Le 14 juillet approche à grands pas, avec son traditionnel défilé militaire sur les Champs-Elysées. Les Français qui se tiendront sur le parcours et ceux qui regarderont le défilé sur leur écran pourront admirer les légionnaires défiler avec leur pas traditionnel, l’Armée de l’Air survoler la «plus belle avenue du monde», les blindés passer devant la tribune présidentielle, l’infanterie de toutes les armes marcher au pas cadencé pour la plus grande joie des petits et des grands.
Coutume d’un autre âge pour les uns, ciment de la Nation pour les autres, le défilé du 14-Juillet ne laisse pas indifférent. Et ça fait longtemps que ça dure, même dans un pays en paix.
Les défilés militaires sont aussi vieux que les armées étatiques et, par là, que les Etats eux-mêmes. La République française n’a rien inventé. La parade est naturellement une démonstration de force. Qui ne se souvient pas des parades sur la Place rouge? Les armées défilent chez elles, mais aussi dans les capitales vaincues. Elles peuvent être, également (voire surtout) un moyen de tromper son monde: quand Rommel arrive à Tripoli en février 1941, il fait ainsi défiler devant lui des centaines de chars… qui font en fait le tour d’un pâté de maisons pour donner à la population l’impression du nombre et ne sont en fait que quelques dizaines. La ruse ne trompera pas les agents britanniques présents.
Maintenir la discipline
Mais avant que les blindés n’arrivent dans l’histoire de la propagande, la parade répond également à des impératifs réels. Au XXe siècle, les armées abandonnent la manœuvre en ordre serré sur le champ de bataille, et la manœuvre au pas cadencé.
Avant que les moyens de communications modernes n’existent, la grande hantise de tous les généraux, c’est le contrôle des troupes. Des hoplites grecs aux légionnaires romains, des piquiers macédoniens aux piquiers suisses, des soldats des Tercios espagnols à ceux des régiments de Frédéric le Grand et des soldats du Premier empire à ceux du Second, l’infanterie manœuvre en rangs serrés et est entraînée à effectuer simultanément les même gestes, tant pour se déplacer que pour combattre.
La parade répond donc à des impératifs pratiques, de commandement et de contrôle des troupes. Au combat, ces formations sont pourvues de «serre-files» dont le rôle premier est moins de vérifier leur alignement que de s’assurer que personne ne quitte la formation. La formation serrée est donc également une formation coercitive.
L’humble bidasse que je fus ajoutera que le fait de défiler au pas avec ses camarades, quand bien même la chose n’a plus rien de pratique sur le plan militaire, renforce l’esprit de groupe, ce qui est essentiel pour des hommes dont la destination premier est de monter au feu ensemble – une épreuve qui me fut épargnée, merci.
Mais si les défilés servent à affirmer la puissance de l’Etat, s’ils peuvent avoir encore une utilité sur le plan militaire, comment expliquer que les foules se déplacent en masse pour y assister?
L’enthousiasme est réel, même s’il tend à s’amenuiser et le «pestacle» du défilé plait toujours aux enfants. La chanson «En revenant de la Revue» de Delormel et Garnier, créée par Paulus à la Scala en 1886, témoigne de ce qui fut l’attachement des Français à leur armée, symbole de la puissance et de la vitalité de la nation; en l’espèce, pour cette chanson, recours éventuel à un pouvoir défaillant, puisqu’elle constitue une forme d’ode au général Boulanger.
Les chansons sur les défilés ne manquent pas, à commencer par celles sur les carnavals, qui s’en rapprochent par le fait que ceux qui marchent portent costume. En son temps, Boris Vian immortalisa bien cette passion qui n’est pas que française pour les parades et les défilés.
Mais un des plus grands auteurs-compositeurs interprètes américain de ces cinquante dernières années nous donne une explication singulière de ce qui plait tant aux foules et en particulier aux enfants, dans les défilés militaires. Sorti en 1977, Little Criminals de Randy Newman (oui, c’est bien de lui dont il s’agit) contient, en plus de l’immortel Short People qu’on aurait crue taillée sur mesure pour notre ancien président, une des ces pépites dont on ne sait jamais s’il faut les prendre au premier ou second degré. (Randy Newman est un des grands maîtres de la satire et du sarcasme.) Cette chanson s’appelle Jolly Coppers on Parade:
Ils descendent la rue,
Ils la descendent bien au milieu
Regarde comme ils gardent bien le rythme,
Ils sont bleus comme l’Océan,
Comme le soleil brille
Comme leurs pieds semblent ne pas même toucher le sol
Les gentils policiers qui défilent
Voilà les voitures blanches et noires
Et voilà les motos
Ecoutez rugir leurs moteurs
Ils font des figures pour les enfants
Ils ont l’air si beaux
On dirait des anges venus du Paradis
Les gentils policiers qui défilent
Oh, maman
Voilà la vie dont je rêve
Quand je serai grand
C’est ce que je veux être
Ils descendent la rue,
Ils la descendent bien au milieu
Regarde comme ils gardent bien le rythme
Ils sont bleus comme l’Océan
Tout est si beau
On dirait des anges venus du Paradis
Les gentils policiers qui défilent
Chanter une chanson du point de vue de l’enfant qui assiste, émerveillé, au défilé des policiers dans les rues de sa ville, le 4 juillet, la chanson est attendrissante, une peu ridicule. Mais avec Randy Newman, il ne faut jamais s’arrêter à la surface.
A un journaliste du NME qui lui demandait s’il y avait un sens caché à cette chanson, Randy Newman répondit, avec malice, que «ce n’était pas une chanson contre la police; peut-être même que c’est une chanson fasciste, je ne m’en suis pas rendu compte quand je l’ai écrite.» Il expliqua plus tard qu’il était bien incapable de dire si Jolly Coppers parlait de la capacité d’émerveillement des enfants ou de l’absolue fascination que peut exercer le fascisme sur les foules, jusqu’à transformer chacun des spectateurs des grandes messes en armes et en uniforme en petit enfant désireux de battre des mains et de faire partie du défilé.
Un peu des deux, sans doute.
Antoine Bourguilleau