La mort de Nelson Mandela semble tout d’abord représenter le point final d’une évolution capitale pour l’ensemble de l’Humanité. Nelson Mandela est en effet parvenu, en l’espace des neuf ans qui vont de sa libération de Robben Island, le 11 février 1990, à la fin de son mandat présidentiel, le 14 juin 1999, à incarner trois mutations de l’équilibre social et géopolitique, aucune des trois n’allant de soi.
Mandela mit fin, en l’assumant pourtant pleinement, à la monarchie africaine traditionnelle. Il a mis aussi fin, mais dans la fidélité personnelle totale à ses idéaux de jeunesse, à cette conception propre au XXe siècle où la politique se résume essentiellement à une forme de guerre dans laquelle les vainqueurs triomphent sur les vaincus. Enfin, Mandela déclencha, cette fois-ci sur le plan mondial, une révolution idéologique qui n’a pas encore pleinement donné toute son ampleur.
Mandela était, sans métaphore aucune, un roi africain véritable.
Issu d’une dynastie pluri-séculaire dans son ethnie, les Xhosas, Mandela avait hérité de son initiation, dès la fin de son adolescence, une autorité et une capacité de persuasion que lui conférait la tradition la plus ancienne dans son peuple.
Je me souviens en particulier de ma première rencontre avec lui dans l’église presbytérienne du ghetto (township) de Gugulutu au Cap: dans cette superbe église, toute en bois, qui ressemblait ce jour-là furieusement à un temple égyptien de l’Antiquité, des pasteurs protestants, plus majestueux les uns que les autres, avaient accueilli leur roi véritable au son des cantiques. Mais le sommet de la cérémonie allait venir: une sorcière africaine, la langue gonflée et bleutée de produits hallucinogènes, bondit sur l’estrade pour réciter un compliment à Mandela, en commençant par l’énumération de tous ses prénoms initiatiques, au nombre de 33.
Ce jour-là, Mandela, ou plutôt Madiba, venait de transcender la légitimité profonde qu’allait lui conférer, quelques mois plus tard, le suffrage universel, par une onction de caractère profondément religieuse qui ne s’est jamais démentie depuis lors. De la sorte, on peut même considérer que celle-ci aura survécu jusqu’à aujourd’hui à l’autre légitimité constitutionnelle: en quittant la présidence, Mandela était devenu pour tous les Sud-Africains non plus le Président, mais le Roi véritable de ce pays qui s’était réinventé.
La démocratie sud-africaine, espoir et fierté de tout un continent
Dans les années 1960, l’historien marxiste sénégalais Cheikh Anta Diop avait, sur la base de son savoir égyptologique incomplet, voulu faire de la royauté sacrée égyptienne un produit purement africain que l’on pouvait observer encore de nos jours de Dakar à Durban. Il se trompait à l’évidence sur «l’ordre des flèches», car tout indique que cette conception, en effet égyptienne, du pouvoir du Pharaon s’était répandue à travers les royaumes africains du Haut Nil pour atteindre de proche en proche tous les continents, à mesure que les tribus se fédéraient en unités plus vastes.
Mais aujourd’hui, malgré leur incontestable prestige, ces monarchies sacrées sont devenues un obstacle à la démocratie et au développement. Elles ont, au demeurant, dégénéré en pouvoir «d’hommes forts» qui ne remettent jamais en cause le mandat qui a pu leur être donné au gré des circonstances. Ceux qui l’ont fait, Senghor au Sénégal, Ahidjo au Cameroun, Nyerere en Tanzanie et une succession assez longue de généraux nigérians n’ont jamais pu s’en féliciter pleinement.
Mandela y est parvenu de son côté, grâce à l’état avancé de l’économie sud-africaine certes, mais aussi parce qu’il était un roi authentique, totalement conscient de sa dimension sacrée et prêt, pour cette raison même, à prendre de la distance avec le pouvoir politique en tant que tel, permettant ainsi que fonctionne, sans graves obstacles, une démocratie sud-africaine qui demeure l’espoir et le fierté de tout le continent.
Non par la négation de ses origines –je me rappelle aussi le coup d’œil irrité qu’il me décocha lorsque j’évoquai la gloire des grands chefs zoulous du passé– mais au contraire par l’exaltation tolérante de la gloire des siens, les Xhosas de la province du Cap. C’est sans doute cette profondeur du sentiment religieux qui explique mieux que tout la capacité prodigieuse de Mandela à rompre, une fois pour toutes, avec la mythologie du tiers monde. Venu à la politique à la fin des années 1950, Mandela avait évidemment conçu, au départ, la lutte de la libération sud-africaine comme «l’expropriation des expropriétaires».
Il y a quelques années, un dirigeant algérien nous confia que la «ligne Mandela» de réconciliation inter-ethnique aurait évidemment mieux convenu à l’Algérie de 1962 que le départ précipité des Européens et des juifs qui fut consommé en moins d’un an. Mais, ajoutait-il, «à cette époque, nous n’avions pas les idées de Mandela, et celles-ci nous serviraient bien aujourd’hui».
Ici, nous retrouvons le même paradoxe que pour l’instauration de la démocratie. C’est parce que Mandela était un roi traditionnel et religieux qu’il était le mieux à même de favoriser l’éclosion d’une démocratie pluri-ethnique et laïque; et c’est parce que Mandela était aussi un marxiste fidèle et réfléchi qu’il voulut appliquer le programme du Parti communiste sud-africain, qu’il avait rejoint avant 1960, dans ce qu’il avait de meilleur: la réfutation du critère racial.
