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Mahmoud Ahmadinejad, tu vas nous manquer

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Ne riez pas. Le président Ahmadinejad parti, il ne reste plus personne pour s’opposer aux mollahs.

Mahmoud Ahmadinejad, août 2010. REUTERS/Morteza Nikoubazl
Mahmoud Ahmadinejad, août 2010. REUTERS/Morteza Nikoubazl

Quel est ce dicton déjà? On ne se rend compte de ce qu’on a qu’une fois qu’on l’a perdu? Eh bien après huit longues années de présidence de Mahmoud Ahmadinejad en Iran, je suis prêt à parier que même ceux d’entre nous qui le détestent vont finir par le regretter –pas seulement à cause du spectacle que nous offraient sa rhétorique belliqueuse et son populisme inepte, mais parce qu’il était peut-être le dernier réel espoir de dépouiller le régime clérical de son droit «divin» à gouverner l’Iran.

En 2011 déjà, j'avançais que les opposants au régime clérical en Iran, ceux qui aspiraient à une nation plus laïque puisant son inspiration dans les gloires de son passé perse plutôt que dans son présent islamiste, avaient peut-être dans leur camp un champion inattendu: Mahmoud Ahmadinejad.

Je ne laissais absolument pas entendre qu’Ahmadinejad était une sorte d’icône de la démocratie ou même un type bien, encore moins un président compétent –bien qu’il soit bien plus évolué politiquement que ne le croient généralement ses critiques. L’idée que «plus laïque» soit forcément synonyme de «plus libre» est une illusion occidentale. Mais il n’en reste pas moins qu’aucun président dans l’histoire de la République islamique n’a si ouvertement défié la hiérarchie religieuse au pouvoir, ni si effrontément tenté de détourner les pouvoirs décisionnaires des corps religieux non-élus qui règnent sur l’Iran.

Sous Ahmadinejad, la présidence était devenue comme jamais auparavant une base de pouvoir légitime. Ce qui peut expliquer pourquoi le guide suprême, l’Ayatollah Ali Khamenei, a récemment menacé de carrément supprimer la fonction.

A l’époque, mon article m’avait attiré les foudres de moult membres de la communauté irano-américaine. Ce n’était pas le contenu de mon argument qui faisait enrager mes détracteurs, mais simplement le fait que je puisse dire quelque chose de vaguement positif sur un homme devenu l’incarnation de tout ce qui était détestable dans le régime iranien. J’ai également été attaqué par certains journalistes américains, apparemment incapables de voir Ahmadinejad autrement que par le prisme de sa vision absurde et odieuse d’Israël.

Traditionnellement, la prépondérance du religieux

Aujourd’hui, même ceux qui ne peuvent le sentir reconnaissent et admirent à contrecœur le fait sans précédent qu’Ahmadinejad ait tenu tête à la puissance illimitée du guide suprême. Et à présent qu’il va être remplacé par l’un des adulateurs de la claque de l’Ayatollah Khamenei, nous allons peut-être regarder ces dernières années avec un œil plus indulgent.

Le conflit entre les mollahs et Ahmadinejad touche au cœur même de la légitimité politique de la République islamique. Dans le gouvernement iranien d’une complexité byzantine, le président élu est censé représenter la souveraineté du peuple tandis que le guide suprême non-élu incarne la souveraineté divine. En pratique, cependant, presque tous les leviers du pouvoir politique sont entre les mains du guide suprême, ce qui laisse au président très peu de contrôle sur les décisions politiques.

Et c’est exactement ce que voulait le fondateur de la République islamique, l’Ayatollah Rouhollah Khomeiny. Le concept politico-religieux de velayat-e faqih, ou «conservateur de la jurisprudence» de Khomeiny avançait qu’en l’absence du messie musulman (le Mahdi), le gouvernement devait être exercé par les représentants du messie sur la Terre –c’est-à-dire par les ayatollahs. Après avoir créé la fonction de guide suprême, Khomeiny se nomma lui-même et commença à accumuler une autorité religieuse, économique et politique absolue, ouvrant la voie à une domination complète du religieux sur la société.

Cette domination cléricale s’étendit jusqu’aux branches élues du gouvernement. Dans les deux premiers parlements iraniens, le clergé constituait plus de la moitié des députés –chiffre progressivement tombé à moins d’un quart. A l’exception des premier et deuxième présidents de la République islamique –qui sont en tout et pour tout restés moins de deux ans à leur poste avant d’être respectivement destitué et assassiné– avant 2005, tous les présidents élus de l’Iran postrévolutionnaire étaient des religieux.

Ahmadinejad mit un terme à ce précédent en battant à plates coutures son opposant, Ali Akbar Rafsandjani, qu’il dépeignit comme un mollah fortuné, corrompu et loin des réalités, sans aucune idée des soucis de l’homme de la rue. A mille lieues du richissime Rafsandjani, dont les discours étaient parsemés de mots arabes et de citations du Coran, Ahmadinejad affichait une mise simple, parlait le perse de tous les jours et se drapait dans une religiosité provinciale délibérément dépourvue d’érudition cléricale.

