Alors que la saison estivale touche à sa fin, les offices du tourisme font leur bilan. Et, pour les villes et villages se situant sur le chemin de Saint-Jacques de Compostelle, il s'agit de dénombrer les pèlerins-randonneurs.
Si le nombre total de touristes n'est pas toujours aussi satisfaisant que les professionnels du secteur l’espéreraient, celui des marcheurs de Compostelle, en cet été 2013 où la ville espagnole a été endeuillée par un terrible drame ferroviaire, suit depuis plusieurs années une courbe ascendante. Environ 10% d'augmentation annuelle pour le nombre de «Jacquets», surnom des pèlerins de Saint-Jacques qui atteignent Santiago de Compostela, en Espagne, et s'y voient délivrer la compostela par le bureau des pèlerins de la ville. Pour obtenir cette attestation de pèlerinage rédigée en latin, il faut avoir parcouru au moins les 100 derniers kilomètres à pied.
Ils étaient ainsi plus de 192.000 à la recevoir au cours de l'année 2012. Fin juillet 2013, ils étaient déjà 112.000 depuis janvier, contre 100.000 pour la même période l'an dernier, signe d'une augmentation non négligeable. En vingt ans, le nombre de compostelas délivrées à tout simplement doublé.
Mais ces chiffres ne reflètent que les pèlerins se rendant jusqu'à Saint-Jacques de Compostelle. Or, nombre de ces marcheurs empruntent le chemin pour quelques jours, voire quelques semaines, sans effectuer l'intégralité du parcours, sachant par ailleurs que plusieurs chemins existent. «Même s'il est difficile d'établir un chiffre précis, car nous n'avons pas de compteur fixe, nous évaluons entre 20 et 30.000 le nombre de pèlerins passant chaque année à Conques», explique ainsi Régine Combal, directrice de l'office du tourisme de ce village aveyronnais, étape majeure de Compostelle.
Pour mieux évaluer le passage, certaines communes installent des écocompteurs sur le chemin, qui détectent les marcheurs et les comptabilisent. En 2012, par exemple, environ 15.000 personnes ont emprunté le chemin de Compostelle pour se rendre à Figeac, étape lotoise à quelques jours de marche de Conques.
L'engouement pour Compostelle a même atteint les librairies, comme en témoigne le succès de l'essai de Jean-Christophe Rufin Immortelle Randonnée. Compostelle malgré moi, où il relate son expérience compostellane. Livre qui s'est vendu à plus de 250 000.exemplaires en l'espace de quatre mois.
Le chemin donne aussi lieu à des polémiques locales, comme ce fut le cas avec le passage du généticien Axel Kahn dans l'Aveyron au mois de juillet. Le marcheur, choqué par l'état de Decazeville, un ancien pôle industriel et minier de la région touché par la désindustrialisation, a décrit les lieux dans des termes peu flatteurs sur son blog, s'attirant les foudres de la population et des élus locaux.
Il faut dire que le passage du chemin par ce bassin houiller hérité du XIXème siècle malmène quelque peu le marcheur qui imagine mettre ses pieds dans les pas de pèlerins médiévaux. Decazeville sonne alors comme un retour à la réalité: la révolution industrielle a bien eu lieu, même dans les terres rurales de l'Aveyron.
C'est que sur le chemin, l'évocation d'un Moyen Âge mythifié est omniprésente, notamment dans les topo-guides et la communication des offices de tourisme. Mais si ce pèlerinage aime à se draper d'immuabilité, il se révèle pourtant être une construction à la forme bien plus récente qu'il n'y paraît.
Tout commence vers l'an 800 et la découverte miraculeuse du tombeau de saint Jacques en Galice. Dans une Espagne alors presque entièrement occupée par les Musulmans, le culte de saint Jacques se met en place dans une des seules régions catholiques, prenant ainsi une dimension tout autant politique que religieuse.
Idées reçues
Les études menées par des historiens médiévistes remettent en question certaines idées reçues sur le chemin de Compostelle, comme celle des foules de pèlerins médiévaux se rendant au tombeau de saint Jacques. On peut ainsi lire sur le site du département de l'Aveyron que «la période allant du XIème au XIVème marque [...] l'âge d'or du pèlerinage, certaines sources donnent des chiffres de 500.000 pèlerins par an».
Or, ces foules pèlerines appartiennent à l'imaginaire populaire, les historiens n'ayant pu les attester. «L'histoire, ou plutôt la légende, c'est-à-dire ce qui est transmis oralement, a tendance à augmenter un peu [les choses]. Il y a moins de personnes au Moyen Âge qu'on l'imagine, ce ne sont pas des foules. Il n'y a jamais eu autant de pèlerins de Saint-Jacques qu'aujourd'hui», reconnaît le Père Emmanuel Gobilliard, recteur de la cathédrale du Puy-en-Velay.
