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Est-il trop tard pour faire quelque chose qui aide la Syrie?

Temps de lecture : 9 min

La réponse dépend, pour partie, de ce que l’on entend par «quelque chose».

L'ombre d'un membre de l'armée syrienne libre, le 18 juillet 2013, à Deir al-Zor. REUTERS/Khalil Ashawi
L'ombre d'un membre de l'armée syrienne libre, le 18 juillet 2013, à Deir al-Zor. REUTERS/Khalil Ashawi

En juin, sur le site Foreign Policy, Marc Lynch, un des meilleurs analystes de la politique du Proche-Orient, posait une question cruciale dans un article qui tentait d’évaluer l’attitude états-unienne à l’égard de ce conflit. «La Syrie doit-elle être considérée, demandait-il, comme un front parmi d’autres au sein d’une vaste guerre froide régionale contre l’Iran et ses alliés ou comme une catastrophe humanitaire qui doit être résolue?»

Hélas, «les deux» n’est pas une réponse tenable. Tout ce qui serait susceptible d’affaiblir l’Iran risquerait de prolonger le bain de sang; tout ce qui serait susceptible d’alléger les souffrances des populations nécessiterait de traiter avec l’Iran –le principal soutien du président syrien Bachar el-Assad– et de renforcer sa position en tant que puissance régionale.

En d’autres termes, le prélude à toute politique ou à toute évaluation de la politique américaine à l’égard du conflit syrien nécessite de répondre à la question posée par Lynch et il n’est pas certain que l’administration Obama –ou ceux qui la critiquent– l’ait fait. Et c’est sans doute une des raisons pour lesquelles ce débat apparaît si embrouillé.

Clairement, la première vision –la Syrie comme un front de la guerre froide régionale– est celle qui domine; si le pays ne se trouvait pas au centre d’une région si explosive, si vitale, rares seraient ceux qui se soucieraient de la violence qui s’y déroule. Mais comme le président Obama a tendu la main au peuple syrien (de manière avisée ou non, c’est un autre débat) et comme le flot des réfugiés syriens menace de déstabiliser les pays voisins (et notamment la Jordanie où les réfugiés épuisent les ressources disponibles), la seconde vision du problème –celle de la catastrophe humanitaire– ne peut être négligée.

Considérons donc les deux: Est-il possible d’agir sur ces deux éléments du conflit?

Si l’on considère la Syrie comme un front de la guerre froide, il conviendrait déjà d’armer les rebelles –ou tout du moins certains d’entre eux. Les Britanniques sont revenus sur leur engagement en ce sens, citant de récents évènements qui tendent à suggérer qu’un afflux d’armes n’aurait pas beaucoup de bons effets. Obama devrait-il faire de même?

Les récents évènements et développements qui ont poussé la Grande-Bretagne à faire machine arrière sont les reportages qui indiquent que les rebelles syriens passent manifestement plus de temps à s’entretuer qu’à tuer des soldats du régime syrien. Ces reportages viennent s’ajouter aux rapports qui indiquent que Bachar est actuellement en train de reprendre la main et qu’armer les rebelles (quand bien même il serait possible de faire une distinction entre les rebelles qu’il conviendrait d’armer et les autres) n’aurait que peu d’impact sur l’équilibre des forces –à moins qu’une coalition d’alliés ne se décide non pas à envoyer des armes légères mais, par exemple, à lancer des chars depuis la frontière turque ce que PERSONNE, même le plus fervent interventionniste, n’a l’intention de faire.

Voilà donc la question que de nombreuses personnes ont posée à ceux qui critiquent Obama et à laquelle ces critiques –dont les plus célèbres sont les sénateurs John McCain et Lindsay Graham– ont été jusqu’ici incapables de répondre: Que voulez-vous exactement que les Etats-Unis fassent? Envoyer des troupes? Pas de troupes au sol, ont-ils répondu. Imposer une zone d’interdiction aérienne? Il leur est arrivé de souscrire à cette option, mais quand on les interroge sur les conséquences d’une telle décision (le fait que cela reviendrait presque à déclarer la guerre à la Syrie et qu’une escalade serait inévitable si un avion américain était abattu) ils ne disent plus rien.

Si Obama avait armé les forces anti-Assad au début de la rébellion, il est clair que cela aurait provoqué des remous. Mais comme on le sait à présent, de nombreux conseillers du président –la secrétaire d’Etat Hillary Clinton, le secrétaire à la Défense Leon Panetta, le directeur de la CIA David Petraeus et le chef de l’état-major combiné, le général Martin Dempsey– lui avaient conseillé de le faire, mais Obama a refusé.

