Cet été 2013 a déjà été particulièrement meurtrier sur les voies. Hormis les catastrophes de Lac-Mégantic, Brétigny-sur-Orge, Saint-Jacques de Compostelle et Granges-près-Marnand, il y a aussi le cas d'un septuagénaire tué par un TER à un passage au niveau, deux personnes mortes percutées par des trains dans l'Hérault ou, beaucoup moins grave, huit blessés légers dans un accident entre un TER et une remorque.
En mars dernier, le ministère des Transports annonçait que le réseau francilien est confronté à «plus de 450 suicides par an», soit plus d'un par jour (en 2012, la SNCF donnait des chiffres équivalents). Autour de ces drames quotidiens, il existe une autre victime: le conducteur du train.
Problème technique, responsabilité humaine, individus sur les voies. Les causes de ce que la SNCF appelle «un accident de personne» ne manquent pas. Un terme alambiqué qui cache une vérité plus crue: causer la mort d'une ou plusieurs personnes lors de sa conduite.
Le cheminot voit venir l'accident. Depuis sa cabine, il est incapable d'agir. Il aura fermé les yeux avant le choc, puis soudain un bruit terrible de carcasse métallique, les gyrophares et l'alarme de la police, l'enquête, les questions, la tôle froissée, les corps, encore les questions. S'il n'est pas responsable, et indemne physiquement, le conducteur vient pourtant de tuer.
«Un choc psychologique grave»
D'après les chiffres de la SNCF, tout agent de conduite subit une fois au moins dans sa carrière un accident de personne. Pour Marie-Pierre Séveryns, responsable du Pôle de soutien psychologique de la SNCF, et docteur en victimologie, «le fait de provoquer la mort de quelqu'un dans le cadre de son activité professionnelle, même si c'est de manière involontaire, provoque nécessairement un choc psychologique grave».
Si le traumatisme est aujourd'hui établi et reconnu par l'entreprise, l'apport d'une aide psychologique est pourtant très récent. Sylvie Teneul, également médecin au sein du Pôle de soutien psychologique de la société, rappelle que «l'entreprise SNCF s'est engagée depuis 1994 dans une politique de prévention et d'accompagnement psychologique pour ses agents soumis à des situations potentiellement stressantes ou traumatiques».
En novembre 1993, un train de voyageurs sur la ligne Toulouse-Marseille heurte un homme au passage à niveau. Comme d'habitude, la police établit les faits. Trois heures plus tard, le train repart et s'engage à 160 km/h sur une portion de voie pourtant limitée à 60 km/h. Les signaux de ralentissement avaient parfaitement fonctionné. Mais le conducteur, choqué par l'accident mortel, n'a pu réagir à temps aux alertes. La locomotive, ainsi que neuf voitures quittent les rails, causant d'importants dégâts. On dénombrera trente-trois blessés, mais par miracle, aucune victime mortelle.
Marie-Pierre Séveryns explique que «la direction a alors compris que l'on ne pouvait plus traiter ce phénomène à la légère». Désormais, lorsqu'un agent de conduite est confronté à un accident de personne, son cadre hiérarchique doit se déplacer, lui proposer une relève ou l'accompagner jusqu'au terminus du train. Sous 24 heures, il pourra alors prendre contact avec le médecin de l'établissement. S'il le souhaite, il rencontrera un psychologue qui lui accordera, seulement s'il le demande, un arrêt de travail de trois jours. Lors de la reprise de ses fonctions, le conducteur sera accompagné par un autre agent et évitera de repasser sur les lieux du drame.
Se taire et reprendre son train-train
Loïc faisait partie, avant son départ à la retraite il y a cinq ans, de ces CTT de l'établissement de Nantes (Loire-Atlantique), il était «cadre transport traction». En jargon de cheminots, c'est lui qui chapeaute les conducteurs, les forme et les encadre. En cas d'accident de personne, congé ou non, il doit se rendre sur place, établir les faits avec la police et accompagner son agent.
