En 1975, pendant un voyage de classe à Paris, Joseph Bertolozzi a demandé à une des ses camarades si elle voulait monter sur la tour Eiffel avec lui. Une fois sur le toit de la capitale, l’adolescent de 16 ans s’est décidé à embrasser pour la première fois celle qui allait devenir sa femme. «Je me suis dit que je n’aurais sans doute jamais une autre occasion d’embrasser une fille sur la tour Eiffel, et nous sommes ensembles depuis ce jour» raconte-t-il, debout au premier étage de la Tour par un beau jour de juin près de 40 ans plus tard.
L’histoire de cet Américain avec la tour de fer la plus célèbre du monde aurait pu s’arrêter là, comme celles des centaines de touristes qui y déclarent leur flamme chaque année. Mais un jour de septembre 2004, l’idée de retourner sur la tour Eiffel avec une mission bien précise s’est invitée presque par hasard dans l’esprit de ce compositeur et musicien.
Alors qu’ils passaient devant un poster du monument qui trône dans leur maison de Beacon, petite ville à 100km au nord de New York, sa femme imita le geste du joueur de gong (Joseph Bertolozzi travaillait à l’époque sur un projet musical avec 60 gongs et cymbales du monde entier) en faisant semblant de taper sur la tour Eiffel. «J’ai tout de suite pensé que tout vibre, et qu’on peut trouver comment ces vibration et ces fréquences marchent et écrire de la musique avec.»
Du pont à la tour
Jouer de la musique avec la tour Eiffel? Plus facile à dire qu’à faire. «Je ne parle pas français, je n’ai aucun contact à Paris, alors j’ai décidé de commencer à New York» raconte Joseph Bertolozzi. Il jette alors son dévolu sur le Mid-Hudson bridge, un pont suspendu qui traverse l’Hudson près de chez lui. Après plusieurs années de travail, il sort en 2009 un CD, Bridge Music, une œuvre entièrement composée de notes obtenues en tapant sur le pont avec différents objets, patiemment enregistrées avec une équipe d’ingénieurs du son.
Aujourd’hui encore, les voyageurs qui traversent le pont peuvent se mettre sur une fréquence radio dédiée et écouter la musique de la structure sur laquelle ils sont en train de rouler.
«Quand j’ai fini Bridge Music, j’étais en train de me détendre chez moi, dans la salle où se trouve le poster de la tour Eiffel. Je l’ai regardé et je me suis rappelé que mon travail n’était pas fini. Je suis alors allé sur mon ordinateur, j’ai cherchéà qui appartenait la tour Eiffel et j’ai commencé à appeler et à envoyer des mails.»
Après un an et plusieurs tentatives, il reçoit en juin 2010 une lettre signée par David Kessler, actuel conseiller culturel de François Hollande qui occupait à l’époque la même fonction auprès du maire de Paris Bertrand Delanoë, lui assurant qu’il était «attentif au projet» et qu’il avait «invité l’ensemble des intervenants concernés par cette opération et à examiner la suite qui pourrait lui être réservée».
Le projet est arrivé sur le bureau de la Société d’exploitation de la tour Eiffel (SETE). «A la première demande, on n’a pas accepté le projet, mais il a bien fait de revenir à la charge» raconte Jean-Bernard Bros, le président de la SETE, qui souligne que son organisme reçoit plusieurs centaines de demandes de tous types chaque années et qu’il en refuse beaucoup.
Début juin 2013, exactement trois ans après la lettre de la Mairie de Paris et deux aller-retour New-York-Paris plus tard, Joseph Bertolozzi se retrouvait donc sur la Tour avec ses ingénieurs du son, son vidéaste et ses assistants de production.
Pendant deux semaines, il a méticuleusement frappé sur d’innombrables parties du monument avec des accessoires classiques de musique comme des baguettes de batterie ou des maillets pour percussion de différentes tailles et matières, mais aussi des objets beaucoup moins courants comme un morceau de tronc d’arbre ou une «roue à pluie» qui reproduit le son de la pluie tombant sur une surface quand on la tourne.
Au total, l’équipe a enregistré près de 2.000 sons différents, qui ont chacun été répertoriés dans une base de données numérique. «Quand vous regardez la tour Eiffel, vous ne voyez qu’une grosse structure, explique Joseph Bertolozzi en pointant du doigt une petite porte en métal du premier étage du monument. Mais si vous prenez cette porte, il y a le haut, le cadre, le fuseau, le gond etc. Rien que sur cette petite porte toute simple, il y a tellement de surfaces différentes!»
Pour l’enregistrement, l’équipe de Tower Music a utilisé un micro qui sert habituellement pour le piano ou la harpe et qui capte la résonnance du son directement sur l’objet auquel il est attaché, et non pas le son qui traverse l’air.