De bonnes raisons d’hésiter

Quelques-unes des raisons avancées par Obama pour expliquer son refus étaient bonnes. Il ne croyait pas aux assurances de ses conseillers qui lui faisaient miroiter la possibilité de distinguer les rebelles modérés des djihadistes (dont les rangs étaient déjà en train de grossir, mais certes pas dans les proportions à présent observées). Il craignait qu’un tel plan ne contienne en lui les racines d’une éventuelle escalade. D’une manière plus large, Obama s’apprêtait également à effectuer son fameux pivot stratégique du Proche-Orient vers l’Asie. Enfin (et c’était une des raisons de ce pivot), il venait tout juste de retirer ses dernières troupes d’une des guerres du Proche-Orient, s’apprêtait à en retirer d’autres d’un autre secteur et n’avait donc aucune intention de mettre le nez dans un troisième. Sur un plan personnel, il n’était pas enclin à le faire et il sentait –contrairement à ses conseillers et à ses nombreux critiques dans le camp républicain– que l’opinion publique américaine n’avait nullement envie de se trouver impliquée dans une nouvelle guerre.

De moins bonnes raisons

Mais toutes les raisons invoquées par le président étaient loin d’être valides. Obama et la majorité de ses conseillers de la Maison blanche étaient ainsi habités par l’idée (exprimée par son porte-parole, Jay Carney, au cours d’une conférence de presse le 30 mai 2012) qu’Assad et ceux qui le soutenaient se tenaient «du mauvais côté de l’Histoire». Voilà un des clichés les plus stupides qui soit. L’histoire n’est pas une force avec des préférences ou une personnalité, sauf dans l’esprit des hégéliens.

Malgré cela, certains conseillers d’Obama (et plus encore de George W. Bush) ont souvent eu tendance à user et abuser de ce genre de métaphysique. Thomas Donilon, conseiller de la National Security Agency (NSA) avait déclaré à peu près la même chose à propos de Mouammar Kadhafi, le leader libyen, un an auparavant. A en croire les partisans d’une telle vision, une ligne droite semblait relier Zine el-Abidine Ben Ali en Tunisie, Hosni Moubarak en Egypte, et Kadhafi à Bachar el-Assad en Syrie.

Les dictateurs du Proche-Orient et du Maghreb étaient donc de la même essence et étaient donc tous destinés au billot (au sens propre ou au sens figuré) dans la grande lessive du printemps arabe. Mais en fait, tous les régimes se sont avérés être de trempes variées.

La position centrale, sur le plan géographique, de la Syrie, le rôle vital que le régime d’Assad a joué pour étendre l’aura régionale de l’Iran (et y maintenir la présence de la Russie) et le soutien ferme que plusieurs parties, certes petites mais ô combien puissantes, de la population ont donné au printemps arabe une tournure tout à fait différente en Syrie de la tournure qu’il avait prise dans les autres pays. L’assise du pouvoir d’Assad s’est avérée bien plus solide que de nombreux analystes le pensaient.

Avec le recul, et malgré les conseils d’Hillary Clinton, de David Petraeus et d’autres conseillers, si Obama était intervenu plus tôt, il n’est pas du tout certain que cela aurait ébranlé Assad, l’aurait contraint à l’exil, l’aurait poussé à la table des négociations, aurait coupé ses liens avec la Russie et l’Iran ou aurait poussé ses généraux à le renverser.

De quelque manière que l’on définisse la situation telle qu’elle était il y a un an, nous sommes aujourd’hui face à une guerre civile –qui ressemble moins à une guerre entre un dictateur et des rebelles qu’à un conflit d’ordre religieux (et donc similaire aux autres conflits qui ont secoué la région au cours de la décennie écoulée, qui ont également vu la contestation des frontières fixées arbitrairement à la fin de la Première Guerre mondiale), intensifié par la brutalité du dictateur en place et par les multiples rivalités entre les diverses factions rebelles.

Hezbollah vs al-Qaida

En ce sens, une autre manière de voir le conflit syrien consiste à le considérer comme une guerre entre le Hezbollah (dont les milices sont venues en aide à l’armée d’Assad) et al-Qaida (dont les affiliés jouent un rôle de plus en plus prépondérant au sein de la rébellion). Vu sous cet angle, on pourrait difficilement reprocher au président de demander «au nom de quoi voudrions nous nous retrouver mêlés à cette affaire?» Un partisan cynique de la realpolitik pourrait même être tenté de laisser les deux camps s’entretuer jusqu’au bout.

