyon, universités…) ou privés (chambres de commerce, entreprises, etc.).

«Jusqu’en 2007, souligne Lionel Flasseur, ces différentes structures se perdaient dans une forêt de logos, envoyant des signaux parfois contradictoires. Elles se regroupent désormais toutes derrière la bannière d’Only Lyon.» La marque est pilotée par un comité ad hoc, qui définit une stratégie globale déclinée ensuite par chaque institution selon ses besoins spécifiques.

Un fonctionnement comparable à celui du Voyage à Nantes, une structure qui se propose de promouvoir la ville à travers l’organisation d’évènements culturels décalés. «Si on veut développer le tourisme à travers “Le Voyage à Nantes”, précise Aurélie Péneau, directrice du développement touristique, c’est aussi pour les retombées économiques indirectes: ça attire les investisseurs, les nouveaux habitants…»

Comme à Lyon, l’idée était de «créer une structure qui regroupe plusieurs organismes, en particulier l’office du tourisme et différents sites culturels phares, pour gagner en lisibilité par une stratégie de promotion unique». Un système rationnel et efficace, destiné à attirer les investisseurs, les touristes… et surtout la fameuse «classe créative», ces cadres cultivés censés favoriser le développement des villes, selon Gilles Pinson.

Une catégorie définie par le chercheur en sociologie urbaine Richard Florida, dans son ouvrage de référence The Rise of the Creative Class, comme les concepteurs de notre société (ingénieurs, artistes, entrepreneurs…). Une population mobile, urbaine, connectée et qualifiée qui se distingue par trois principales caractéristiques: talent, technologie et tolérance.

Population éduquée et consommatrice de culture

À regarder de près le site d’Only Lyon, il est ainsi clair que le public visé est une population éduquée et consommatrice de culture. Il vante en effet en priorité «une qualité de vie hors du commun» et souligne que «les habitants et les touristes apprécient cette ville d’art et de culture, à travers son histoire et son patrimoine très riche, ses nombreux évènements culturels et artistiques, ses magnifiques espaces de loisirs, comme le célèbre parc de la tête d’Or, et l’aménagement remarquable de ses berges du Rhône». La marque a même une webTV dédiée, qui a consacré un spot spécifique aux atouts culturels de la ville:

L’adhésion à la théorie de la classe créative est encore plus manifeste sur le site du Voyage à Nantes:

«Sur l’échiquier national et européen, la métropole se distingue par une politique culturelle exemplaire qui depuis vingt ans n’a de cesse de la caractériser: le Voyage à Nantes fait le choix de la culture et du patrimoine comme leviers d’attractivité et de création d’activités.»

La volonté d’attirer grâce une image de ville créative et culturellement riche est d’autant plus flagrante à Nantes que, comme le reconnaît Aurélie Péneaud, «Nantes ne peut pas compter sur un patrimoine d’exception, comme Bordeaux par exemple». Et pourtant, c’est bien sur la culture que Nantes Métropole a décidé de mettre l’accent en créant Le Voyage à Nantes en 2011.

La directrice du développement touristique insiste sur la «politique culturelle exemplaire de la ville», qui a permis la «création d’objets culturels» et «l’émergence d’un patrimoine nouveau […], une offre culturelle permanente, ouverte au public». Un court métrage a été réalisé pour présenter ce nouveau patrimoine:

Marseille, désignée capitale européenne de la culture 2013, s’inscrit elle aussi dans une démarche de séduction des touristes et futurs habitants par un discours sur le dynamisme créatif, avec en particulier l’ouverture du MuCEM à l’entrée du port. L’exemple de Lille 2004, ville qui souffrait d’un déficit de notoriété et qui a réussi à se redonner une image positive grâce à un projet culturel de grande ampleur, a convaincu d’autres collectivités de la pertinence de cette stratégie axée culture.

Cette volonté d’attirer des cadres cultivés se manifeste aussi dans le choix du public ciblé par les campagnes: «Notre communication est tournée vers l’international, explique Lionel Flasseur au sujet d’Only Lyon, ainsi que vers Paris qui est un terrain de chasse pour aller chercher les projets, mais pas vers les autres villes de France». Paris, qui concentre à elle seule 44% des emplois stratégiques du pays, serait donc le seul terrain intéressant de l’Hexagone…

Le choix du Voyage à Nantes est moins radical: «Nous ciblons le Grand-Ouest, affirme Aurélie Pénaud, ainsi que Paris et l’Ile-de-France, très bien connectés à la ville par le TGV. En Europe, nous sommes présents dans une dizaine de villes: Madrid, Barcelone, Milan, Amsterdam…»

Mais on retrouve néanmoins une préférence pour un public urbain, mobile et cultivé –les campagnes sont affichées essentiellement dans les gares et aéroports, et, précise la directrice du développement touristique, «elles sont toutes signées par des grands artistes» plutôt que par des agences de communication classiques.

Un élitisme parfois déconcertant. «Je trouve l’affiche déprimante, je ne comprends pas comment elle peut attirer», s’inquiétait par exemple un restaurateur nantais cité dans un article de Métro.