D'abord, la morale

Cette stratégie fonctionna si bien qu’Ahmadinejad remporta 62% des voix au second tour des élections qui l’opposaient à Rafsandjani, qui ne récolta qu’un maigre 36%. Et Ahmadinejad ne renia pas non plus son personnage public après avoir pris ses fonctions –longtemps avant sa pseudo-réélection en 2009, il avait déjà commencé à prendre ses distances par rapport à l’élite religieuse et à consolider le pouvoir de la présidence. Curieusement, c’est après que le soulèvement du «mouvement vert» a été violemment réprimé et sa réélection fermement soutenue par Khamenei que le programme anticlérical d’Ahmadinejad est devenu plus prononcé.

Pendant son second mandat, Ahmadinejad a grignoté sans relâche la mainmise religieuse, économique et politique du clergé. Il a commencé par remettre en question le statut autoproclamé d’arbitre de la moralité islamique des mollahs –et tout particulièrement leur obsession de ce qui constitue une tenue islamique décente.

Il a condamné les actions de la police de la morale, redoutée dans le pays, en affirmant:

«C’est une insulte que d’interroger un homme et une femme qui marchent dans la rue sur les relations qu’ils entretiennent l’un avec l’autre

Le conseiller média d’Ahmadinejad, Ali Akbar Javanfekr, a même été arrêté pour avoir imprimé des articles critiquant la loi qui oblige les femmes à se voiler.

Le président a ensuite commencé à critiquer régulièrement l’immense richesse du clergé, qui contraste de façon flagrante avec les souffrances économiques de la plupart des Iraniens pâtissant des sanctions internationales. Surprenant son monde, Ahmadinejad a réduit les fonds alloués par le gouvernement aux institutions religieuses, qui au cours des trois décennies précédentes avaient augmenté au point de devenir une source d’enrichissement personnel immense pour de nombreux membres de l’élite religieuse.

Ensuite, le pouvoir politique

Ahmadinejad a également pris plusieurs initiatives audacieuses visant à ravir le pouvoir politique aux mollahs. Il a cessé d’assister aux réunions du Conseil de discernement, l’un des nombreux comités orwelliens d’Iran dont le but est de protéger les intérêts politiques du clergé. Quand le ministre du Pétrole iranien a été démis de ses fonctions, Ahmadinejad s’est emparé du maroquin jusqu’à ce qu’un remplacement permanent soit trouvé, établissant au passage un précédent présidentiel loin d’être anodin.

Même quand ses tentatives de consolider son pouvoir ont été déjouées par Khamenei et ses alliés, Ahmadinejad a fait preuve d’une mauvaise volonté insolente à se plier aux caprices du guide suprême. Quand Khamenei a annulé le renvoi de son chef des renseignements, Heider Moslehi, Ahmadinejad a fait la «grève» pendant une semaine, refusant d’assister aux conseils des ministres en signe de protestation.

Lorsque Khamenei a refusé la nomination de son proche allié, Esfandiar Rahim Mashaei, au poste de vice-président, Ahmadinejad l’a nommé chef d’état-major à la place –fonction sans doute plus influente encore, qui ne nécessitait pas l’approbation de Khamenei.

Quand Khamenei s’est opposé à l’habitude d’Ahmadinejad de nommer des «émissaires spéciaux» –pour esquiver le ministère des Affaires étrangères, contrôlé par Khamenei– ce dernier a tout simplement transformé les émissaires en «conseillers», et a continué comme avant.

Mais l’attitude de défi d’Ahmadinejad envers le régime religieux va bien plus loin que des escarmouches ici et là avec le guide suprême. Plus importante encore est sa remise en cause très publique des fondements de l’autorité politique et religieuse de la République islamique. «L’administration du pays ne devrait pas être laissée au guide (suprême), aux érudits religieux et autres (membres du clergé)» a déclaré le président en 2011. Mashaei est allé plus loin encore, assénant catégoriquement qu’un gouvernement islamique n’était pas capable de gérer un pays aussi vaste et peuplé que l’Iran.

Enfin, les fondements de l'autorité politique et religieuse

Ces déclarations sont pour le moins étonnantes dans la bouche du président et de son plus proche conseiller. Elles sont même carrément séditieuses –un peu comme si le président des Etats-Unis remettait en doute la viabilité de la démocratie constitutionnelle. Aucun membre du gouvernement iranien –pas même les réformateurs les plus progressistes du parlement– n’avait jamais osé remettre ouvertement en question le droit divin du guide suprême à diriger le pays. Mais les attaques directes contre le velayat-e faqih sont devenues une marque de fabrique de la rhétorique d’Ahmadinejad.

