Entre journalistes, on les appelle «spookys», ces confrères que l’on soupçonne de faire partie d’un service secret. En anglais, le mot signifie «sinistre, qui donne la chair de poule». Et c’est l’une des devinettes préférées à laquelle jouent les envoyés spéciaux et correspondants de guerre dans les zones les plus chaudes de la planète: détecter qui est journaliste, qui l’est à moitié et qui ne l’est pas du tout au sein de cette faune étrange qui gravite dans les lobbys des grands hôtels. Le caméraman Patrick Denaud qui a beaucoup fréquenté ce genre d’endroits a été un «spooky» pendant huit ans et lui veut que cela se sache.
Avant, caméra à l'épaule depuis 1980, il couvrait l’Afghanistan, le Liban, l’Irak, la Libye, le Tchad, l’Amérique du sud pour TF1 et CBS News. Puis à partir de 1994 jusqu’en 2002, c’est pour la Direction générale de la sécurité extérieure (DGSE) qu’il voyage. «J’étais journaliste. C’était mon métier et c’est devenu ma couverture», révèle-t-il dans Le silence vous gardera. Témoignage d’un journaliste agent secret (Les Arènes, 2012).
«Pendant huit années j’ai mené une double vie. J’étais un homme double. Un homme trouble, donc. Aujourd’hui, je veux me débarrasser de cette divergence, je suis un homme simple et pas simplement un homme», écrit-il pour expliquer les raisons qui l’ont conduit à briser le silence auquel il a dû s’engager. Car comme tous les personnels de la DGSE, Patrick Denaud a dû signer deux à trois pages en petits caractères qui détaillent ce que l’on peut dire, c'est-à-dire rien; et quand, c'est-à-dire jamais. Enfreindre cet engagement, c’est risquer la prison pour acte de trahison ou divulgation du secret national. Mais les cas de poursuites sont rarissimes.
Le quotidien banal d'un agent banal
Le tournant a lieu en 1986 lors de l’attentat de la rue de Rennes. Dans le «concert assourdissant des sirènes, devant ces gens hagards le visage couvert de sang, les habits déchiquetés, face à ces corps mutilés», un sentiment d’impuissance envahit Patrick Denaud:
«Ce carnage avait eu lieu dans un pays en paix, mon pays. Une immense colère m’a saisi... Après cet attentat, je n’ai plus envisagé mon boulot de la même manière.»
Il lui aura cependant fallu huit années, la faillite de son agence de presse et un divorce avant qu’il n’offre ses services à la DGSE.
«Fondamentalement, j’étais convaincu qu’on était en guerre. Il fallait que je me bouge (...) Je connaissais le terrain, j’avais eu affaire à ceux qui prônaient le djihad (...) j’avais interviewé des types qui avaient la haine au fond des yeux, j’avais intégré la rhétorique agressive et intransigeante de l’islam radical, je n’en avais pas peur.»
Patrick Denaud n’a ni «localisé un entrepôt d’armes de destruction massive», ni ne s’est «infiltré dans les sphères du pouvoir». Il n’est ni James Bond, ni un membre du service action. Et ne fait aucune révélation extraordinaire dans ce livre dont l’intérêt principal est ailleurs: Le silence vous gardera raconte le quotidien «banal» d’un agent de la DGSE sous couverture de journaliste.
Après son recrutement, Patrick Denaud suit un stage d’initiation aux techniques du renseignement, avec exercices pratiques en plein Paris. Il y apprend comment sécuriser sa chambre, quel comportement adopter dans le lobby d’un hôtel, pourquoi utiliser la radio comme fond sonore, comment détecter les filatures ou «tamponner», ce qu’est une «boîte aux lettres morte», le «désilhouettage», une «raflette», une «reniflette», etc.
Ensuite sous prétexte d’écrire des livres qui seront (vraiment) publiés chez l’Harmattan et aux éditions du Félin, sa mission consistera à se comporter comme un journaliste: faire un état des lieux de l’islam en Europe, interviewer des membres de la direction du Front islamique du salut (FIS, Algérie), ou bien encore dresser le portrait du représentant politique de l’Armée de libération du Kosovo (UCK)... Seule différence de taille: le choix de ses interlocuteurs, les questions qu’il leur pose, les détails qu’il rapporte lui ont été très précisément demandés par son «agent traitant». Ce dernier a pour pseudonyme Jacques, un «bonhomme à l’allure banale, transparente même, habillé sobrement sans excentricité, qui n’élevait jamais la voix et m’écoutait avec attention (et) qui s’est vite imposé comme le personnage central de ma nouvelle existence», écrit Patrick Denaud.
