Monde

Exporter le modèle marocain

Temps de lecture : 4 min

La preuve qu’un régime ouvertement islamique peut abandonner l’autoritarisme pour la démocratie.

RABAT – Si vous voulez un antidote aux photos de policiers tabassant des manifestants et de filles agonisant dans les rues de Téhéran, faites un tour dans les rues de la capitale marocaine. Vous croiserez peut-être des manifestants. Mais ici, ils ne sont pas en danger. Le jour où j’ai visité la ville, un groupe se tenait devant le parlement et brandissait poliment des pancartes. Il y a aussi des filles, mais elles ne sont pas la cible de tireurs. Et elles ne ressemblent pas aux filles iraniennes. Même si à Rabat la mode est clairement aux longs foulards flottants et aux blue-jeans, de nombreuses marocaines se fondraient sans problème dans le paysage urbain de New York ou de Paris.

Bienvenue au Royaume du Maroc, un pays qui, à la lumière des événements qui se sont déroulés ces deux dernières semaines en Iran, mérite quelques minutes d’attention. A l’opposé de la Turquie, le Maroc n’est pas un pays laïc: le roi revendique sa descendance directe du prophète Mahomet. Par ailleurs, le Maroc n’aspire pas à devenir européen. Bien que le français soit encore la langue utilisée en affaires et dans l’enseignement supérieur, le pays fait bel et bien partie du monde arabe sur les plans linguistique et culturel.

Le Maroc n'est pas un paradis démocratique mais...

Contrairement à la plupart de ses voisins arabes, au cours des dix dernières années, le Maroc a subi un processus de mutation lente mais profonde et est passé de la monarchie traditionnelle à la monarchie constitutionnelle. De véritables partis politiques sont nés, et le pays jouit aujourd’hui d’une presse relativement libre. De nouveaux leaders son entrés sur la scène politique (Marrakech a pour maire une jeune femme de 33 ans). En outre, une série de nouvelles dispositions en matière de droit de la famille visent à concilier la loi de la charia et le respect des conventions internationales sur les droits de l’homme.

On ne peut tout de même pas dire que le résultat soit un paradis démocratique. Un militant des droits humains m’a dépeint un portrait de la corruption électorale qui semble d’une complexité byzantine. En résumé, on fait appel à des «médiateurs» qui s’arrangent pour qu’on vote pour tel ou tel candidat. D’autres m’expliquent que si les manifestants que j’ai vus devant le parlement avaient été des islamiques radicaux ou des chefs de guérilla du Sahara occidental et non pas des membres de syndicats, la police n’aurait sans doute pas été si blasée. Par ailleurs, s’il est vrai que les femmes ont des droits, les contraintes culturelles subsistent. Une infime partie de la population lit les journaux et seule une petite minorité de Marocains dispose d’un accès Internet. Entre 40 et 50 % de la population est illettrée. Ce qui explique que le taux de participation aux élections soit si faible. Du reste, les affiches politiques comportent des symboles, pas des mots.

Paix sociale

Mais il y a bien un point sur lequel le Maroc fait véritablement figure d’exception. Il est le seul pays d’Afrique dont le gouvernement a reconnu avoir commis des crimes par le passé et a mis en place une «Commission de la vérité et de la réconciliation» sur le modèle de celle établie en Afrique du Sud et dans des pays d’Amérique latine. Depuis 2004, cette commission a enquêté sur des crimes, organisé des audiences télévisées et dédommagé quelque 23.000 victimes ainsi que leur famille. Les crimes concernés – des arrestations arbitraires, des «disparitions», des actes de torture, des exécutions – ont été perpétrés sous le règne du roi Hassan II, décédé en 1999. C’est à son fils, le roi Mohammed VI, que l’on doit la création de cette commission de la vérité. Et c’est le changement de génération qui a rendu possible cette confession au sujet des graves méfaits du passé. Néanmoins, elle n’a pas été accompagnée d’un changement de régime. Il n’y a pas eu de révolution, pas de violence. Le roi est encore en place et il possède toujours ses voitures de collection.

Cette commission de la vérité a le mérite d’avoir instauré une forme de paix sociale. Tout le monde n’est pas favorable à la monarchie, mais même ses détracteurs s’accordent à dire que la rupture avec le passé est bien réelle. En effet, les citoyens marocains ont le sentiment qu’ils peuvent parler ouvertement, former des groupes de défense des droits civils, critiquer le processus électoral et même se plaindre du roi sans risquer quoi que ce soit. Saadia Belmir – une juge marocaine qui est également la première femme musulmane à siéger au Comité de l’ONU contre la torture – m’a confié que, malgré certains obstacles, «[les Marocains] peuvent désormais construire [leur] avenir sur la base d’une bonne connaissance du passé». Les responsables ont été autorisés à disparaître dans le décor, et c’est évidemment sujet à controverse. Mais les contre-courants teintés de colère et de désirs de vengeance qui auraient pu entacher le règne du jeune roi se font de plus en plus rares.

Partage d'expériences

Est-ce un modèle pour les autres pays? Les Marocains en sont persuadés. Ils ont d’ailleurs discrètement «partagé leurs expériences» avec des pays africains et moyen-orientaux. Saadia Belmir m’a appris qu’un groupe informel tentait de mettre sur pied une commission de la vérité au Togo. D’autres ont évoqué la Jordanie (bien sûr, rien n’est officiel). Tous s’empressent de souligner que leur formule – une mutation lente sous l’égide d’un roi populaire (jusqu’ici) – ne peut guère s’appliquer partout. On pense avec nostalgie au shah d’Iran en se demandant comment la situation de ce pays aurait pu évoluer.

Et pourtant, quand on voit l’arc-en-ciel de vêtements et de visages qui animent les rues du Maroc, une idée vient irrésistiblement à l’esprit: le passage de l’autoritarisme à la démocratie est possible. Même dans un Etat ouvertement islamique, même au sein d’une population métissée, et malgré la présence d’une frange djihadiste. Qui plus est, ici, il est possible de reconnaître les violations des droits humains et d’en parler, comme dans les autres démocraties. Dans une grande partie du monde arabe, la volonté politique est insuffisante pour arriver à un tel changement. Mais le cas du Maroc est bien la preuve que le changement n’est pas purement et simplement impossible.

Anne Applebaum

Traduit par Micha Cziffra.

Photo d'une élection locale à Rabat le 12juin 2009 Reuters/Rafael Marchante

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