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Comment la Russie se bat pour que l'ONU reste corrompue

Temps de lecture : 12 min

Du refus des réformes aux actions de blocages.

Ban Ki-moon et Vladimir Poutine, le 17 mai 2013. REUTERS/Maxim Shipenkov
Ban Ki-moon et Vladimir Poutine, le 17 mai 2013. REUTERS/Maxim Shipenkov

Quand le Secrétaire général de l’ONU, Ban Ki-moon, et le président de la Russie, Vladimir Poutine, se sont rencontrés dernièrement à Sotchi, en Russie, c’était officiellement pour discuter de la guerre civile en Syrie. Mais le dirigeant russe –accompagné par le chef de sa diplomatie, Sergei Lavrov et son ministre de la Défense, Sergei Choïgou– a brusquement changé de sujet pour évoquer des questions plus terre-à-terre.

Selon les Russes, une série de réformes de l’ONU visant à réduire le coût –qui se chiffre en milliards de dollars– des opérations de maintien de la paix par l’ONU, menaçait les intérêts économiques de la Russie. D’après plusieurs hauts responsables de l’ONU présents lors de cette discussion, Poutine et ses deux compères ont poliment mais fermement fait pression sur le dirigeant de l’ONU afin qu’il recule sur ce point.

Cette intervention, au plus haut sommet de l’ONU, portant sur des questions commerciales, est un des derniers exemples en date des efforts de la diplomatie russe, qui visent à protéger sa position commerciale au sein des Nations unies. Au cours de la décennie qui vient de s’écouler, la Russie a entrepris des efforts systématiques pour contrer toute tentative de mettre un terme à la gabegie et à la corruption dans les dépenses de l’ONU. Les Russes ont ainsi écarté les réformateurs au sein de l’ONU. Ils ont limé les crocs de tous les chiens de garde. Et ils ont bloqué toutes les réformes budgétaires visant à réduire les coûts de fonctionnement de l’organisation.

Le zèle de la Russie en matière de refus des réformes s’est particulièrement fait sentir dans le domaine du leasing d’avions et d’hélicoptères par l’ONU –un marché annuel d’un milliard de dollars– qui permet de fournir des moyens de transport au deuxième corps expéditionnaire mondial en termes d’effectifs.

Un examen des méthodes d’acquisitions d’appareils dans le domaine aérien –et qui se fonde sur des dizaines d’entretiens avec des représentants et diplomates en poste à l’ONU ainsi que sur des rapports et des audits réalisés en interne– démontre que la Russie a bénéficié d’avantages indus, dont des appels d’offres qui n’ont pas d’autre objet que de contraindre les Nations unies à se fournir en appareils construits par l’ex-Union soviétique.

De la difficulté à réformer l’ONU

Cette querelle est l’illustration parfaite des difficultés qu’il peut y avoir à mettre en œuvre des réformes financières simples au sein de l’ONU quand les grandes puissances s’avèrent avoir, au bout du compte, des intérêts commerciaux divergents. Dans ce cas précis, le Secrétaire général de l’ONU et les grandes nations n’ont pas souhaité se lancer dans un bras de fer avec la Russie, dont la coopération est nécessaire dans un large spectre de questions critiques au sein des Nations unies.

Depuis la fin de la Guerre froide, les entrepreneurs russes ont fait de l’ancienne flotte aérienne soviétique un business florissant, fournissant à l’ONU et à bien d’autres organisations internationales des quantités d’avions en surplus à très bas coût, dont des transporteurs Antonov et des hélicoptères Mi-8 et MI-26.

Ces appareils bon marché –que les usines russes continuent de produire– ont très largement dissuadé les opérateurs aériens occidentaux de proposer leurs services lorsque l’ONU lance des appels d’offres, l’organisation choisissant systématiquement l’opérateur le moins cher. Les compagnies russes raflent ainsi près de 75% des contrats concernant les hélicoptères commerciaux, le secteur le plus lucratif du marché des opérations de maintien de la paix, qui se chiffre en milliards de dollars.

Mais cette situation de quasi-monopole russe est aujourd’hui contestée par certains de ses voisins, comme l’Ukraine, qui produit des hélicoptères similaires. Les Etats-Unis et des puissances européennes, comme l’Allemagne, la France, l’Italie et l’Espagne, sont à la recherche de nouveaux marchés, les opportunités de missions pour l’Otan se faisant de plus en plus rares en Afghanistan. Ces pays ont, en privé, fait part de leurs doutes relatifs à la sincérité des appels d’offre de l’ONU. Ils affirment que le système d’achat de l’ONU est conçu pour favoriser les appareils russes: les spécifications des appels –par exemple la demande d’appareils pouvant embarquer plus de vingt passagers– sont faites pour exclure la plupart des compétiteurs potentiels.

