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Syrie, enquête sur un massacre

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Comment les services de renseignement américains et les experts tentent de déterminer précisément quelle arme a été utilisée lors des attaques survenues dans les environs de Damas.

Une victime des attaques aux environs de Damas, le 21 août 2013. REUTERS/Ammar Dar.
Une victime des attaques aux environs de Damas, le 21 août 2013. REUTERS/Ammar Dar.

Les services de renseignements américains et des experts extérieurs sont en train d’enquêter sur des assertions selon lesquelles une nouvelle attaque chimique massive aurait fait des centaines de morts en Syrie. Les preuves limitées dont ils disposent jusqu’à présent tendent à démontrer la véracité de ces rapports —ce qui ferait de la frappe sur la région de la Ghouta orientale, à l’est de Damas, la plus importante attaque à l’arme chimique depuis plusieurs dizaines d’années.

Les conclusions des premières analyses, basées sur des rapports préliminaires, des photographies et des vidéos, sont susceptibles de changer si un accès direct aux victimes est autorisé. Au cours des neuf derniers mois, l’opposition syrienne a clamé des dizaines de fois que le régime d’Assad l'avait attaquée avec des gaz innervants. Seule une poignée de ces accusations ont été confirmées; plusieurs ont été démenties après un examen approfondi.

Mais la frappe de mercredi, qui selon des groupes d’opposition a tué environ 1.300 personnes, pourrait être d’un autre genre. «Il ne fait aucun doute qu’il s’agit d’un largage de type chimique —et de type militaire», affirme Gwyn Winfield, rédacteur en chef de CRBNe World, revue spécialisée dans les armes non-conventionnelles.

Si l’administration Obama affirme disposer d’éléments probants sur la récente utilisation d’armes chimiques par le régime d’Assad, la Maison Blanche rechigne à l’idée de prendre des mesures de rétorsion à ces attaques d’une échelle relativement réduite («Tant qu'ils maintiendront le nombre de victimes à un certain niveau, on ne fera rien», expliquait un responsable du renseignement à Foreign Policy en début de semaine).

Mais cette dernière attaque semble loin d’être à petite échelle. Si les assertions s’avèrent exactes, elle pourrait marquer le moment où le régime d’Assad finit par franchir la «ligne rouge» tracée par la communauté internationale, déclenchant une intervention extérieure dans une guerre civile qui a tué plus de cent mille personnes.

«Tout concorde»

Des vidéos et des photos qui auraient été prises dans la zone de la Ghouta dévoilent de très jeunes victimes arrivant à peine à respirer et qui dans certains cas convulsent. Des photos en gros plan montrent que leurs pupilles sont extrêmement contractées.

Ce sont là des signes classiques d’exposition à un agent innervant de type sarin. Et le sarin est l’arme chimique de prédilection du régime d’Assad.

«Il n’y a pas de preuve tangible, mais tout concorde avec une exposition à un gaz innervant», explique un responsable des renseignements américains. «Cette vidéo correspond à toutes les autres où nous estimons que des armes chimiques ont réellement été utilisées.»

Le régime syrien a quant à lui déclaré que les accusations d’attaque à l’arme chimique étaient «absolument sans fondement».

Selon le Syrian Support Group, groupe de pression basé à Washington qui fait du lobbying en faveur des rebelles, cette attaque comprenant le lancement de quatre roquettes Grad de 122mm vers 2h20 du matin visait à affaiblir leurs positions dans la Ghouta orientale, dans les faubourgs de Damas, avant le déclenchement d’une attaque terrestre.

Dan Layman, responsable média du Syrian Support Group, nous a confié qu’un médecin soignant les malades sur le terrain avait signalé que la solution chimique utilisée dans les attaques était composée de concentrations de sarin «extrêmement élevées», contrairement à des attaques aux produits chimiques plus dilués des précédents mois.

«À cause de l’intensité du gaz, on a constaté chez une majorité des victimes d’importantes sécrétions respiratoires, des myosis et des spasmes musculaires», rapporte Layman après s’être entretenu avec le directeur du centre médical municipal de Douma, un homme dont le nom de guerre est Khaled ad-Doumi. «L’atropine, la molécule utilisée pour atténuer les effets de ces attaques chimiques, n’a eu que des résultats limités.»