Il a su résister à toutes les démagogies
A la société segmentée à l’infini qu’avait produit le régime de l’Apartheid, Mandela opposait depuis toujours des critères de classe par lesquels la classe ouvrière blanche (il est vrai en voie d’extinction) et les forces populaires d’origine indienne avaient la même légitimité à gouverner le pays que sa majorité noire.
Cette conception n’avait rien de récent chez Mandela. Il avait connu une ANC, au sortir de la Seconde Guerre mondiale, dont le noyau dirigeant était composé, à parts égales, de zoulous et de juifs. Sous sa présidence, même fictive, le noyau dirigeant s’était considérablement élargi à des Indiens (hindouistes et musulmans), à des Xhosas, comme lui-même, à d’autres tribus plus faibles comme les Tswanas, les Sothos, les Lembas, etc. Décidément, le peuple sud-africain en formation serait le résultat de l’entente de tous ces groupes. Johnny Clegg, grand chanteur juif adopté sur le plan tribal par le peuple zoulou, est un parfait symbole de ce que l’ANC cherchait à accomplir et est malgré tout parvenu à mettre en œuvre.
Mandela a dû, depuis sa prison, tenir bon face aux tentatives démagogiques d’instaurer un affrontement des races, soutenu par les maoïstes du Congrès panafricain (PAC), ou même face aux diverses tentatives de pouvoir noir qui naquirent spontanément de l’influence culturelle américaine dans les années 1970 (Steve Biko). Et quand sa propre épouse, Winnie Madikizela, bascula à son tour dans cette forme de populisme néoraciste, Mandela décida la mort dans l’âme de rompre son mariage et de dénoncer les agissements délétères de sa compagne.
Fort de cette conviction puissamment enracinée, Mandela décida de bâtir, sans ambiguïté aucune, sa nouvelle Afrique du Sud, sur la base d’une égalité non raciale (One man, one vote) mais aussi sur la prise en compte nécessaire des droits acquis par les minorités.
Le marxiste révisionniste très modéré qu’était devenu Mandela au fil de ses années de détention considérait aussi que l’apport du capitalisme blanc au bien-être de la nation devait être consolidé quoi qu’il arrive.
Si la pleine égalité sociale est encore loin devant nous, en revanche cette remise à plat des règles du jeu fondamentales aura permis à la communauté indienne de dépasser en capitalisation boursière la communauté blanche, et aussi à faire qu’un leader particulièrement dynamique de l’ANC réussisse à fonder des conglomérats entrepreneuriaux prospères. L’un d’entre eux, l’ancien patron des syndicats, Cyril Ramaphosa, vient déjà d’être désigné, en tant que vice-président de l’ANC, comme successeur officiel du président Jacob Zuma, à l’issue de son mandat, dans moins de deux ans.
Cette transformation institutionnelle de l’affrontement politique sud-africain est entièrement à mettre à son compte. Il fut accompagné d’une foule de gestes symboliques visant à casser les stéréotypes resentimentaux des mouvements de liberation habituels, de son célèbre soutien à l’équipe de rugby, presque entièrement blanche, des Springboks à la visite impromptue qu’il fit pour encourager, de son lit d’hôpital, le chef de l’opposition avec qui il avait eu une vive altercation au Parlement quelques jours plus tôt. Il va de soi que le soutien sans faille apporté par Nelson Mandela à la lutte contre le sida fait partie intégrante de ce legs humaniste.
Mais l’aura méritée de Mandela ne s’arrête évidemment pas à la seule Afrique du Sud.
Son fils véritable: Barack Obama
Hypnotisé par l’échec final sans gloire de Gorbatchev, et par la restauration assez sinistre que Poutine met aujourd’hui en œuvre à Moscou, nous avons tendance à oublier que le mouvement communiste, encore si puissant à la fin des années 1970, fut effectivement démantelé par la volonté résolue et intègre d’une série de militants parvenus, chacun dans son coin, à la conclusion qu’il fallait mettre un point final à cette aventure.
Et tous les points finaux sont loin d’être aussi sinistres que la grande détresse de la Russie des années 1990. Ainsi Deng Xiaoping a effectivement mis la Chine sur les rails d’un développement sans précédent; Enrico Berlinguer a réconcilié, à travers l’eurocommunisme, la tradition révolutionnaire et la tradition sociale démocrate dans une même aspiration à l’unité européenne et au pluralisme politique; Mischa Wolf, en organisant le démantèlement clandestin du mur de Berlin, aura permis, à sa manière, la renaissance d’une Allemagne pleinement démocratique dont la dirigeante, immensément populaire, Angela Merkel, est une citoyenne de l’ancienne Allemagne de l’Est.
Mandela les dépasse tous de la tête et du cœur. En instaurant une issue non révolutionnaire à un conflit qui semblait indémêlable, Mandela a jeté les bases ces vingt dernières années d’une démocratie mondialisée: Lula au Brésil, dont l’itinéraire est assez comparable au sien, lui doit évidemment beaucoup.
Mais son fils aîné n’est autre que Barack Obama. Cet homme politique américain partiellement originaire du cœur de l’Afrique, initialement enthousiasmé par les idées les plus gauchistes, aura su réconcilier l’Amérique toute entière avec l’idée d’une démocratie franchement multi-raciale, car respectueuse des compromis nécessaires. Obama est donc le fils véritable de Mandela, et avec lui se sera réalisé le bouleversement moral véritablement métaphysique où les peuples noirs, si souvent jugés encore inaptes à l’Histoire, ont en réalité montré qu’ils étaient pour l’instant détenteurs des idéalités universelles les plus profondes et les plus prometteuses.
Alexandre Adler