«Look at this fucking hipster» («mate ce foutu "hipster"», terme désignant un jeune branché adepte de contre-culture et de vêtements grotesques) était une expression américaine universellement reconnue bien avant de devenir le nom d'un site Internet en vogue.
Impossible de se balader avec un ami le long de Bedford Avenue, à Brooklyn, ou dans le Mission District de San Francisco un samedi après-midi sans murmurer au moins une fois ces quelques mots. Mate ce foutu hipster, son t-shirt «New England Patriots» du Super Bowl 1985 et son tatouage de Ralph Nader sur l'avant-bras! Mate ce foutu hipster, sa chemise à motif paisley et son col pelle à tarte! C'est quoi ce truc cousu sur son pull sans manche? Le tigre des céréales «Frosties»? Et ses lacets multicolores, ils sortent tout droit de «Sauvé par le gong»!
Rien d'étonnant, donc, à ce que le site rassemblant des photos de hipsters (chacune assortie d'un commentaire assassin sur leurs accoutrements) lancé en avril dernier rencontre un succès phénoménale: à peine conçu, le virus «Look at this Fucking Hipster» (LATFH) se répandait déjà sur la Toile comme une trainée de poudre, plus rapide et féroce que la grippe AH1N1. Le comédien Joe Mande, créateur du site, avait d'abord rejeté l'idée d'en tirer un livre; il a fini par céder le mois dernier, en signant avec l'éditeur St. Martin's Press.
La galerie internet ultime
Inspiré par le succès de Mande, je viens de créer un site nommé «Look at This Fucking Tumblr». Il est encore en construction, mais j'espère en faire la galerie Internet ultime: elle regrouperait toutes les photos de LATFH et des autres sites du genre.
LATFH est l'un des meilleurs spécimens issu de cette nouvelle mode des sites dits de «crowdsourcing» (néologisme désignant les sites alimentés par un très grand nombre de personnes) ne parlant que d'une seule et unique chose (souvent pour la tourner en dérision).
LATFH mis à part, ne manquez pas «This Is Why You're Fat» (Voilà pourquoi tu es gros(se)), chronique visuelle débordante de délices épicuriens: le burger aux tempuras le dispute aux frites à la viande, sans parler du curieux «churro relleno».
Vous pouvez aussi jeter un œil au site «Pets Who Want To Kill Themselves» (Animaux au bord du suicide), qui répertorie des photos de chiens et de chats pris dans des poses à la fois adorables et révoltantes (un caniche dans une machine à laver, un chiot portant un uniforme de pompier, un chat dans une chaussette de Noël...) qui vous donneront sans doute envie d'appeler la SPA.
Et je ne vous parle que des sites ayant signé avec un éditeur. Chaque semaine, deux ou trois blogs de ce type apparaissent sans crier gare. J'ai demandé quelques adresses du genre sur Twitter: en tout, on m'a envoyé plus de 30 liens.
Immobilier, famille, gâteaux et métro
Exemples: «It's Lovely! I'll Take it!» («Magnifique! J'achète!», compilation d'horribles photos de maisons tirées des listings d'agences immobilières), «Awkward Family Photos» (Photos de famille embarrassantes), «Owl Tatoos» (Tatouages de chouettes), «Sad Guys on Trading Floors» (Tristes traders), «Cake Wrecks» (photos de pâtisseries pour le moins insolites, comme ces gâteaux en forme d'uterus créés pour fêter... des hystérectomies), et «Asleep on the Subway» (Sieste dans le métro, «parce que voir des gens s'endormir dans le métro, c'est un langage universel»).
La plupart de ces sites ont été créés à l'aide de «Tumblr», un outil de création de blog vieux de deux ans et extrêmement facile d'utilisation qui a, en peu de temps, ouvert les portes du monde de l'édition à toute personne dotée d'un sens de l'ironie mordante (et d'un bon nombre d'heures à tuer).
Le terme «tumblelog» (blog dressant une liste pêle-mêle des sites qui valent le détour) précède l'invention de Tumblr, mais ce logiciel est si bien conçu qu'il a rendu la création de ce type de page internet beaucoup plus simple.
La puissance de Tumblr
Tumblr propose plusieurs thèmes de toute beauté (un avantage notable si vous ne souhaitez pas tout faire vous-même), ainsi que des modèles préconçus de présentation des données: les pages contenant des photos n'auront pas le même aspect que celles contenant des vidéos, qui seront à leur tour différente de celles réunissant les citations tirées d'autres sites, etc.