Souvent ce dernier recueille des anecdotes apparemment insignifiantes. Les informations que ses interlocuteurs intégristes islamiques pouvaient lui «lâcher au cours de la discussion» semblent mineures. Mais une fois analysées, regroupées et recoupées par une longue chaîne d’intermédiaires au sein de la DGSE, elles concourent à peindre un tableau très concret et cohérent de la mouvance islamiste radicale de tel ou tel pays. Le boulot n’était «pas passionnant mais nécessaire», nous concède Patrick Denaud, persuadé «qu’un agent de la DGSE, même en ayant suivi une formation, n’aurait jamais pu acquérir les réflexes, les codes et la culture journalistique que les années de terrain m’avaient inculqués».
Le parcours classique
«Silence et obéissance sont les lois inviolables de tout service de contre-espionnage, m’y conformer, obéir aux ordres, rapporter ce qu’on me demandait de collecter et laisser à d’autres le soin d’analyser et de comprendre»: voilà ce qu’a dû faire Patrick Denaud qui ne cache pas que ce travail en miettes ainsi que la duplicité nécessaire lui ont été lourds à porter. Le costume aurait-il été trop grand pour lui?
C’est peut-être ici qu’on ressent un léger malaise. On comprend la démarche: cathartique et quasi-thérapeutique. Mais en sus, Patrick Denaud justifie la levée du secret et l'écriture de ce livre (en collaboration avec Luc Delsanerie) au nom de la démocratie, du «droit de savoir».
Et si c'était le contraire? Garder le silence ne peut-il être dans certains cas un acte participant de la vie démocratique? Car le secret fait partie «des obligations du personnel de la DGSE dont le statut a été voté démocratiquement par le législateur», défend un autre ex-journaliste ex-agent secret, Claude Moniquet:
«Il n’y a rien de démocratique à révéler qu’on a été un agent secret ou à dénoncer les erreurs de la Maison. Prenons plutôt exemple sur les Etats-Unis, où le Sénat et la Chambre des représentants exercent un vrai contrôle à l’interne et à l’externe sur leurs services secrets. Là on peut parler de démarche démocratique.»
Question «révélations», cet ancien journaliste sait de quoi il parle. Lui, c’est un de ses officiers traitants, Pierre Siramy (de son vrai nom Maurice Dufresse) qui l’a lâché. L’ouvrage de ce dernier, 25 ans dans les services secrets (Flammarion, 2010), cite plusieurs fois un certain «Claude M.». «Dufresse a révélé ma couverture de journaliste, raconté à demi-mots certaines opérations, et même publié l'identité de personnes qu'il présente comme mes agents et donc ceux du service. Ce fut pour moi un choc, la trahison absolue!», raconte Claude Moniquet, désormais à la tête de l'European Strategic Intelligence and Security Center à Bruxelles.
Claude M. a suivi l’itinéraire classique des journalistes devenus agents. D’abord en tant qu’«honorable correspondant» (HC), comme ces journalistes crapahuteurs que visent les services secrets. «Plus un journaliste va loin, plus il est susceptible de recueillir des informations dans les zones les plus pourries de la planète, plus il intéresse les services», explique Jean Guisnel, co-auteur d’une riche et passionnante Histoire politique des services secrets français (avec Roger Faligot et Rémi Kauffer, La Découverte, 2010).
«Il arrive même que les services secrets envoient des journalistes-pigistes dans des endroits sur lesquels ils veulent des renseignements ou bien encore aident des grands reporters à aller dans des endroits difficiles d’accès en échange d’un débriefing à leur retour.»
Ce vivier qui permet à la DGSE d’aller à la chasse aux renseignements l’autorise également à se livrer à des opérations d’intox et de désinformation.
Non rénumérés, les HC agissent souvent par patriotisme. On leur proposera parfois un équipement, GPS, téléphone, on leur payera un billet d’avion... mais pour l’essentiel, «ils travaillent pour le drapeau. Leur rémunération, leur consécration c’est d’être un jour décorés, recevoir une légion d’honneur pour services rendus à la République», précise Jean Guisnel, journaliste au Point dont le blog Défense ouverte fait référence.
Pour la petite histoire, c'est un journaliste, Paul Gérard-Dubot, qui a battu les records de durée en tant qu'honorable correspondant. Il avait mené des missions pendant la guerre de 14-18 puis effectué du renseignement pendant la Seconde Guerre mondiale sous couvert du quotidien Le journal. Paul Gérard-Dubot est mort en 1984 à l’âge de 96 ans.
De l'utilité des journalistes pour les Services
En 1979, alors que l’Union soviétique s’apprête à envahir l’Afghanistan, c’est essentiellement grâce à des journalistes (ainsi qu’à des humanitaires) mués en «honorables correspondants» que le Sdece (qui a précédé la DGSE) pourra pallier la faiblesse de ses antennes dans le pays.
