Culture

La télé, ce n'est pas mieux que les films

Temps de lecture : 9 min

Certes, tout le monde parle de séries et personne ne parle plus de films, mais est-ce vraiment le signe que la production télévisuelle est supérieure?

Mai 2013 à Cannes. REUTERS/Eric Gaillard
Mai 2013 à Cannes. REUTERS/Eric Gaillard

Qui a dit en premier que la télé c’était mieux que les films? Difficile à dire. Mais l’argument tel qu’il existe aujourd’hui pourrait bien dater d’octobre 1995, quand Bruce Fretts (ainsi que dix de ses confrères de chez Entertainment Weekly) a offert au monde quelques pages dans lesquelles il explique ses «10 raisons pour lesquelles le petit écran est supérieur au grand».

Même si vous ne l’avez pas lu l’époque, cet article devrait vous rappeler quelque chose: il suffit de remplacer New York Police Blues et X-Files par Mad Men et Breaking Bad, et l’article de Fretts devient plus ou moins l’identique dans ses arguments avec ceux qui sont apparus au cours des six ou sept dernières années dans Time, Newsweek, le New York Times, le Wall Street Journal, Vulture, Vanity Fair et Entertainment Weekly ainsi que sur un nombre incalculable de blogs.

1995: Urgences et Usual Suspect

Mais cette petite forme précoce de démagogie et de populisme d’EW est datée d’avant les Sopranos, alors que les Emmy Awards étaient encore dominés par les grandes chaines de télévision nationales. A l’époque, les grands nominés étaient New York Police Blues, Urgences et High Secret City, la ville du grand secret (et c’était des séries pas mal, mais bon, quand même...) Pendant ce temps-là, les films de l’année étaient Toy Story, Before Sunrise, Heat, Clueless, Safe, L’Armée des 12 singes, The Usual Suspects, Prête à tout, Dead man, Kicking and screaming, Casino, Seven et Bienvenue dans l’âge ingrat, sans parler de cinq films nominés pour Meilleur Film aux Oscars, tout un tas de très bons films européens et d’excellents documentaires.

Récemment, un écrivain a prétendu que 1995 était «la meilleure année de l’histoire pour le cinéma».

Contrairement à aujourd’hui, où les nominations aux Emmys nous rappellent l’excellente qualité des séries récentes, il était ridicule d’avancer que la télévision était de meilleure qualité que les films en 1995.

Il semblerait que de nombreux critiques culturels souhaitent défendre la supériorité de la télévision depuis longtemps, avant même que cela ne soit plausible. Et ce, pour des raisons qui n’ont pas grand chose à voir avec la qualité artistique d’un film ou d’une série. Alors, pourquoi?

Une prétendue question de format

D’un certain point de vue, bien sûr, le sujet lui-même est absurde. Les gens vous diront que des douzaines d’heures de séries consacrées à leurs personnages favori permettent de développer plus profondeur ces personnages que dans un film. Toutefois, les dramaturges ont compris depuis des siècles qu’il ne suffit que d’une soirée pour rendre un personnage inoubliable.

Les défenseurs de la télévision n’arrêtent pas de dire que sur le câble, le scénariste est roi (en tant qu’auteur, c’est quelque chose qui me touche). Mais pourquoi faudrait-il que les scénaristes, et non les réalisateurs, obtiennent le dernier mot sur un projet qui sera visuel au final?

En plus, aucun critique ne regarde suffisamment la télé ET les films pour pouvoir comparer les deux médias de manière un tant soit peu approfondie. (On peut se demander combien de films sortis en 1995 Fretts, le journaliste d’EW, a lui-même vu. Il n’arrête pas de parler de Showgirls.)

Le pire dans tout ça, c’est que c’est de plus en plus dur de tout suivre: de nouvelles chaines câblées apparaissent tous les ans, sans parler du nombre de films qui sortent au cinéma, et la vieille excuse de «ça ne passait pas dans mon cinéma» n’est même plus valable pour les petits films, grâce aux systèmes de VOD, aux DVD, etc.