«Les appels sont conçus de manière à désigner spécifiquement un hélicoptère russe, dit un diplomate européen expérimenté. Nous avons demandé plus de transparence; nous souhaitons qu’un nouveau système d’appel d’offres soit mis en en place le plus vite possible.»

Les demandes de l’ONU en hélicoptères et en avions de transport sont directement liées aux 15 missions de maintien de la paix que supervise l’organisation et passent par la section de transport aérien de l’état-major avant d’atterrir dans le bureau des achats de l’ONU, qui examine ensuite les propositions des compagnies. Les diplomates occidentaux ont fait part de leur inquiétude de voir bon nombre d’acteurs principaux de ces marchés –dont un responsable des acquisitions ukrainien et un spécialiste russe de l’aviation– venir de pays qui sont des acteurs centraux du marché de l’aviation.

Des appels d’offres faussés

Mais Kieran Dwyer, porte-parole du département des opérations de maintien de la paix à l’ONU, tente de calmer le jeu:

«Le Secrétariat est pourvu d’un système de contrôle et d’équilibre des décisions qui empêche une personne unique de fixer unilatéralement les spécifications des appels d’offres dans le domaine de l’aviation. Il est exact que les hélicoptères de la famille des Mi-8 jouent un rôle de premier plan dans les opérations aériennes de maintien de la paix. Ces hélicoptères ont des caractéristiques qui en font des machines particulièrement adaptées aux besoins de ce genre d’opérations, dont leur grande autonomie, leur capacité de charge et le fait qu’ils sont économiques.»

Malgré la déclaration de Dwyer, le Bureau des services de contrôle interne (l’organisme chargé de traquer la corruption au sein de l’ONU) affirme quant à lui, dans un audit interne demeuré jusqu’ici confidentiel, que l’incapacité d’ouvrir les appels d’offres à une plus grande variété d’appareils expose l’ONU à «un risque élevé de contracter des accords de transport à un coût plus élevé que nécessaire».

Cet audit, que Foreign Policy s’est procuré, fait état de certaines des préoccupations évoquées par les puissances européennes et attire l’attention sur les risques de collusions possibles entre les différents fournisseurs d’hélicoptères. Cet audit, datant de décembre 2012, indique ainsi que le plus important fournisseur d’hélicoptères à l’ONU s’est, sur certains contrats, trouvé en compétition avec des concurrents qui n’étaient en fait que des compagnies qu’il détenait en intégralité, une pratique qui «démontre encore le besoin urgent de prendre des mesures visant à réduire les risques de collusion».

Critères contestables

Cet audit fait également part du questionnement autour de la manière dont les responsables de l’aviation de l’ONU lancent leurs appels d’offres «avec des spécifications qui sont bien souvent le décalque des caractéristiques de certains modèles d’appareils». Cette pratique, selon des représentants et diplomates de l’ONU, revient à éliminer de manière claire des compétiteurs potentiels qui seraient pourtant capable de remplir les termes du contrat avec des modèles différents d’hélicoptères et d’avions.

L’audit ne mentionne pas quel appareil reçoit un traitement préférentiel. Il ne désigne pas non plus les noms des fournisseurs favorisés ni leur nationalité. Mais il soulève des questions sur l’équité du processus d’appel d’offres de l’ONU qui, par exemple, ne tient pas compte de la consommation de carburant des appareils dans le coût des hélicoptères. C’est un vide qui favorise des appareils plus vieux, moins chers, qui consomment plus que les hélicoptères de nouvelle génération. Selon les diplomates, ce point donne aux opérateurs russes et à leurs flottes anciennes, un avantage injuste.

Des réformes restées lettre morte

Il y a plusieurs années de cela, l’ONU s’est lancée dans une série de réformes de ses processus d’acquisition. Une des idées consistait à remplacer l’appel d’offres classique –qui spécifie parfois le type précis d’appareil recherché– par des «appels à proposition», définissant les besoins généraux de l’ONU et permettant ainsi aux différents opérateurs de proposer des solutions différentes avec une variété plus grande d’appareils.