Ainsi de l’odyssée tragi-comique d’un reporter de L’Humanité, Claude Kroes, telle que racontée dans L’histoire politique des services secrets français. Le quotidien du Parti communiste français a décidé d’envoyer Kroes, un journaliste anticonformiste, du côté de la résistance afghane, tandis qu’à Kaboul parade son autre envoyé spécial, Henri Alleg, avec mission de défendre le bien-fondé de l’invasion soviétique. «Kroes se trouve dans une situation kafkaïenne, certains à Peshawar sont persuadés qu’il travaille pour le Sdece et ont fait circuler la rumeur». Et alors que Kroes est prêt à rejoindre un groupe de la résistance afghane, l’un des patrons de L’Humanité donne une conférence de presse pour annoncer la présence de l’un de leurs journalistes côté anti-soviétique.
«Ulcéré, [Kroes] rentre à Paris, persuadé qu’on a voulu le liquider mais fournira par le biais du copain socialiste chez lequel il se réfugiera quelques tuyaux intéressants qui seront utiles au nouveau directeur socialiste du Sdece Pierre Marion».
Aux commandes de la DGSE de 1989 à 1993, le préfet Claude Silberzahn est un des rares directeurs à s’être exprimé sur ce sujet tabou des liens entre médias et Services. Il a expliqué pourquoi la DGSE a recours à des hommes et à des femmes de presse en leur demandant notamment de venir exposer au Service les impressions recueillies lors d’un voyage dans des contrées qu’elle ne fréquente pas: «Le plus souvent le voyage est financé par leur journal et le Service a bien conscience que c’est sans doute le billet de leur petite amie qu’il paye. Aucune importance! Ce qui compte, c’est ce qui sera rapporté par d’autres biais que nos canaux habituels et qui présente la situation sous un autre angle», précise Claude Silberzahn à Jean Guisnel dans Au cœur du secret. 1.500 jours aux commandes de la DGSE, Fayard, Paris, 1999.
Revenons à Claude M. qui ne s’est pas arrêté à cette première étape. L’honorable correspondant a été recruté comme agent de la DGSE, deuxième cas de figure, pour agir contre l’influence du KGB sur la France et ses alliés. «J’avais deux professions, journaliste et agent. Il y a, c’est évident, une brêche, une schizophrénie qui s’installe. Mais en vingt ans de collaboration, les Services ne m’ont jamais demandé d’écrire dans un sens ou un autre. J’avais une couverture formidable, il n’était pas question de la compromettre ni mon intégrité morale», nous raconte-t-il.
Il est également arrivé que la DGSE crée une agence de presse ex-nihilo, servant à une activité de renseignement comme celle qui existait dans les années 1980 sur les Champs-Elysées et effectuait des repérages en Afrique. Et toujours à la même époque, le PDG de l’Agence France Presse (AFP) aurait été un officier de réserve de la «Piscine».
Le dernier cas de figure est moins connu du grand public. «Les Services repèrent de très jeunes hommes ou femmes, parfois encore adolescents, auxquels la République paye leurs études. Certains de ces “boursiers” vont par la suite travailler comme journalistes tout en constituant une passerelle entre le monde de la presse et les services de renseignements. Et ils sont mis à contribution pour donner le point de vue de la DGSE dans les colonnes d’un journal, dans une émission de radio ou sur un plateau de télévision, tout en prétendant parler de façon autonome», nous explique Jean Guisnel. Un «contrat» qui peut durer des décennies. Ce cas de figure est cependant de moins en moins fréquent. D’autant qu’en 2010 la DGSE a créé un poste de chargé de communication confié à Nicolas Wuest-Famose qui explique le sens de cette initiative au micro du journaliste Didier François sur Europe 1.
Etre journaliste et fournir du renseignement aux Services pose un problème de déontologie. Aux Etats-Unis, la pratique avait atteint un summum pendant la Guerre froide. Mais dans les années 1990, la Chambre des représentants a voté une loi interdisant à la CIA d’employer des journalistes comme agents. Rien d’équivalent en France. La Charte de déontologie des journalistes ne mentionne même pas le sujet. Tout au plus peut-on en déduire qu’elle demande implicitement aux détenteurs de la carte de presse de ne pas travailler pour les Services.
Claude Moniquet raconte que lorsque son identité a été révélée, certains de ses collègues, notamment à l’Express et au Quotidien de Paris, lui «ont dit qu’ils s’en doutaient; d’autres choqués qu’ils se sentaient trahis; la majorité d’entre eux surtout étaient inquiets que j’ai pu fournir des informations à leur propos».
Désormais, les journalistes sont moins nécessaires aux services de renseignements que par le passé. A l'ère d'internet, ils constituent une source parmi d’autres. Même si le renseignement humain reste utile pour compléter les informations glanées sur le Net.
En revanche, la proximité demeure entre chercheurs, journalistes spécialisés ou de terrain et agents du monde du secret. Des personnages parfois atypiques qui évoluent dans un monde compliqué, sans trop d’œillères ni tabous. Il est alors presque «naturel» qu’ils aient envie d’échanger et de tester leurs analyses réciproques. Et puis en France, experts du renseignement et du monde académique souffrent souvent d’une même frustration: l’impression de ne pas être vraiment écoutés par les décisionnaires politiques.
Ariane Bonzon