Il se souvient:
«Une fois, un de mes gars faisait le Marseille-Nantes. Passé Angers, vers Bouchemaine (Maine-et-Loire) je reçois un appel. Il venait de percuter un homme –manifestement un suicide. Je vais sur place d'urgence. La police m'attendait pour mener la procédure. Sur les rails, sur les roues du TGV, il y avait des morceaux humains partout. Un homme, ça ne paraît pas grand comme cela, mais une fois déchiqueté, on dirait un éléphant. C´est impressionnant. Mais bon, j'en ai vu, alors ça va.»
Isabelle Hecquet, médecin de l'établissement de Nantes, admet que la SNCF «est un microcosme où les cheminots sont, de différentes manières, tous confrontés à la mort au cours de leur carrière». Alors «ça va», dit-on. Et les conducteurs, assignés aux premières loges, ça va, eux? Loïc maintient:
«Contrairement à ce que l'on dit, les agents de conduite ne sont pas profondément choqués! Je n'en connais pas qui l'ont mal vécu. Ils sont gênés, déconnectés un moment, puis ils passent à autre chose. Nous sommes préposés à cela. Nous acquérons une relative expérience face à la mort.»
Pourtant, dans le bureau du psychologue, le discours diffère. Marie-Pierre Séveryns, après vingt ans d'expérience au sein de la compagnie ferroviaire, concède:
«On a mis un mouchoir sur ce problème. Historiquement, la SNCF est un milieu d'hommes à qui on demande des choses difficiles, de conduire à n'importe quelle heure, la nuit. C'est une vie très dure. Il y a le même phénomène dans l'armée ou chez les pompiers. On admet que la mort fait partie du travail. Mais quand les conducteurs sont seuls, face à moi, je vous assure que ce n'est pas le même discours. C'est pour cela que l'on met en avant l'aspect préventif du soutien psychologique: pour qu'ils puissent faire croire aux collègues qu'ils n'en ont pas expressément besoin.»
«La main qui achève»
Mais les conséquences d'un tel choc surviennent parfois a posteriori.
«Il y a des conducteurs qui m'affirment de bonne foi qu'ils vont bien. Mais plusieurs jours, plusieurs semaines et parfois des mois après, ils sont pris de névroses post-traumatiques : troubles du sommeil, cauchemars, anxiété et dépression, explique la psychologue. Certains ne veulent plus repasser sur les lieux de l'accident et d'autres ne peuvent même plus jamais reconduire.»
Même si le conducteur n'est pas directement responsable de la mort, le sentiment de culpabilité est patent:
«Il est la main qui achève.»
Selon l'étude Eurostat de 2009, 413 accidents ferroviaires ont eu lieu en France en 2007. En 1975, leur nombre s’élevait à 1.137 (225 tués, 230 blessés graves). Si une telle diminution est satisfaisante, elle n’occulte pas un phénomène plus inquiétant: la recrudescence des suicides sur les voies.
Pendant le seul mois d'octobre 2012, 56 suicides ont été dénombrés, dont la moitié en Ile-de-France, qui représente 40% des circulations ferroviaires françaises sur seulement 10% du réseau national. Le 20 novembre, Guillaume Pepy, président de la SNCF, reconnaissait que «les suicides [sur les voies ferrées] sont en très forte augmentation, de l'ordre de 30% en 2012 par rapport à ce qu'on connaissait en moyenne les trois ou quatre années précédentes».
Isabelle Hecquet s'occupe de patients au sein de la SNCF depuis 1987. En connaisseuse, elle nuance:
«Les cheminots vivent dans un milieu professionnel de plus en plus violent. Bien sûr que les conducteurs subissent des traumatismes. Mais il n'y a pas qu'eux. Les agents de voirie, par exemple. Ce sont eux qui, après une collision, doivent ramasser les bouts humains. Vous imaginez?»
Justine Boulo