«Il y a de nombreux cas où différents modèles d'appareils peuvent remplir les missions considérées, selon un rapport confidentiel des pratiques de l’ONU établi par l’Organisation Internationale de l’Aviation Civile. Un processus d’achat ne requérant des offres que pour un type spécifique de matériel ne permet pas une maximalisation des choix dans le processus de sélection.»

La Russie s’est fermement opposée aux plans des Nations unies qui visaient à réformer ces procédures. Il ne s’agit là que d’une des mesures entreprises par la Russie pour bloquer tout changement dans le système d’attribution des marchés par l’ONU.

En 2012, la Russie avait ainsi tenté de se débarrasser d’un spécialiste de l’aviation transféré à New York afin de tenter de superviser les procédures d’acquisition d’hélicoptères par l’ONU. La Russie s’est procurée un audit interne qui critiquait la manière dont cet homme avait dirigé des opérations aériennes en Afrique. (Son crime? Avoir loué un avion sur place pour une mission en Afrique sub-saharienne au lieu de l’avoir loué par le biais du siège de l’ONU. Selon un diplomate occidentale, l’homme n’avait pas seulement fait économiser de l’argent à l’ONU –il avait également pu remplir rapidement une mission qui nécessitait une intervention urgente.)

Pendant des années, selon de nombreux diplomates occidentaux, le gouvernement russe a également fait traîner les négociations de la commission du budget de l’ONU autour de la réforme des méthodes d’acquisition de l’organisation. Le délégué russe, Vitaly Chourkin, disait que son gouvernement n’était pas contre les réformes des pratiques d’acquisition de l’ONU, mais qu’il considérait que les réformes envisagées constituaient une menace directe à l’encontre des intérêts commerciaux de la Russie au sein des Nations unies.

«D’une manière générale, nous sommes un peu inquiétés par le nombre des réformes, a déclaré Chourkin à Foreign Policy. Nous n’avons pas de problème avec la compétition. Nous savons bien que les affaires et la compétition sont intimement liées. Nous ne voulons pas de magouilles.»

Au mois de mai, le secrétaire-général Ban Ki-moon s’est donc rendu à Sotchi, en Russie, pour rencontrer le président Poutine et son Ministre des Affaires étrangères, Lavrov, afin de définir une stratégie diplomatique visant à mettre un terme à la guerre en Syrie.

Mais la conversation s’est rapidement déplacée sur le sujet des griefs russes à l’encontre des procédures d’appels d’offres. Les dirigeants russes s’inquiétaient tout particulièrement d’un plan visant à déléguer l’autorité d’acheter des hélicoptères dédiés aux deux grands nœuds logistiques de l’Organisation, situés à Entebbe, en Ouganda et à Brindisi, en Italie; un tel mouvement limiterait la capacité de la puissante délégation russe au siège de l’ONU à encadrer et influencer les décisions.

Les Russes se sont également opposés au plan visant à modifier les procédures d’appels d’offres. Ils se déclarent aujourd’hui opposés au plan de promotion de la «mobilité du personnel», un des principaux plans de Ban Ki-moon. Cette initiative vise à offrir au personnel de l’ONU un éventail plus étendu d’expériences et de savoir-faire en les faisant périodiquement participer à des missions extérieures. Plusieurs diplomates affirment que les Russes s’inquiètent de voir une telle décision réduire l’influence de la Russie à New York et potentiellement écarter du siège des nationaux russes chargés d’élaborer les spécifications des hélicoptères au sein des commissions d’appels d’offres pour le voir déplacer dans un autre service.

Chourkin affirme que la Russie s’inquiète de constater que les réformes de l’ONU constituent une menace directe à ses intérêts commerciaux légitimes et que l’idée de décentraliser les opérations autour des hélicoptères risquerait de nuire à la concurrence non faussée.

La Russie s’est déjà retrouvée sous le feu d’accusations concernant d’éventuelles irrégularités dans les obtentions de marchés. En 2006, l’ONU avait mis sur pied une commission afin d’examiner les accusations de corruption lors des appels d’offres. Alexander Yaklovlev, officier russe en charge d’achats au sein de l’ONU, avait en effet plaidé coupable devant un tribunal fédéral, accusé qu’il était d’avoir touché des pots-de-vin à hauteur de centaines de milliers de dollars en provenance de compagnies entretenant des liens commerciaux avec l’organisation mondiale. Le procès débouché sur la mise en accusation, pour des faits similaires, du diplomate russe Vladimir Kuznetzov, qui dirigeait alors la commission budgétaire de l’ONU.