En d'autres termes, Tumblr vous permet de créer un blog magnifique en deux minutes chrono. (C'est sans doute pourquoi ce logiciel est devenu le principal avant-poste de la pornographie sur Internet; naturellement, il existe une variation de «Look at This Fucking Hipster» sur ce thème, intitulée... «Look at this Hipster Fucking».)
Bien qu'il ne soit pas facile de mettre les tumblelogs dans des cases, les sites dont je vous parle ont néanmoins plusieurs caractéristiques communes. Tout d'abord, ils sont souvent alimentés par les visiteurs eux-mêmes.
Des pages comme «Stuff White People Like» (Les trucs que les blancs adorent) ou «Fuck You, Penguin» (Va te faire, pingouin) sont hilarants, mais elles sont l'œuvre de quelques génies solitaires, pas d'une communauté: elles ne répondent donc pas à mes critères.
L'avantage du «crowd-sourcing»
Je préfère les sites du type «Disgusting People I Have Made Out With» (Les gens répugnants à qui j'ai roulé des pelles) ou «I Bang the Worst Dudes» (Je me fais les pires mecs du monde), qui demande au visiteur de relater (en image ou par écrit) leurs pires expériences amoureuses.
Quand un contributeur témoigne par écrit sans laisser de photo, «I Bang the Worst Dudes» (IBTWD) fait suivre son texte d'une image de boite de solution pour toilette intime «Summer's Eve»).
Les contributions venues de l'extérieur sont d'une importance capitale; elles donnent un bon rythme de production au blog. «Fuck You, Penguin» ne publie que quelques nouveautés par semaine, tandis que IBTWD en poste plusieurs par jours, ce qui donne au site un petit air de vérité* (*en français dans le texte)
Et en effet, la plupart de ces blogs ressemblent souvent à de la téléréalité version Internet: le spectateur rit parce qu'il voit de vraies personnes accomplir des choses invraisemblables, comme, disons, porter un pull «tête de clown» trop petit en public, ou oublier de sourire alors qu'on se fait prendre en photo devant le Taj Mahal (vu sur «Happiest People Ever»).
Les meilleurs blogs à thème unique sont parfois entièrement consacrés aux relations entre internautes: le tumblelog «Yahoo Answers» publie des captures d'écran de questions posées sur cette rubrique d'aide en ligne, assorties de leurs réponses absurdes (Question: «comment appelle-t-on un habitant de Londres?» Réponse : «Mon voisin est de Londres; il s'appelle Rob».). Des blogs comme «STFU, Marrieds», «STFU, Parents» (Fermez-la, les mariés; Fermez-la, les parents) ou «Lamebook» se moquent quant à eux des côtés les plus agaçants de Facebook.
Parmi ce type de blog, il existe un sous-genre qui prend le contrepied du concept initial: plutôt que de cracher sur le sujet choisi, ils l'encensent. Leurs noms commencent souvent par «Fuck Yeah» («Trop fort!»).
Florilège: «Fuck Yeah Rachel Maddow», «Fuck Yeah Leonard Nimoy», «Fuck Yeah Conan O'Brien», «Fuck Yeah Skinny Bitch», «Fuck Yeah Puppies» et «Fuck Yeah Cilantro». Rien de vraiment drôle là dedans: ces sites se résument souvent à une suite de photos sans commentaires, et il faut bien avouer que les bons tumblelog sont souvent les plus méchants.
Du coup, parmi ces blogs hagiographiques, mes favoris sont «Fuck Yeah Ryan Gosling» et «Fuck Yeah Anne Hathaway»: les légendes bizarres qui accompagnent chaque photo les rendent tout simplement irrésistibles.
Etant donné la simplicité d'utilisation de Tumblr, il y a de forte chance pour que ce type de blogs fasse de nombreux émules. En fait, ces sites sont les héritiers d'une tradition plus ancienne et tout aussi populaire. «Look at This Fucking Hipster», par exemple, n'est en un sens qu'une version «mode» du célèbre «Fail Blog». «Fuck Yeah Sharks» (Trop fort, les requins !), quant à lui, n'est que le pendant maritime du site Lolcats...
Mais revenons-en à l'information capitale de cet article: mon tumbleblog consacré à Tumblr va faire un malheur. Appelez-moi, messieurs les éditeurs!
Farhad Manjoo
Cet article, traduit par Jean-Clément Nau, a été publié sur Slate.com le 2 juillet 2009
(Photo: The smoker, de Thisiswhyyourfat)