Mais il y a le facteur humain –si terrible qu’il ne peut (et ne devrait jamais) être écarté. Cette guerre a déjà tué près de 100.000 Syriens, a provoqué le déplacement de 2,5 millions de personnes à l’intérieur du pays et l’exil d’1,7 million de personnes (sur une population de 23 millions d’habitants avant la guerre). Bon nombre de ces exilés sont entrés en Jordanie. Un camp de réfugiés situé juste de l’autre côté de la frontière –et que le secrétaire d’Etat John Kerry a visité jeudi dernier– accueille à lui seul 115.000 personnes. La plupart vivent sous des tentes, certains ont construit des abris de fortune; des guerres de gang ont déjà commencé entre les jeunes. Ce désastre humanitaire est en train d’épuiser les maigres ressources de la Jordanie, qu’elles soient politiques, financières ou autres.

Les Etats-Unis financent une partie de cet effort, mais pourraient faire mieux, comme d’autres pays et même les Nations unies. Il devrait s’agir d’une priorité. Si le gouvernement jordanien devait s’effondrer sous la pression, des désastres de toutes sortes se répandraient comme des dominos à travers toute la région. Cela pourrait provoquer une authentique crise de sécurité nationale et pas seulement pour les Américains.

On pourrait également organiser une aide transfrontalière à destination des zones contrôlées par les rebelles, gérée par des organisations internationales, mais également par les institutions politiques de l’opposition syrienne. Marc Lynch a avancé cette option, déclarant qu’en plus de répondre à la crise humanitaire, une telle décision contraindrait les factions les plus modérées de l’opposition à développer des talents administratifs et à bâtir une base de soutien politique.

Mais cette idée pose deux problèmes.

Le premier est que les pays de la région sont réticents à envoyer de l’aide dans ces zones, sauf à couvert (or l’idée, c’est d’envoyer une aide si massive qu’elle devrait s’effectuer au vu et au su de tous). Encore une fois, personne ne les a explicitement poussé à le faire. Si les Etats-Unis entendent prendre un rôle de leadership dans cette affaire et (surtout) si le gouvernement provisoire des rebelles apparaît comme celui qui organise l’aide, la dynamique pourrait changer radicalement.

Ce qu'a dit Clinton est idiot

Le deuxième problème, plus sérieux, c’est que pour sécuriser ces enclaves, il conviendrait certainement d’instaurer une zone d’interdiction aérienne, comme les Etats-Unis l’avaient fait dans le nord de l’Irak pour les Kurdes au cours des 12 années qui s’écoulèrent entre les deux guerres contre Saddam Hussein.

Et voilà précisément le risque d’escalade qu’Obama souhaite par dessus tout éviter –et à juste titre. L’idée des zones d’interdiction aérienne est également combattue par le chef d’état-major qui avance –également à raison– que de telles opérations sont bien plus complexes à mettre en œuvre que leurs partisans ne le pensent. La mise en place d’une zone d’interdiction aérienne n’est rien d’autre qu’un acte de guerre. Voilà un motif de premier plan pour ne pas appliquer l’idée de l’aide massive (mais il convient tout de même d’explorer cette idée à fond au lieu de l’écarter d’un revers de main.)

Au final, le problème, c’est qu’en intervenant en Syrie, les Américains n’ont pas grand-chose à gagner mais beaucoup à perdre ou à risquer, à commencer par se trouver mêlés à cette guerre.

En juin, l’ancien président Clinton a conseillé à Obama d’intervenir, en déclarant qu’il passerait pour «une mauviette» s’il ne le faisait pas et ajoutant «parfois, il vaut mieux se faire prendre en essayant quelque chose, tant que l’on n’en fait pas trop». Des propos aussi irresponsables qu’idiots. Que voulait-il dire par «en faire trop»? Voulait-il dire qu’Obama se devait d’envoyer juste assez de troupes et d’armes pour montrer qu’il essayait en s’assurant que cela n’aurait que des effets dérisoires? Essayer, mais pas trop –juste assez pour montrer que vos efforts ne servent à rien– est souvent bien pire que de ne pas essayer du tout.

Fred Kaplan

Traduit par Antoine Bourguilleau

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