Ce qui se passe en Egypte est un très sale coup pour le gouvernement turc. Parce que cela réveille de sombres souvenirs, parce qu'après l'échec avec la Syrie, l’Egypte était devenue l’un des axes de sa nouvelle tentative de redéploiement régional et parce que le «modèle turc», supposée «source d’inspiration» pour certains des Frères musulmans égyptiens, déjà dénoncé par des milliers de manifestants en Turquie depuis début juin 2013, se trouve maintenant indirectement mis en cause par les manifestations anti-Morsi du Caire et par l’intervention de l’armée.
Des liens amicaux uniraient Mohamed Morsi et Recep Tayyip Erdogan, qui était au contraire en froid avec Hosni Moubarak, lequel reprochait justement au Premier ministre turc sa proximité avec la Confrérie. L’intervention de l’armée égyptienne et la destitution de Mohamed Morsi ont conduit Recep Tayyip Erdogan à interrompre ses vacances pour réunir à Istanbul les plus hautes sommités de l’Etat dont le chef des services secrets.
Toute la «galaxie AKP» semble faire corps, bien au-delà du champ proprement politique. En signe de protestation contre la destitution du président égyptien élu, l’ONG islamiste IHH, celle qui avait armé le Mavi Marmara pour Gaza en 2010, a organisé le 5 juillet un vendredi de la colère dans le quartier religieux et conservateur de Fatih à Istanbul. Lundi 8 juillet, Ahmet Davutoglu, le ministre turc des Affaires étrangères, a condamné le «massacre» par les forces de sécurité égyptiennes de plus de 50 partisans de Mohamed Morsi. Et les officiels du parti de la Justice et du développement (AKP, au pouvoir depuis 2002) invoquent la «légitimité» électorale –le mot revient sans cesse dans leur bouche– de l’ancien président égyptien qu’il convient de défendre. L'enjeu c'est de déligimitiser l'intervention de l'armée égyptienne que les Turcs n'hésitent pas, eux, à qualifier de "coup d'Etat militaire".
Car s’il y a quelque chose que les Turcs connaissent bien, ce sont les putschs militaires (quatre en 1960, 1971, 1980, 1997, plus une tentative d’intervention en 2007). Et les dirigeants de l’AKP, encore mieux que les autres.
Du coup d'Etat «post-moderne» au «e-coup»
En 1997, c’est un coup d’Etat dit «post-moderne» qui contraint le Premier ministre d’alors, l’islamiste Necmettin Erbakan, mentor de Recep Tayyip Erdogan au pouvoir depuis la mi-1996, à démissionner. Quelques mois plus tard, son parti, le Refah (Parti du bien-être), est interdit. L’AKP, fondé par Recep Tayyip Erdogan et Abdullah Gül, est un des successeurs de ce parti et il remportera les élections de 2002 grâce à un positionnement de centre droit et pro-européen.
Dix ans plus tard, le 27 avril 2007, c’est plutôt une "tentative de coup". Un «e-coup», dira-t-on, car un mémorandum militaire est déposé dans la nuit sur le site Internet des forces armées qui rappellent qu’elles se considèrent comme les garantes des institutions et de la laïcité. La menace est à peine voilée. Via ses relais dans la société civile, l'armée fait organiser de grandes manifestations anti-AKP à travers tout le pays. Mais ce «e-coup» n’influencera pas les électeurs. Au contraire. En juillet, l’AKP obtiendra 46,7% des voix aux élections législatives anticipées; en août Abdullah Gül est élu par le Parlement à la présidence de la République, et son épouse voilée entre au Palais présidentiel à Ankara.
Début 2008, le gouvernement islamo-conservateur contre-attaque, initie des purges dans l’armée, arrête et emprisonne des dizaines d’officiers, ouvre plusieurs grands procès contre eux pour tentative de destitution du gouvernement. Le tout avec le soutien, franc puis moins assuré, de l’Union européenne.
Lorsqu'il était encore Président leur "frère" Mohamed Morsi n'a pas semblé vouloir s'attaquer aussi radicalement à l'armée (ou n'a pas eu le temps de le faire), pour le reste du scénario égyptien les Turcs sont en terrain connu.