Les «classes créatives», une théorie à la mode

«La théorie des classes créatives a été très à la mode ces dernières années, développe Gilles Pinson. C’est l’idée que dans la société post-industrielle actuelle, ce ne sont plus les gens qui suivent les emplois, en venant par exemple s’installer dans une ville disposant d’une usine, mais les emplois qui suivent les gens, une certaine catégorie de population —la fameuse classe créative— suscitant, par sa simple présence, du développement économique».

«Dans un contexte de plus en plus concurrentiel, les territoires se doivent d’attirer des talents, ajoute-t-il. Décentralisation, désengagement de l’État, ouverture européenne et donc rivalités nouvelles… Pour garder en leur sein des sources de rentabilité économique, villes et régions doivent redoubler d’inventivité afin de faire venir —et rester— ceux qui feront tourner la machine».

Cette classe créative est supposée créer du développement économique là où elle s’installe. Parce qu’elle a des idées, elle est susceptible de générer de l’emploi de façon directe, en employant des salariés pour exécuter ses projets. Parce qu’elle a de l’argent, elle est susceptible de générer de l’emploi de façon indirecte, en consommant une grande quantité de services, allant des plus basiques —aller chez le médecin et au supermarché, comme tout le monde— aux moins basiques —bien sûr de la culture, mais aussi des cours de sport, des vêtements chics et des nourritures à la mode (légumes bio, pâtisseries sans gluten).

Quant à savoir si cette «classe créative» est véritablement la clé du développement économique, la question reste ouverte. Politiquement très populaire, la théorie de Florida est académiquement très contestée. Pour Gilles Pinson, elle conduit trop souvent à oublier les résidents réels de la ville au profit de ses utilisateurs potentiels.

«Les politiques urbaines des villes sont pensées pour les gens qui n’y habitent pas», déplore le chercheur, rejoint sur ce point par Camille Chamard, directeur de l’Institut d’administration des entreprises de Pau et spécialiste du marketing territorial:

«Les populations ne sont que très rarement impliquées dans la définition de ces images de marques, qui ne leur sont de toute façon pas directement destinées.»

Des populations locales oubliées?

Concernant Only Lyon, Lionel Flasseur ne nie pas l’absence de sollicitation des Lyonnais pour la genèse du projet:

«Mais les habitants ont été associés a posteriori au développement de la marque, par le biais des ambassadeurs Only Lyon, des bénévoles qui ont deux missions principales: assurer la promotion de la ville à leur échelle [faire connaître Lyon dans le cadre de leurs déplacements, ndlr] et déceler des opportunités [faire remonter à l'équipe Only Lyon des informations lorsqu'ils détectent une opportunité de développement].»

Il évoque aussi le concours «Only Lyon Buzz», qui récompense une vidéo amateur défendant les couleurs de la ville, destinée à devenir virale sur Internet.

Même son de cloche du côté du Voyage à Nantes. «Les Nantais n’ont pas été directement associés à la conception du projet, reconnaît Aurélie Péneau, mais de nombreux acteurs nantais l’ont été: une vingtaine de structures culturelles, l’école d’architecture, l’école des Beaux-Arts, les entreprises… En outre, 90% des œuvres exposées dans le cadre du Voyage à Nantes ont été réalisées en Loire Atlantique.»

Aurélie Pénaud adhère à la définition de Nantes comme d’une «ville créative», mais réfute l’idée d’une construction touristique artificielle au détriment des habitants:

«Le Voyage à Nantes est une structure tournée vers le développement touristique sans jamais oublier les Nantais. C’est une ville qui a été pensée, maitrisée, d’abord pour ses habitants, notamment en terme de transports. Une ville mixte, avec de l’habitat social dans les nouveaux quartiers. […]

Si Nantes est si appréciée des visiteurs, c’est aussi parce qu’ils voient qu’ici les gens sont biens. On s’attache à créer des lieux de rencontre entre Nantais et visiteurs, notamment avec un mobilier urbain créé par des artistes et disséminé dans la ville, comme par exemple les barbecues publics allumés midi et soir pendant tout l’été. C’est une ville récente dans son développement touristique, et les gens sont accueillants.»

Du côté de Lyon, Lionel Flasseur explique que «d’après une étude réalisée par Only Lyon, 72% des habitants de Lyon et de sa périphérie connaissent la marque, un chiffre très satisfaisant quand on sait qu’à l’origine, Only Lyon a été conçue pour l’international».

Coût économique

Mais Gilles Pinson ne partage pas cet enthousiasme:

«La promotion de la ville à l’étranger a un coût économique que paient ses habitants. Les crèches, les services de la petite enfance et la propreté, par exemple, passent au second plan.»

Et ce qui est certain, c’est que les habitants ne sont pas oubliés lors de la facture. Ainsi Le Canard Enchaîné révélait dans un récent article le coût de quelques-uns de ces slogans de marque de territoire, «nouveau filon des agences de com’ et dernière lubie des collectivités locales». «La Roche-sur-Yon, Vendée way of life» aurait ainsi coûté 65.000 euros.

A la fin du mois de juillet, le rapport annuel de la Cour des comptes soulignait lui que le poste «publicité, relations publiques» des collectivités territoriales représentait une masse de 1,5 milliard d'euros, un chiffre qui peut laisser perplexe en ces temps de restrictions budgétaires. Le Canard, encore lui, rappelait d'ailleurs à ce propos que la Cour prépare un rapport sur la gestion des collectivités.

Margaux Leridon

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