Dimanche 23 juin, vers 15h30, le champagne coulera à flots sur le podium des 24 Heures du Mans. En effet, c’est la tradition de la course de réunir sur trois marches les trois premières équipes au classement et donc les neuf coureurs ayant participé à cette ronde harassante autour des 13,629 kilomètres du célèbre circuit de la Sarthe. Sans oublier les trois directeurs des trois écuries consacrées. S’ensuit le rite de l’arrosage des pilotes et de la foule bien connu dans l’univers des courses automobiles sachant que Le Mans a une place à part dans cette tradition.
Le Danois Tom Kristensen, recordman de l’épreuve avec huit victoires et qui sera encore en piste cette année, est un habitué de ce podium si particulier et si mousseux. «C’est peut-être la course automobile la plus dure de l’année, a-t-il souligné. Alors le podium ressemble à une libération après tant d’efforts et de crispations. Chacun se lâche.»
Les 24 Heures du Mans sont l’un des trois rendez-vous les plus prestigieux du calendrier du sport automobile avec le Grand Prix de Formule 1 de Monaco et les 500 miles d’Indianapolis. A Monaco, la remise des prix se veut très respectueuse et très codifiée à la manière de celle du tournoi de tennis de Wimbledon. Les trois premiers sont dirigés vers une sorte de petite loge royale où est réunie la famille princière avec à sa tête Albert II qui distribue les récompenses dans une solennité inhabituelle pour ce type de course.
A Indianapolis, le cérémonial est encore plus original. Le vainqueur engloutit… une bouteille de lait. Cette habitude remonte à 1933 quand Louis Meyer, l’un des champions de l’époque, avait demandé un verre de lait pour se désaltérer après un long après-midi passé à courir sous le soleil.
L’idée, qui a tellement plu aux têtes pensantes du marketing de l’industrie du lait, a depuis perduré à quelques rares exceptions comme en 1993 lorsque le Brésilien Emerson Fittipaldi préféra du jus d’orange afin de promouvoir les fruits de sa plantation installée dans son pays.
Au Mans, le champagne a donc la préférence. A première vue, rien que de très banal, nous direz-vous, sauf que cette tradition de l’arrosage au champagne est justement née dans la Sarthe et qu’elle a été copiée depuis comme une sorte de signature dans le sport automobile.
A l’origine, c’est la Formule 1 qui, la première, s’est laissé séduire par la boisson pétillante. En 1950, date de lancement du championnat du monde de Formule 1, le Grand Prix de France est organisé à Reims, sur le circuit de Reims-Gueux. Et cette année-là, le vainqueur de la course, Juan Manuel Fangio, se voit remettre un jéroboam de la part de Paul Chandon-Moët, producteur réputé de la région.
Début du rituel qui connaît un nouveau virage en 1966 lorsque Jo Siffert, vainqueur suisse des 24 Heures du Mans, reçoit sur le podium une bouteille de champagne chauffée par le soleil ardent. Le bouchon saute tout seul et une partie de ses fans se retrouve aspergée involontairement. L’année suivante, en 1967, Dan Gurney, le pilote américain vainqueur au Mans avec Anthony Joseph Foyt, se souvient de l’anecdote de 1966, ouvre la bouteille sur le podium et «inonde» le public, cette fois volontairement. L’«arrosage automatique» au champagne venait de s’inscrire dans les faits. «Ce que j’ai fait avec le champagne a été totalement spontané, a-t-il dit. Je ne pouvais pas penser que cela deviendrait une tradition. J’ai été un peu au-delà des limites et j’ai surtout été pris dans l’instant. C’était un moment inoubliable. Je pensais que cette victoire âprement disputée avait besoin de quelque chose de spécial.»
Jusqu’à ce jour, Dan Gurney a gardé la fameuse bouteille en question (un brut impérial Moët et Chandon) après que celle-ci lui fût restituée par Flip Schulke, un photographe du magazine américain Life qui l’avait récupérée et conservée pendant de longues années.
Le paradoxe de la situation français est que Le Mans continue de célébrer ses vainqueurs de la sorte sans avoir de marque de champagne comme sponsor officiel en raison de la loi Evin qui prohibe producteurs d’alcool et de cigarettes dans les enceintes sportives. Pour contourner cette petite hypocrisie réglementaire et afin de maintenir les usages qui ont fait la légende du Mans, les organisateurs sont donc obligés de transiger comme le regrette Philippe Joubin, en charge de la communication des 24 Heures du Mans:
«L’épreuve a un contrat champagne avec la marque Pommery, mais toutes les étiquettes doivent être retirées sur le podium. Et en aucun cas, ce producteur de champagne ne doit apparaître dans notre communication officielle. Il ne peut pas utiliser non plus cet accord avec nous au-delà des bouteilles qui sont servies dans les espaces de restauration de la course. C’est assez grotesque au regard de cette tradition de l’arrosage née ici et que l’on retrouve désormais dans de multiples disciplines autres que le sport automobile.»
Ce n’est pas la seule fois où le sport automobile, en France, s’est heurté aux contraintes de la loi Evin. En 1997, lors du Grand Prix de France de Formule 1 couru à Magny-Cours, dans la Nièvre, Bernie Ecclestone, l’argentier de la catégorie reine, avait fini par taper du poing sur la table en apprenant qu’aucune bouteille de champagne, comme les années précédentes hélas, n’avait été prévue pour célébrer les trois premiers de la course. Il avait sorti quelques billets de sa poche et un de ses assistants était allé acheter les bouteilles nécessaires.
«J’en assume seul la responsabilité, avait-il déclaré à L’Equipe avec son arrogance coutumière. Car j’ai en ma possession des images des arrivées récentes de courses à la voile en France, le Vendée Globe et celle d’Olivier de Kersauson dans le Trophée Jules-Verne. Il n’y a pas eu de réaction à ce que je sache. Alors, pourquoi ce qui est permis aux uns serait refusé aux autres?»
La France, pays du Champagne, mais qui refuse d’en faire la promotion à travers des images multi diffusées internationalement, un autre «French paradox» à l’heure de la mondialisation.
Yannick Cochennec