Voyez par exemple les revendications très dénigrées d’Ahmadinejad selon lesquelles il serait en communication directe avec le Mahdi. Ce genre de déclaration n’est pas un délire de fanatique religieux –c’est une répudiation publique de tout le système sur lequel repose la République islamique. Après tout, si un laïc comme Ahmadinejad peut consulter directement le Mahdi, alors à quoi servent les ayatollahs? Et si les membres du clergé ne sont pas les seuls à avoir une ligne directe avec le Mahdi, pourquoi leur avoir accordé des pouvoirs politiques supérieurs? Comme le dit Mashaei:

«Gouverner un pays c’est comme une course de chevaux, mais le problème est que (les religieux) ne sont pas des jockeys

Khamenei a immédiatement répondu au défi à l’autorité religieuse lancé par d’Ahmadinejad et Mashaei en émettant une fatwa annonçant que lui, et lui seul, représentait le Mahdi. Mais malgré le retour de bâton du clergé, Ahmadinejad a continué d’utiliser sa tribune de président pour mettre en avant une nouvelle philosophie de «nationalisme persan» visant à supplanter l’identité islamique de l’Iran. Il a appelé de ses vœux un «islam iranien» contrastant avec l’idéologie théocratique imposée par le régime religieux –ce que certains Iraniens qualifient avec dédain d'«arabisme».

Ahmadinejad a également brisé un tabou dans le milieu des politiciens iraniens en faisant l’éloge de Cyrus le Grand, le premier et le plus grand des rois de l’Empire perse antique. Cette nostalgie pour le passé préislamique de l’Iran a suscité des avertissements sévères de la part des alliés de Khamenei, notamment lorsqu’un député conservateur a déclaré que le président «devrait savoir qu’il est obligé de faire la promotion de l’islam et non de l’Iran antique, et que s’il échoue à remplir ses obligations, il perdra le soutien et la confiance de la nation musulmane d’Iran».

Quoi qu’il en soit, le nationalisme persan d’Ahmadinejad s’est avéré jouir d’une immense popularité en Iran. Il a même débouché sur la création d’un nouveau courant politique dans le pays, dénoncé par les supporters les plus fanatiques du régime comme un «mouvement déviant» et «un troisième pilier de la sédition.» Ahmadinejad, pour sa part, a traité ses critiques de moutons qui «courent à Qom (la capitale religieuse de l’Iran) pour chaque instruction».

Son successeur, forcément homme des mollahs

Cette description par Ahmadinejad pourrait convenir à n’importe lequel des favoris de la présidentielle iranienne. Après tout, le seul point commun que partageaient les principaux candidats à sa succession était leur obéissance comique au guide suprême. Le négociateur iranien pour le nucléaire, Saeed Jalili, a récemment précisé que «ceux qui sont en désaccord même minime avec le guide suprême n’ont aucune place dans nos discours» et que «toute notre attention doit être consacrée à écouter la volonté de notre guide».

De telles professions d’obéissance décérébrée semblaient être le seul moyen de gagner la présidence lors des dernières élections. Ali Akbar Velayati, autre favori présidentiel, avait déclaré que sa plus grande force en tant que président serait sa volonté à obéir aveuglément à tout ce que le guide suprême lui dirait de faire:

«Pour moi c’est un argument fort... Je crois qu’avoir quelqu’un qui a le dernier mot et prend la décision finale est dans l’intérêt politique du pays

Mohammad Bagher Ghalibaf, le brutal maire de Téhéran, s'est vanté d’avoir défendu personnellement l’autorité du guide suprême en assommant les étudiants qui manifestaient pour la remettre en question. «Quand il est nécessaire de descendre dans la rue et de frapper (les manifestants) avec des matraques je suis là avec une matraque et j’en suis fier», a-t-il déclaré.

En fait, aucun des candidats à la présidentielle, pas même le modéré Hassan Rohani, qui, malgré ses critiques impertinentes des «excès» du régime clérical, est lui-même un mollah, ne semblait tellement tenté par la perpétuation de l’héritage anticlérical d’Ahmadinejad dans sa future administration.

Sans la moindre surprise, que Khamenei a fait tout son possible pour éviter, [avec l’élection de Rohani] c’est bien l’un des trois flagorneurs cités plus haut qui sera le prochain président iranien*. Ce qui marquera également la fin du défi sans précédent lancé par Ahmadinejad à l’encontre de la philosophie dominante de la République islamique. Lorsque la mainmise des religieux sur le gouvernement iranien se fera plus stricte, ceux qui imputent aux mollahs tous les malheurs de l’Iran en viendront peut-être à regretter le petit homme à la barbe mal soignée et à la veste froissée qui avait osé défier le représentant du Mahdi sur la Terre.

Reza Aslan

Traduit par Bérengère Viennot

NDLE: article écrit avant l'élection de Rohani.

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