«Si l'on en croit une abondante littérature, des foules dévotes se seraient pressées à Compostelle pendant les siècles médiévaux, avant de se tarir au XVIe siècle pour ne réapparaître que récemment. Or, l'étude et la critique des sources conduisent à une constatation inverse: les pèlerins ont été peu nombreux au Moyen Âge, sauf en des moments exceptionnels. En revanche, à partir de la fin du XVIe siècle, c'est par troupes qu'ils sont régulièrement rencontrés sur les routes», explique de son côté l'historienne médiéviste Denise Péricard-Méa.
Il faut dire que le culte à saint Jacques peut mener à confusion. L'apôtre étant extrêmement vénéré au Moyen Âge pour de multiples raisons (maladies, fécondité, mort, récoltes...), les lieux de culte à son intention étaient légion. Certains contenaient même des reliques à l'origine de miracles, tout comme à Compostelle en Galice. On trouvait ainsi un bras à Liège, un autre à Wurzbourg, un os du bras à Paris, un os du pied à Pistoia, et même des corps entiers à Toulouse, Echirolles, Angers… explique l'historienne dans sa thèse sur les cultes de saint Jacques au Moyen Âge.
«Le lointain sanctuaire de Galice n'a pas pu être le seul lieu de sépulture. D'autres églises de proximité ont assuré un culte plus quotidien, faisant de Compostelle un mythe», résume le médiéviste Denis Bruna. Ainsi, si le Moyen Âge compta effectivement de nombreux pèlerinages à saint Jacques, la plupart d'entre eux furent des pèlerinages locaux conduisant à des sanctuaires de proximité.
C'est seulement au XVIème siècle, après la Contre-Réforme et la disparition des lieux saints de proximité, que Compostelle s'imposa comme unique sanctuaire dédié à saint Jacques. Les pèlerinages se développèrent alors, attirant des catholiques «cherchant un réconfort dans une Espagne qui, seule, ne fut pas touchée par le protestantisme». Mais nous ne sommes déjà plus au Moyen Âge...
Le pèlerinage tombe ensuite en désuétude. Au XIXème siècle et au début du XXème, les pèlerins se comptent presque sur les doigts de la main: une quarantaine seulement atteignent chaque année Compostelle.
Un ouvrage majeur
Mais si les pèlerinages médiévaux à Compostelle furent si épars, d'où viennent les chemins actuels menant à Saint-Jacques? C'est là qu'intervient un ouvrage majeur dans la construction du chemin tel que nous le connaissons aujourd'hui: Le Guide des pèlerins.
Ce texte du XIIème siècle débute ainsi: «Quatre chemins vont à Saint-Jacques.» L'un part de Tours, l'un de Vézelay en passant par Limoges, l'un du Puy-en-Velay et enfin le dernier d'Arles en passant par Toulouse. La publication de cet ouvrage du XIIème siècle en français en 1938 par Jeanne Vieillard lui conféra la notoriété qui lui avait manqué jusqu'alors.
Des chercheurs ont effectivement démontré qu'il était resté inconnu tout le Moyen Âge et jusqu'à sa première publication en latin à la fin du XIXème. Le choix du titre Le Guide des pèlerins eut un effet majeur: il plaçait ainsi l'ouvrage comme ancêtre des topo-guides actuels, invitant à penser qu'il avait pu servir de guide aux pèlerins médiévaux.
Pourtant, l'importance des routes qu'il mentionne reste à prouver pour Denise Péricard-Méa:
«Les quatre routes qu'il décrit n'ont sans doute pas été plus fréquentées que les autres. Il est probable que les pèlerins de Compostelle empruntaient en fait les grands axes de communication, au long desquels ils pouvaient trouver des structures hospitalières, une protection et, éventuellement, des moyens de locomotion. L'étude des itinéraires empruntés, décrits dans les récits et les textes littéraires, montre que chacun traçait son propre chemin, l'un allant au plus droit, l'autre changeant de route selon ses besoins. Les routes médiévales étaient fort fréquentées mais les pèlerins de Compostelle se trouvaient mêlés à la masse des autres pèlerins cheminant vers des lieux moins lointains, mêlés aussi à la foule des autres voyageurs.»
C'est pourtant sur cet ouvrage et les routes qu'il évoque que se sont appuyés ceux qui ont tracé les chemins empruntées actuellement par les pèlerins-randonneurs.
