Un juge fédéral a autorisé mardi 3 décembre la ville de Détroit à se mettre sous la protection de la loi sur les faillites, «Chaper 9», et à renégocier sa dette abyssale de 18 milliards de dollars avec ses créanciers. La ville américaine, ancien fleuron de l'industrie automobile, a demandé cette protection judiciaire le 18 juillet 2013. Il s’agit de la plus grande faillite d'une ville américaine de l’histoire. Détroit peut désormais suspendre le remboursement de sa dette et la restructurer. Pour le juge Steven Rhodes, c’est «une occasion pour un nouveau départ».
Cet article initialement publié le 4 juin 2013 a été actualisé.
Il s’agit peut-être d'une bonne nouvelle pour la ville et sûrement d’une très mauvaise nouvelle pour son musée, le DIA (Detroit Institute of Art). Après avoir demandé à la maison d’enchère Christie’s d’évaluer les collections, pendant l'été,l’administrateur judiciaire Kevyn Orr affirmait, en octobre, que 33 000 œuvres sur 66 000 étaient vendables. «La plupart de ces pièces ont été acheté dans les années 20 ou 30 par le musée avec de l’argent public». ». Christie's annonce pour sa part n'avoir évalué seulement que 5% de la collection totale du musée soit 2 781 œuvres, pour un montant compris entre 452 et 866 millions de dollars. Pour Kevyn Orr " Les 459 chefs-d'oeuvres appartenant au Detroit Institute of Arts valent un peu moins de 2 milliards de dollars", beaucoup moins qu'il ne pensait. Il y a à peine quelques jours, le 26 novembre, les principaux créanciers de Détroit déposaient une requête demandant au juge Rhodes de nommer un Comité chargé de superviser une évaluation indépendante de l'art en dehors de Christie's, parmi ses créanciers on trouve Dexia, une banque française.
La perspective de vendre les collections du musée de Détroit provoque depuis des mois une polémique. C’est un peu comme si l’Etat français décidait pour payer les salaires des fonctionnaires de vendre quelques œuvres du Louvre ou du musée d’Orsay! Mais Détroit, ville fondée par un Français au tout début du XVIIIe siècle au bord des grands lacs, connaît un impitoyable et terrible déclin à l'image de l'industrie automobile américaine dont elle est la capitale.
La fuite des habitants
La dette est considérable et les capacités de remboursement de l'agglomération ne cessent de se réduire. Motor City est malade et ses habitants fuient une ville où le chômage est endémique et l'insécurité permanente. Détroit, la grande ville américaine la plus pauvre et la plus dangereuse, a perdu 60% de ses habitants entre 1950 et 2010. La fuite s'est encore accélérée entre 2000 et 2010. Détroit qui comptait 1,8 million d'habitants dans les années 1950 en a à peine 700.000 habitants aujourd'hui.
Le 14 mars 2013, le gouverneur de l’Etat du Michigan où se trouve Détroit a nommé un administrateur judiciaire, un avocat spécialisé dans les faillites, pour tenter de sauver la ville. Kevyn Orr doté de pouvoirs exceptionnels chapeaute toutes les administrations de la ville ainsi que son maire élu, le démocrate afro-américain et ancien basketteur professionnel Dave Bing.
Kevyn Orr avait 18 mois pour sauver la ville. Le 13 mai, il a rendu un rapport dans lequel il proposait plusieurs mesures d'urgence: diminution des retraites des fonctionnaires, baisse du nombre de fonctionnaires y compris de policiers et de pompiers, réduction des transports publics, limitation de l’éclairage, restriction des programmes scolaires et culturels… et la vente des collections du musée.
Des Rembrandt, Van Gogh, Degas, Matisse, Rodin, Picasso, Warhol...
Le Detroit Institute of Arts a été créé en 1885. Son déménagement en 1927 dans un bâtiment style revival de temple grec, dessiné par l’architecte franco-américain Paul Cret, lui avait valu alors le surnom de «Temple de l’art». C’est aussi depuis 1919 une institution publique. Elle appartient à la ville quand la plupart des musées américains sont privés et appartiennent souvent à des fondations.
La collection du DIA est très importante, près de 66.000 pièces. On y trouve, entre autre, des Rembrandt, Van Gogh, Degas, Matisse, Rodin, Picasso, Warhol... La vente des plus belles pièces permettrait à Détroit de ramasser des milliards de dollars voire bien plus. Une liste des 38 des plus grands chefs-d'œuvres appartenant au musée a été estimée à au moins 2,5 milliards dollars par des spécialistes new-yorkais.
Certaines œuvres majeures n'ont tout simplement pas de prix comme La Danse de la Mariée en Plein Air (1566) de Bruegel l’Ancien, considéré comme l’un des meilleurs tableaux du peintre flamand. On peut citer également Fruit Carafe et Verre, une nature morte de Pablo Picasso datant de 1938, une version du portrait du Facteur Roulin datant de 1888 de Vincent van Gogh, ainsi qu’un Autoportrait du même Vincent van Gogh de 1887. Cette dernière toile a été la première peinture de Van Gogh à entrer dans un musée publique en Amérique. Il faut ajouter Les rêves des hommes du Tintoret (vers 1550), une large fresque dont la rénovation a durée presque une vingtaine d’année et coûté 158 millions de dollars. L’art contemporain est aussi présent avec Orange Brown de Mark Rothko, datant de 1963 ou un Double Self Portrait d’Andy Warhol, datant de 1967.
Le musée possède aussi une série de fresques uniques de Detroit Industry. Conçue par le muraliste Diego Rivera en hommage à l’industrie automobile et aux habitants de Detroit. Le Mexicain a achevé les travaux de vingt-sept panneaux en onze mois entre avril 1932 et mars 1933. Il s'agit d’un des plus beaux exemples de l'art mural aux Etats-Unis. Rivera lui-même le considérait comme le meilleur de sa carrière.
Les besoins élémentaires des habitants
Le directeur du musée, Graham Beal, s'oppose à la vente. «Elle serait sans précédent dans le monde du Musée aux Etats-Unis.» Légalement aussi une telle option poserait problème. Le statut juridique de la collection n’est pas uniforme, toutes les pièces n'ont pas été achetées par la ville, certaines proviennent de dons de collectionneurs.
En outre, un accord signé en 1998, qui court sur une durée de 20 ans, a donné la gestion du musée à une organisation à but non lucratif. Si le bâtiment qui abrite le musée appartient à la ville, la gestion et les orientations du musée sont décidées sans intervention publique.
Les conséquences d'un démantèlement du musée de Détroit iraient bien au-delà des seules limites de Détroit. Cela affecterait l’ensemble des institutions muséales américaines en introduisant le doute parmi les supporters et donateurs des musées sur la pérennité des collections.
Pour Kenneth Buckfire, un banquier new-yorkais engagé par la ville de Détroit et qui conseille Kevyn Orr, la valeur culturelle et émotionnelle des trésors de la DIA doit être mise en balance avec les besoins élémentaires des 700.000 habitants, pour la plupart démunis, de la cité. Ils ont désespérément besoin de rues sans danger, de services collectifs, de dispensaires et d'aides.
Mais à en croire les sondages, les habitants de Détroit sont plutôt hostiles à la vente des œuvres du musée. Un retraité expliquait la semaine dernière au journal Detroit Free Press: «L'art appartient à chacun d'entre nous, même si la ville en est propriétaire.»
Anne de Coninck