Déculpabiliser les spectateurs

Et pour moi, tout le problème est là: l’argument de «la télé, c’est mieux» est avant tout une tentative de limiter la gamme de ce que les spectateurs sophistiqués se sentent obligés de regarder: en effet, de telles polémiques peuvent parfois servir d’autres intérêts (par exemple, faire honte aux studios d’Hollywood et les forcer à produire des thrillers tendus à la Breaking Bad plutôt qu’un nouveau blockbuster basé sur je-ne-sais-quel jeu de société avec des explosions partout). Mais généralement, «la télé, c’est mieux» est une manière de dire, «je ne suis plus obligé de suivre les sorties de films, et vous non plus».

Je me suis rendu compte de ce phénomène en lisant le nouveau livre très réussi de Brett Martin, Difficult Men: Behind the Scenes of a Creative Revolution (Dans les coulisses d’une révolution créative), qui porte sur l’âge d’or des séries télé, post-Sopranos. Dans le prologue, Martin écrit que le prestige de la série dramatique diffusée sur le câble est «la forme représentative d’art américain pour la première décennie du 21ème siècle, l’équivalent des films de Scorsese, Altman, Coppola et bien d’autres pour les années 70, et des livres d’Updike, Roth et Mailer pour les années 60.»

Mettons de côté le fait qu’on ne trouve que des hommes dans cette liste (bien que ce ne soit pas entièrement accidentel). Mettons aussi de côté le fait que Norman Mailer a écrit ses meilleurs romans avant les années 60 et que Roth a écrit les siens bien après la fin de cette décennie. Concentrons-nous plutôt sur l’idée qu’il y a, à un moment dans l’histoire, «une unique forme représentative d’art américain». C’est une notion ridicule. Et Martin va même un peu plus loin, plus tard dans le livre: «Des hommes livrés à eux-mêmes qui luttent pour retenir leurs instincts les plus sauvages, voilà ce qu’est la grande histoire de l’Amérique, déclare-t-il, celle que l’on trouve dans n’importe quelle forme d’art qui est populaire selon l’époque.» La grande histoire de l’Amérique? Vous voulez dire qu’il n’y en a qu’une seule?

Aujourd’hui, les critiques qui avancent que la télé est meilleure que les films ont l’air de dire qu’il n’existe qu’une sorte de télé. Mais en matière de qualité, la télé reste, pour la plupart, une solution bien plus simple. Demandez à n’importe quel critique professionnel (ou à de nombreux critiques amateurs) quelle a été la meilleure série télé des dix dernières années, et vous obtiendrez une liste très familière, qui commence par les Sopranos, et qui finit sûrement par Breaking Bad, ou peut-être, disons, Homeland ou The Americans. Vous aurez probablement déjà entendu parler de toutes ces séries. Vous n’aurez pas accès à une variété parfois déroutante qu’on retrouve avec les films qu’un grand nombre de critiques de cinéma vous présenteraient.

Une vision étriquée

Et il y a des bonnes raisons à ça: d’abord, quand on parle de télévision, on parle presque toujours de télévision américaine. Parfois on inclura quelques séries britanniques, mais on fera rarement l’effort de s’intéresser à des séries en langues étrangères, contrairement aux cinéphiles, qui eux font cet effort depuis des dizaines d’années. Et tandis que la source de la créativité cinématographique aux États-Unis vient, depuis quelques décennies, des réalisateurs indépendants, on ne trouve pas vraiment quoi que ce soit de comparable à une télévision indépendante. (Le média, de manière générale, ne fonctionne pas de cette façon-là.)

Tandis que les meilleurs films proviennent d’un nombre de sources très diverses, et présentent une vaste gamme d’approches et d’objectifs esthétiques, les meilleures séries viennent souvent de trois ou quatre chaine câblées américaines et suivent souvent un modèle similaire. (C’est comme Le Parrain, sauf que ça se passe dans le New Jersey d’aujourd’hui, ou alors dans le monde de la publicité, ou sur le marché de la métamphétamine au Mexique, ou à Hollywood...)