Dans les années 1970, la randonnée se développe. Mai 68 est passé par là: un retour à la nature, à la lenteur sont dans l'air du temps.
«Après 1970, des chemins ont été tracés et balisés pour les randonneurs, à l’initiative du CNSGR (Comité national des sentiers de grande randonnée, devenu la FFRP, Fédération française de la randonnée pédestre), en se référant aux itinéraires des pèlerins tels qu’ils pouvaient être déduits du Guide. En l’absence d’indications précises de celui-ci [...], tout ce qui portait le nom Saint-Jacques ou qui présentait un symbole pèlerin (comme une coquille) fut considéré comme un indice du chemin de Compostelle», explique Denise Péricard-Méa. Or, les signes jacquaires étaient relativement nombreux sur le territoire en raison des multiples cultes médiévaux voués à saint Jacques, évoqués précédemment.
Jean Chaize, qui a participé au tracé du premier chemin balisé entre Le Puy-en-Velay et Conques, rend également compte d'aspects pratiques qui influèrent sur le balisage définitif: éviter les routes goudronnées, anticiper les besoins en hébergement et prévenir les populations locales en leur expliquant que les pèlerins «ne devaient pas être assimilés à des gueux ou des voyous en puissance».
Quand Le Puy s'impose
C'est alors que la ville du Puy-en-Velay a réussi à s'imposer comme LE point de départ de la via podiensis (la voie du Puy). Le chemin partant du Puy est le premier balisé. Le topo-guide du chemin reliant le Puy à Conques, ou GR 65, est édité en 1972 par la Chambre de Commerce du Puy. «C'est aujourd'hui le topo-guide le plus vendu de France avec 6.700 ventes en 2012, devant les GR corse ou pyrénéen», commente Lionel Vidal, de la Fédération française de randonnée pédestre.
Entre 25 et 35.000 personnes partent chaque année du Puy —la récente installation d'un écocompteur permettra d'en avoir une idée plus fine dans les mois à venir. A l'office du tourisme de la ville, la communication est bien rodée:
«Le Puy comme ville de départ du chemin, c'est à la fois très vieux et très récent.»
Pour la partie ancienne, l'argumentaire s'appuie sur le pèlerinage attesté de l'évêque du Puy au Xème siècle à Compostelle. Mais de départs massifs de pèlerins du Puy au cours du Moyen Âge, les historiens ne trouvent pas de trace. Le Puy était alors bien un haut lieu de pèlerinage, mais de la Vierge noire et non de saint Jacques.
«On a essayé de se positionner comme ville de départ», explique Jean-Paul Grimaud, qui travaille à l'office du tourisme du Puy-en-Velay depuis 25 ans. «Disons que lorsque l'on a commencé à avoir du monde à la fin des années 1980, on a cherché à accompagner au mieux le public.»
La ville a ainsi acquis une statue de saint Jacques en 1990, car elle n'en possédait jusqu'alors aucune. C'est sous cette dernière que sont désormais bénis les pèlerins sur le départ. De même, la messe dite «de l'évêque» de 7h30 du matin, prononcée quotidiennement dans la cathédrale, fut rebaptisée messe des pèlerins et avancée à 7h pour satisfaire les marcheurs. La greffe prend jusqu'au delà-des frontières françaises, puisque un pèlerin sur quatre qui part du Puy est de nationalité étrangère.
Le passage, un véritable enjeu
Le tournant s'opère véritablement dans les années 1990. Auparavant, la venue de Jean-Paul II en pèlerinage à Compostelle en 1982, l'organisation des JMJ dans cette même ville en 1989 et le classement par le Conseil de l'Europe des chemins de Compostelle comme Itinéraire culturel européen en 1987 avaient sorti ce pèlerinage de l'ombre. L'inscription au Patrimoine mondial de l'Unesco en 1998 n'a fait qu'accroître la renommée des chemins de Compostelle.
Et alors qu'aucune commune ne cherchait particulièrement à se situer sur le tracé du chemin dans les années 1970, c'est aujourd'hui devenu un véritable enjeu. Le passage en masse de marcheurs permet en effet de maintenir une activité économique et des services publics, comme la Poste, dans des espaces ruraux.
D'ailleurs, des associations, comme les Amis de Saint-Jacques en Bourbonnais, travaillent actuellement au prolongement des chemins de Compostelle vers le Nord, espérant faire bénéficier leur territoire de la manne pèlerine. Elles cherchent alors des traces des chemins médiévaux, reproduisant les confusions déjà effectuées dans les années 1970 entre anciens lieux de culte locaux et routes médiévales. Mais, petits arrangements avec l'histoire mis à part, tous les chemins mènent à Compostelle.
Hélène Ferrarini