Bien que cette commission d’enquête –dirigée par l’ancien procureur de l’Etat du Connecticut, Robert Appleton– n’ait joué aucun rôle dans les poursuites engagées contre Yakovlev et Kuznetzov, elle a tout de même mené plusieurs enquêtes sur le rôle qu’ils jouèrent dans cette manipulation, ce qui provoqua l’ire de la Russie et d’autres membres de l’administrations de l’ONU. En 2008, la Russie proposa une résolution qui aurait, si elle avait été adoptée, contraint Appleton et son équipe à plier bagage. Si cette mesure ne fut pas votée, Appleton fut finalement chassé des Nations unies par Ban Ki-moon lui-même, qui empêcha qu’Appleton soit nommé à la tête de la commission des enquêtes internes pour un détail technique: aucune femme ne se trouvait dans la liste des candidats au poste. Inga-Britt Ahlenius, la responsable de la lutte contre la corruption au sein de l’ONU et qui avait tenté de recruter Appleton, démissionna en accusant Ban Ki-moon d’avoir voulu empiéter sur son indépendance.

Au cours des années qui ont suivi, la capacité de l’ONU à se policer elle-même en a souffert et les contrôles financiers internes n’ont pas donné les résultats escomptés, particulièrement dans le domaine de l’aviation. «La gouvernance du Secrétariat, les processus de gestion du risque et de contrôle examinés, se sont montrés insatisfaisants, car incapables d’assurer la signature d’accords efficaces, raisonnables en termes de coûts et passés dans des délais corrects, dans le domaine du transport aérien», selon les termes d’un audit de l’ONU. Aux efforts entrepris pour moderniser la flotte aérienne de l’ONU, en utilisant des technologies moins polluantes, des systèmes de sécurités améliorés et une consommation de carburant moindre, la Russie s’est systématiquement opposée.

Et cette question a connu un rebondissement récent lorsqu’un hélicoptère russe Mi-8 a heurté le flanc d’une montagne lors d’une opération au sein de la République démocratique du Congo. Après le crash, un responsable de l’aviation au siège de l’ONU a envoyé un email exigeant que les hélicoptères de l’ONU soient immédiatement pourvu d’un nouvel appareil –un GPWS, Ground Proximity Warning System (Système d’avertissement de la proximité du sol)– qui s’appuie sur un système de cartographie digitale permettant de détecter les gros objets au sol, comme les immeubles ou les montagnes, lorsque la visibilité est réduite. Mais un autre représentant de l’ONU a empêché qu’une telle décision soit prise, affirmant que l’organisme de sécurité aérienne de l’ONU n’avait pas encore déterminé si un tel système serait rendu obligatoire ou pas.

La question qui circule chez les diplomates de l’ONU est de savoir si l’Organisation n’aurait pas reculé sous la pression des Russes. Les fabricants russes n’installent pas de tels systèmes dans leurs appareils et le principal opérateur russe, UTair, se trouvait alors sur les rangs pour remporter un contrat de plusieurs millions de dollars pour la livraison de trois hélicoptères à la République Démocratique du Congo. Un de ses principaux concurrents ukrainiens proposait des hélicoptères équipés de ce système de sécurité. Au final, c’est UTair qui a proposé le contrat le moins coûteux; il est plus que probable que c’est lui qui remportera le contrat…

Une des porte-parole d’UTair, Elena Galanova a répondu par email à Foreign Policy que les hélicoptères russes Mi-8 et Mi26 qu’UTair fournit à l’ONU pour ses missions sont parfaitement conformes aux exigences de l’ONU. Mais elle affirme également qu’UTair est prêt à installer des systèmes de sécurité sur l’ONU le lui demande, faisant remarquer que le GPWS «n’est pas un équipement obligatoire».

Chourkin, le délégué russe à l’ONU, déclare que Moscou a l’intention de se doter de technologies plus modernes et d’équipement de sécurité, mais pas si le progrès sert à déguiser une tentative de lui tailler des croupières sur le plan économique.

«Nous pensons que nous pouvons continuer d’être très compétitifs si les choses sont faites de manière juste, mais si des choses sont entreprises pour fausser la compétition, dit-il, cela risque de provoquer des problèmes pour nous et pour l’image des Nations unies.»

Colum Lynch
Tient le blog Turtle Bay sur Foreign Policy. Vous pouvez le suivre sur Twitter: @columlynch.

Traduit par Antoine Bourguilleau

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