Prenons les dernières nominations aux Emmy Awards, qui ont récompensé les séries dramatiques les plus prestigieuses, même s’il y a eu quelques surprises et rebuffades: House of Cars, American Horror Story, Game of Thrones, Mad Men, Breaking Bad, Homeland. Ce qu’il y a de mieux à la télé pour la plupart des gens.

Comparons ça aux nominations de n’importe quelle année des Oscars, qui comprennent des multiples styles de réalisation et couvrent aussi bien les grands studios que les indépendants et qui pourtant ne parviennent que très rarement à gratter la surface de ce que les critiques et les cinéphiles sérieux considèrent comme les meilleurs films de l’année. Ou prenons simplement en compte les films qui apparaissent en tête des sondages de critiques pour la première moitié de l’année 2013: on y trouve Before Midight, Upstream Color ou Spring Breakers (et ça, ce ne sont que les trois premiers, et on est encore loin de la saison des Oscars).

Après, il faut bien admettre que la plupart du temps, il ne suffit pas d’aller au multiplexe d’à côté pour trouver des bons films, alors qu’il y a souvent quelque chose de bien d’enregistré dans votre box. Il y a aussi le fait que les gens ne parlent pas assez des vrais bons films qui sortent (parfois dans une poignée de salles) dans l’année. Mais la solution à ce problème, si vous êtes un critique, ce n’est pas de dire aux gens de regarder la télé à la place. C’est de nous dire quels nouveaux films méritent d’être vus, et où on peut les trouver. Ce qui compte, c’est de ne pas laisser l’art passer inaperçu.

Tout le monde en parle

Après tout, le refrain qu’on entend le plus dans les articles qui disent que la télé c’est mieux, c’est: tout le monde parle de cette nouvelle série géniale, et personne ne parle plus de films. (Voir la raison n°5 de Bruce Frett: «c’est plus marrant de parler de télé.») Dans Vanity Fair, James Wolcott (qui trouve que la télé c’est tellement mieux qu’il en a écrit deux articles) nous dit que «quand tout le monde parle d’un film, il faut se dire qu’il y a de moins en moins de monde dans ce tout le monde qui en parle.» Gavin Polone a commencé son article dans Vulture en racontant qu’un jour, il a entendu trois personnes différentes parler de Breaking Bad dans la rue, la même journée. Dans le New York Times, A.O. Scott s’interroge: «est-ce qu’un seul des films de cet automne suscitera autant de conversations que les séries le font tous les jours un peu plus?».

Mais il y a plein de films récents qui ont inspiré un tas de conversations culturelles: je pense tout de suite à Zero Dark Thirty, Django Unchained et Lincoln.

Surtout, si l'on s’intéresse vraiment au mérite artistique réel de ce qu’on regarde, alors le volume de ces conversations n’est pas vraiment pertinent. Vous savez de quoi les gens parlent encore plus souvent que de Breaking Bad? De Sport. Je peux parler de football, de baseball et de basketball avec des tas de gens de tous milieux. Mais ça ne veut pas dire qu’un match des Red Sox contre les Yankees est une œuvre d’art (sûrement pas en ce moment).

Ce qui m’énerve le plus, finalement, dans ce débat de «la télé, c’est mieux», c’est qu’en fait, la télé pourrait être mieux. Comme l’ont démontré les nombreuses nominations aux Emmy Awards de cette année de séries produites par Netflix, on regarde aujourd’hui les films et les séries de la même manière: à la maison, sur nos écrans géants ou micro ordinateurs.

Ma vie avec Liberace, qui a reçu 15 nominations aux Emmy Awards, est une production HBO aux États-Unis, et un film en Europe, que l’on peut voir au cinéma. Le fossé qui sépare les deux médias se referme. Après tout, pourquoi ces approches aventureuses de la narration visuelle que l’on voit dans certains films ne pourraient-elles pas se retrouver à la télé? On pourrait tous commencer à regarder des séries étrangères (on m’a dit que Borgen était super), ou bien des web séries, qui sont de plus en plus réussies. En fait, on pourrait tout simplement avoir un paysage télévisuel aussi riche et varié d’un point de vue artistique que le cinéma. Et là, on aurait notre âge d’or.

David Haglund

Traduit par Hélène Oscar Kempeneers

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