Un instant, faites comme si tous les super-pouvoirs étaient accessibles. Lequel choisiriez-vous? Si vous êtes du genre démonstratif, vous serez sans doute tenté par du spectaculaire, comme la force de l'Incroyable Hulk ou la possibilité de voler. Ou bien quelque chose de plus discret? Un corps qui se soigne tout seul ou la faculté de lire les pensées d'autrui, par exemple.
Mais si vous faites partie d'une certaine bande de pragmatistes, vous repousserez toutes ces options d'un revers de main en n'y voyant qu'un simple jeu de l'esprit. Pourquoi perdre son temps à rêver de l'impossible (en l'état actuel de nos connaissances), quand vous avez la possibilité, dès aujourd'hui, d'acquérir un super-pouvoir plus modeste et qui plus est à un prix attractif?
Voici le postulat de départ des biohackers, bodyhackers, grinders et autres auto-cyborgs. Cette sous-culture DIY (Do It Yourself, fais-le toi-même), actuellement en pleine expansion, entend exploiter des technologies largement accessibles –puces de repérage, LED, aimants, capteurs de mouvement–, pour se doter de sixièmes sens divers et variés.
Dans ses rangs, on retrouve des scientifiques, à l'instar de Kevin Warwick, professeur à l'université de Reading et chouchou des médias à l'origine du Project Cyborg, ou des cyberpunks à coiffure asymétrique, comme Lepht Anonym, dont l'attrait pour les instruments chirurgicaux inclut aussi les épluche-légumes. On pourrait les qualifier de «transhumanistes pragmatiques» –des individus préférant devenir tout de suite des cyborgs, plutôt que de pontifier indéfiniment sur un avenir hypothétique et bien trop lointain.
Alors, si l'envie vous en disait, quel genre de sixième sens pourriez-vous acquérir dès aujourd'hui? La gamme est variée: vision infrarouge, boussole interne, et même prescience à la Spiderman, pour vous alerter dès que quelque chose arrive dans votre dos. Leurs prix, aussi, sont divers, certains avoisinent les dizaines de milliers de dollars, quand d'autres ne vous coûteront quasiment rien, tant que vous aurez un scalpel et une bonne dose de tolérance au risque et à la douleur sous la main.
Quel sixième sens voulez-vous?
L'implantation d'appareils bioniques n'a rien de nouveau ou de radical dans le champ médical –demandez à n'importe quel porteur de pacemaker ou de pompe à insuline. Mais voir des gens en bonne santé se fourrer des objets dans leur corps à des fins de divertissement, de profit, ou d'augmentation sensorielle, là, le phénomène est plus récent. Il s'agit d'une ramification du mouvement transhumaniste, né en Californie dans les années 1980, sous l'impulsion d'une bande de philosophes, de doux rêveurs et de technophiles qui voyaient dans les technologies émergentes des moyens d'améliorer l'humanité. Mais pour certains de leurs partisans, les conférences, livres, think tanks et autres querelles bioéthiques des transhumanistes avaient quelque chose de frustrant. Trop de théorie, pas assez d'action véritable.
En 1998, Warwick, un professeur de cybernétique, demanda donc à un médecin de lui implanter un dispositif RFID dans son bras gauche, dans le cadre d'une expérience baptisée Project Cyborg. En elle-même, la puce ne faisait pas grand-chose: elle pistait ses allées et venues dans l'université et allumait les néons de son laboratoire dès qu'il en passait la porte. Mais le chercheur était au taquet et les médias aux anges: ils lui décernèrent le titre de premier cyborg de l'histoire (pour d'autres, la distinction reviendrait à Steve Mann, de l'université de Toronto, qui se trimbalait depuis des décennies avec des ordinateurs et des caméras fixés sur son crâne). Warwick est ensuite passé aux implants plus complexes, dont la greffe dans son poignet d'une centaine d'électrodes lui permettant de communiquer avec un ordinateur.
Dans l'histoire du transhumanisme, si le premier implant RFID de Warwick représente un tournant, ce n'est pas parce qu'il s'agissait d'une prouesse technologique, mais, justement, parce qu'il n'en exigeait aucune. Ce qu'il avait fait, tout le monde pouvait le faire. Aux yeux de certains, Warwick était donc un charlatan. Mais pour d'autres, il était un héros.
Ce qu'on ne peut pas lui enlever, c'est d'avoir incité d'autres individus, aux ressources bien plus modestes, à expérimenter leurs propres améliorations bioniques –et souvent sans l'aide de professionnels de santé. L'un de ses épigones les plus extrêmes est Anonym, une jeune Ecossaise tatouée qui se définit elle-même comme un «rebut du transhumanisme». Lors d'une conférence mémorable à Berlin, en décembre 2010, elle décrivait ses premiers faits d'armes en ces termes:
«Je me suis assise dans ma cuisine avec un épluche-légumes, non je me fous pas de votre gueule, et j'ai décidé de me mettre des trucs dans la main. (…) La première fois, ça a complètement foiré. Tout le bordel s'est terminé en septicémie et j'ai été hospitalisée pendant deux semaines.»