L'inquiétude turque
Car si «galaxie AKP» s’est empressée de dénoncer le coup d’Etat militaire en Egypte, c'est peut-être aussi parce qu'elle est inquiète pour elle-même. Comme si le Premier ministre turc et son gouvernement n’avaient pas tout à fait la garantie d’avoir complètement neutralisé l’armée turque, comme s’ils craignaient qu’une partie de l’opposition turque puisse encore faire appel à celle-ci.
Bref, comme si la crise égyptienne ranimait chez les islamo-conservateurs turcs la vieille peur d’être chassés du pouvoir qu’ils ont conquis dans les urnes et occupent depuis onze ans et alors qu’ils sont soutenus - ils ne manquent jamais une occasion de le rappeler - par la moitié de la population. Quand, ébranlé, Recep Tayyip Erdogan accuse l’Union européenne de tolérer le coup d’Etat militaire égyptien, il faut y voir une piqûre de rappel faite par le Premier ministre turc à Bruxelles, qui s’est dans le cas turc rangée du côté de l’AKP et non de l’armée, et qui serait bien avisée, sous-entend Recep Tayyip Erdogan, de ne pas changer de posture.
Ce qui se passe en Egypte est aussi un mauvais coup pour la tentative de redéploiement régional de la politique étrangère du gouvernement turc qui comptait sur ce nouvel allié face à la crise syrienne et à la question palestinienne. Recep Tayyip Erdogan a d’ailleurs dû annuler son voyage à Gaza prévu le 5 juillet, sur lequel il comptait pour redorer quelque peu son blason après la vague de manifestations qu’il a dû affronter dans son pays et le «flop» de son voyage au Maghreb en juin.
Après la Syrie, l’Irak, l’Iran, l’Egypte pourrait-elle à son tour tourner le dos à la Turquie? Cela porterait un coup supplémentaire à la doctrine du «zéro problème avec les voisins» élaborée par le ministre turc des Affaires étrangères Ahmet Davutoglu, et déjà passablement écornée depuis le début des «printemps arabes».
Le «modèle» en prend un coup
Enfin, c’est le modèle turc, une «source d’inspiration» pour les pays arabes comme aiment à le définir les responsables de l’AKP, qui est malmené. Depuis deux ans, le gouvernement de Recep Tayyip Erdogan, épaulé par la confrérie Gülen, a invité des centaines d’Egyptiens, souvent proches des Frères musulmans, pour qu’ils puissent juger d’eux-mêmes de la réussite de cet «islamisme modéré» à la turque, un mix entre parlementarisme, ultralibéralisme économique et instauration d’un nouvel ordre moral et religieux.
Ces invitations sont destinées à former et à tisser des liens avec de futurs cadres égyptiens, dont le socle de valeurs se rapproche de celui des responsables de l’AKP. Elles sont partie intégrante de la politique de «soft power» que le gouvernement turc a développé à l’égard des pays arabes pour s’y ouvrir et faciliter des marchés. Et le prêt d’un milliard de dollars sur cinq ans que la Turquie a consenti au gouvernement égyptien fin 2012 procède également de cette stratégie de rapprochement avec l’Egypte.
Or voilà que le gouvernement turc de l’AKP, puis celui des Frères musulmans, semblent renvoyés dos à dos par les milliers de manifestants qui sont descendus dans la rue en Turquie puis en Egypte pour y dénoncer l’autoritarisme de Recep Tayyip Erdogan pour les premiers, l’autoritarisme doublée d’impéritie économique de Mohamed Morsi pour les seconds.
Cela voudrait-il dire qu’à l’heure de la globalisation et sous la poussée des aspirations individualistes, le modèle turc "d’islam politique soft" serait condamné? A moins qu’ultimement, le coup d’Etat militaire ne finisse par réhabiliter électoralement les Frères musulmans, et ne permette à Recep Tayyip Erdogan de sauver la face. Mais ce serait de justesse.
C’est sans doute pourquoi tout en devant toujours faire face à une mobilisation multiforme, et essentiellement pacifique dans son pays, le gouvernement turc est fragilisé par la chute des Frères musulmans. Or si ces derniers peuvent se poser en victimes des militaires égyptiens, et grâce à cela tabler sur un possible rebondissement électoral, il en est tout autrement du gouvernement turc de l’AKP qui, contesté par la jeunesse et l'opposition, sans intervention militaire, est en train d'apprendre, non sans mal, que la démocratie ne se joue pas seulement dans les urnes.
Ariane Bonzon