Joseph Bertolozzi et ses ingénieurs du son sur la tour Eiffel le 7 juin 2013, REUTERS/Benoit Tessier
Si Bertolozzi est le premier à avoir l’idée de faire de la musique avec la tour Eiffel, il n’est que le dernier d’une longue lignée de musiciens précurseurs ayant essayé de faire de la musique avec des objets ou des bâtiments dont ce n’était pas la fonction première.
En 1922, pour célébrer le cinquième anniversaire de la Révolution d’Octobre, le compositeur et théoricien d’avant-garde Arseny Avraamov joua La Symphonie des Sirènes à Bakou (actuelle capitale de l’Azerbaïdjan). Pour ce spectacle grandiose, il a utilisé les sons des moteurs des hydravions, les sirènes des usines de la ville, de bateaux et de locomotives, deux batteries d’artillerie pour les percussions et les cornes de brumes de l’ensemble de la flottille de la mer Caspienne. Plus récemment, la troupe Stomp s’est servie d’objets du quotidien pour créer un spectacle de percussions qui fait encore le tour du monde.
Mettre des notes sur les sons
En France, certains aspects de Tower Music se rapprochent du mouvement musique concrète né dans les années 1940 et appelé, qui consistait à composer de la musique à partir de sons provenant de diverses sources, enregistrés puis travaillés en studio. Mais à la différence de ce mouvement, où la musique était composée directement à partir des sons, sans partition ni notation musicale, Joseph Bertolozzi va cataloguer tous les sons qu’il a enregistrés en déterminant quelle note correspond à chacun d'entre eux:
«Un instrument de musique est conçu pour produire des notes pures, mais la tour n’a pas été conçue comme un instrument, les barrières métalliques vibrent librement, produisent parfois des sons qui sont entre deux notes.»
L’équipe estime que ce catalogage des sons en notes va prendre jusqu’à trois mois. Viendra ensuite l’étape de la reconstruction virtuelle de la tour Eiffel comme instrument de musique. L'artiste va créer une sorte de carte de la tour pour visualiser où les notes se trouvent:
«Pour un piano, c’est facile, les notes vont de la plus basse à la plus aigüe, de gauche à droite. Pour la tour, ça sera plus compliqué.»
Ecrire la musique
S'il tient à cette démarche, qui n’est pas indispensable à la composition de son œuvre musicale, c’est parce qu’il ne veut pas fermer la porte à son rêve ultime: jouer la tour Eiffel au cours d’une performance en direct:
«Je veux écrire pour la tour comme si c’était un vrai instrument, et pas simplement un instrument intellectuel. Je dois par exemple calculer de combien de musiciens j’aurais besoin pour jouer en direct»
Pour l’instant, cette ultime étape, très complexe et coûteuse, n’en est qu’au stade de projet, et dépend des sponsors que l’artiste parviendra à attirer. Mais avant cela, reste encore à écrire la musique, un ensemble qui se composera de plusieurs mouvements et qui devrait au total durer près d’une heure, et à sortir le CD, sans doute au cours de l'année prochaine.
«J’essaie de ne pas y penser tant que je n’ai pas catalogué tous les sons, pour ne pas commencer à composer dans ma tête avec des sons qui n’existent pas» explique le musicien aux multiples talents. Organiste de métier – il passe la plupart de son temps à composer des morceaux pour l’orgue et à jouer dans des temples juifs et des églises de l’Etat de New York-, il est aussi percussionniste et compose de la musique pour des concerts ou des pièces de théâtre:
«Quand je dis que je suis musicien, les gens disent "ah cool, de quel instrument jouez-vous?" Je leur dis que je suis organiste et ils trouvent ça ennuyeux. Ils s’imaginent un vieil homme dans une église.»
«Farfelu»
«Ennuyeux» n’est pas un terme qui revient souvent à propos de son projet avec la tour Eiffel. Quand il en a entendu parler pour la première fois, Jean-Bernard Bros a plutôt pensé à «farfelu»:
«On est habitués à recevoir de nombreuses demandes d’artistes, que ce soient des peintres, des photographes ou encore des sculpteurs, pour utiliser la tour en tant que plateau, que scène. Mais c’est la première fois que quelqu’un nous demande de l’utiliser en tant qu’instrument.»
Alors qu’il s’amusait à improviser, loin de l’enregistrement méticuleux des sons qui a été son quotidien pendant deux semaines, en tapant sur différentes parties d’un morceau de l'escalier hélicoïdal d'origine de la tour Eiffel conservé au premier étage, deux jeunes touristes, attirées par le rythme, ont commencé à rapper avec enthousiasme. La scène s’est finie dans un éclat de rire collectif, mais une pointe de mélancolie traversait le visage de Joseph Bertolozzi. C’était la dernière journée de sa session d’enregistrement pas comme les autres sur cette tour qui allait bientôt redevenir un simple poster dans sa maison de Beacon...
Grégoire Fleurot