«Trop faible pour être du sarin pur»

Toutefois, après avoir examiné les vidéos et les photographies de l’attaque, Winfield doute lui que le gaz employé ait été du sarin pur. «Il ne semble pas y avoir assez de mucus ou de salive pour un organophosphoré pur», explique-t-il, en évoquant la classe de produits chimiques à laquelle appartiennent les gaz innervants. «Aucun doute qu’il s’agisse d’une sorte de bombe chimique... mais trop faible pour être du sarin pur.»

D’autres, comme Michael Elleman, membre de l’International Institute for Strategic Studies, doutent qu’un agent innervant ait été utilisé. «L’une des conséquences d’une attaque mortelle au gaz innervant est le relâchement de tous les muscles, qui a pour conséquence défécation et miction incontrôlées», souligne-t-il. «Et je n’ai vu aucun signe que les victimes se soient, passez moi l'expression, fait dessus, ce qui m’étonne quand même.»

Mais il ajoute que la frappe semble néanmoins être une attaque chimique. «Si en effet 600 personnes (ou davantage) ont été tuées, il y a forcément eu une forte dose d’agents chimiques», explique-t-il. «Ce qui signifie qu’ils auraient été largués de façon tout à fait volontaire. Cela serait un indicateur fort que l’utilisation en était délibérée et non accidentelle ou que c’était juste des munitions vaporisées, comme ce qui s’est peut-être produit avant —on ne sait pas.»

Toutefois, pour le responsable des renseignements américains, il ne s’agit pas d’intoxication par inhalation ou par des gaz lacrymogènes:

«S’il y avait inhalation de fumée, [les victimes] auraient des traces noires ou de brûlures. Avec des gaz lacrymogènes, on aurait vu des inflammations de la peau autour des muqueuses.»

Réaction sévère à Washington

L’ampleur de ces assertions a déjà suscité une réaction sévère à Washington, alors que mardi était justement le premier anniversaire des remarques sur la «ligne rouge» du président Obama au sujet de l’utilisation des armes chimiques. La Maison Blanche a appelé l’Onu à lancer une enquête officielle. «Les États-Unis sont profondément préoccupés par les rapports avançant que des centaines de civils syriens ont été tués dans une attaque par les forces gouvernementales syriennes, notamment à l’aide d’armes chimiques, près de Damas en début de journée», a déclaré Josh Earnest, porte-parole adjoint de la Maison Blanche. «Aujourd’hui, nous demandons officiellement que les Nations Unies enquêtent urgemment sur cette nouvelle assertion.»

Le secrétaire général des Nations unies Ban Ki-moon s’est déclaré «choqué d’entendre évoquer l’usage supposé d’armes chimiques dans les faubourgs de Damas» et a assuré qu’une équipe de l’Onu spécialiste des armes chimiques à Damas était en train d’en discuter avec les autorités syriennes.

Dans sa déclaration, il souligne que l’inspecteur en chef de la mission sur les armes de l’Onu, le scientifique suédois Ake Sellstrom, est actuellement en train d’enquêter sur la potentielle utilisation de gaz innervants dans le village de Khan Al-Assal et dans deux autres lieux tenus secrets. Toutefois, il est peu probable que la Syrie, qui a déjà refusé des demandes d’enquêtes sur des armes chimiques sollicitées par la Grande-Bretagne et la France, autorise les inspecteurs à visiter le nouveau site. Il est également très douteux que le Conseil de sécurité de l’Onu, dont les membres sont profondément divisés au sujet de la Syrie, entreprenne la moindre démarche d’importance.

Dans tous les cas, la Maison Blanche est soumise à une pression toujours plus forte de la part du Congrès pour agir de façon décisive face à ces assertions. «Si les rapports sont crédibles quand ils affirment que le régime d’Assad a utilisé des armes chimiques débouchant sur la mort estimée de centaines de civils, alors clairement une nouvelle ligne rouge a été franchie», a déclaré le démocrate Eliot Engel, vice-président du comité des Affaires étrangères de la Chambre des représentants. «Si nous devons sauver ce qu’il reste de notre crédibilité dans la région, il nous faut agir vite.»

Noah Shachtman et John Hudson (avec Colum Lynch et David Kenner)

Traduit par Bérengère Viennot

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