En général, ce serait suffisant pour vous dégoûter à jamais. Mais Anonym a préféré apprendre de ses erreurs et persévérer. Après plusieurs tentatives, elle réussissait à se greffer une puce RFID, avant de passer à un capteur thermique, puis à un aimant néodyme qui vibre en présence de courant alternatif. Des exploits qui, à leur tour, ont été une source d'inspiration.
Pour Tim Cannon, un affable développeur logiciel de 33 ans originaire de Pittsburgh, l'aimant fut le déclencheur.
«Je suis fan de science-fiction depuis que je suis gosse, m'a-t-il expliqué. Ces trucs de nerd m'ont toujours passionné.»
L'homme qui murmure à l'oreille des ordinateurs
Et quand Cannon vit pour la première fois Anonym, sa réaction fut de se dire: «Oh non, la révolution a commencé sans moi!» Un mois plus tard, il avait débauché un tatoueur pour se faire greffer un aimant flexible dans son annulaire gauche. Mais même si la chose s'est faite bien plus proprement qu'Anonym et son opération sauvage, Cannon n'aurait pas dit non à un peu d'anesthésique.
Et alors, ce magnétisme, ça fait quoi?
Au départ, explique Cannon, c'était plutôt bizarre d'avoir un doigt qui passe en vibreur dès qu'on s'approche d'un réfrigérateur. Mais au fil du temps, sa connaissance des sources et des types de courants (des vibrations pour de l'alternatif, un tiraillement pour du continu) s'est affinée. Et son petit super-pouvoir, dans toute sa modestie, s'est même parfois révélé très utile, comme lorsqu'un de ses amis a vu les diodes de la batterie de son ordinateur portable commencer à clignoter.
«J'ai passé ma main au-dessus du bloc d'alimentation, puis sur l'ordinateur, deux ou trois fois de suite, puis en revenant sur l'ordinateur, j'ai senti comme une sorte de pulsation –pop, pop– et j'ai remarqué que ça coïncidait avec le clignotement des diodes. J'ai dit “hey mec, y'a ta prise multiple se barre en couilles”.»
Depuis, ses amis l'appellent «l'homme qui murmurait à l'oreille des ordinateurs».
Avec d'autres camarades, Cannon a créé un collectif, les Grindhouse Wetwares, dont le slogan est «Que veux-tu être aujourd'hui?». Ils ont par exemple conçu un capteur de distance, qui envoie des pulsations dans les doigts en fonction de la proximité des murs.
«Il vous suffit de vous promener dans une pièce les yeux fermés pour avoir une idée de ses contours, explique Cannon. Comme une sorte de sonar corporel.» Le groupe a aussi expérimenté des implants biomédicaux de repérage, ainsi qu'un gadget baptisé «la casquette à penser», qui envoie des petites décharges électriques au cerveau afin d'améliorer la concentration de l'individu qui la porte. (Cette procédure qui peut paraître risquée, relève de la stimulation magnétique transcranienne qui, selon plusieurs études, améliore réellement les performances cognitives, sans être pour autant dénuée d'effets adverses).
Ecoutons les couleurs
A Barcelone, l'association Cyborg Foundation travaille sur une vision plus artistique (et moins effrayante) des extensions sensorielles. Elle a été fondée par Neil Harbisson, un artiste et musicien souffrant depuis sa naissance d'achromatopsie, soit une absence totale de vision des couleurs. Depuis 2004, il porte en permanence un «eyeborg», une petite caméra qui traduit les couleurs en ondes sonores et les lui transmet via conduction osseuse. Aujourd'hui, Harbisson peut «entendre» les couleurs, même en-deçà du spectre visible. «Ma couleur préférée, c'est l'infrarouge», m'a-t-il expliqué, parce que le son qu'elle produit est moins aigu. (Ce petit film, lauréat du GE Focus Forward et mettant Harbisson en scène, mérite le coup d’œil).
Moon Ribas, la co-fondatrice de la Cyborg Foundation, travaille actuellement à la conception d'un capteur, attaché sur sa nuque, pour l'avertir par vibration dès que quelqu'un arrive dans son dos. Mariana Viada, l'attachée de presse de la Cyborg Foundation et grande amatrice de sports en plein air, voudrait quant à elle une boussole interne, pour savoir constamment où se trouve le nord.
«Aux gens qui me demandent pourquoi j'ai envie d'étendre mes capacités sensorielles, je leur réponds simplement “et pourquoi pas?”, s'amuse Viada. Il y a encore tant de choses à découvrir.»
Si ces dispositifs sont pour l'instant assez low-tech, si on en croit Cannon, ils pourraient être à l'origine de futures améliorations humaines plus puissantes (et plus diffuses). Et il pense qu'elles seront un bon moyen de se faire de l'argent –même s'il n'a pas du tout l'intention de faire de Grindhouse Wetwares une start-up à la solde du capital-risque.
«Pour préserver la propriété de nos corps, nous devons absolument rester dans une logique open-source. Si vous pensez qu'Apple a un problème avec le débridage de votre iPhone, attendez un peu qu'ils soient responsables de votre cœur.»
Will Oremus
Traduit par Peggy Sastre