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«T’es qui toi? Allez, va-t-en!»: Hilal Mammadov, poète et activiste victime de la dictature en Azerbaïdjan

Temps de lecture : 6 min

Depuis le Printemps arabe, le clan Aliyev redoute que la rue gronde. Le pouvoir n'a pas supporté le succès d'une vidéo postée sur Internet.

Un homme devant le portrait d'Ilham Aliyev et de son père Heydar, en février 2013. REUTERS/David Mdzinarishvili
Un homme devant le portrait d'Ilham Aliyev et de son père Heydar, en février 2013. REUTERS/David Mdzinarishvili

«T’es qui toi? Allez, va-t-en!» Depuis 2012, cette phrase («Ti kto takoï, davaï do svidania!» en phonétique russe) est reprise en boucle dans l'ex-URSS sans que l’engouement ne connaisse d'essoufflement.

Son auteur, Hilal Mammadov, est poète de mekhana, une tradition propre à la minorité ethnique taliche sise de part et d’autres de la frontière azéro-iranienne, et il en fait les frais. Car en Azerbaïdjan, la gloire et la subversion ont un prix... fixé par le pouvoir.

Pour ceux qui ne connaîtraient pas parfaitement l'Azerbaïdjan –et il n’y a pas à en rougir– l’Azerbaïdjan est une dictature pétrolière familiale construite par la famille Aliyev au sortir de l’ère soviétique, riveraine de la mer Caspienne et qui a notamment accueilli l’Eurovision en 2012... Hier, c'était le père, Heydar, qui était à sa tête. Aujourd’hui, c'est le fils Ilham. Dans tous les cas, c'est leur famille qui a joui, jouit et jouira sans doute encore plusieurs années personnellement de l’or noir et du gaz azerbaïdjanais qui inondent l’Europe. A la veille de l'élection présidentielle d’octobre 2013, les lois liberticides et de multiples arrestations montées sur des cas fabriqués se sont multipliées. Hilal Mammadov le poète en est l’une des victimes. Il est en prison depuis le 23 juin 2012.

Tout a commencé en novembre 2011, lors d'un mariage. C'est l'heure des toasts et un poème écrit par Hilal Mammadov est prononcé à cette occasion dans le village taliche de Tangarud: T’es qui toi? Allez, va-t-en!. La mekhana est postée sur YouTube et en moins d’un mois, ce sont plusieurs millions d’ex-Soviétiques de Russie, d’Ukraine et d’Asie centrale qui l'avaient visionnée:

C’est ainsi, via Internet, que ce tube impersonnel, mais métaphorique et politiquement sulfureux, a conquis l’espace post-soviétique, devenant le slogan de l’opposition russe à Vladimir Poutine lors de sa réélection en 2012, dans les manifestations comme sur la Toile, et de bien d’autres contestations aux régimes autocratiques d’ex-URSS.

Surtout qu'elle a été reprise par des chanteurs de renom, comme le rappeur russe Timati:

Malgré ce succès, Hilal Mammadov n’a pas eu accès aux plateaux TV, ou très peu: une seule interview donnée à une télévision russe le 13 juin 2012 en Azerbaïdjan, à l'occasion du festival taliche organisé à Archivan, dans le sud du pays.

Il avait été prévenu par les autorités: si le festival était maintenu, il s’exposerait à des mesures de rétorsion. Cela n'a pas effrayé le professeur Mammadov qui prononça un discours d’ouverture faisant référence à son tube, soulignant le fait que celui-ci faisait davantage parler de l’Azerbaïdjan à l’étranger que l’Eurovision elle aussi organisé en 2012 et ce, malgré les millions de dollars engloutis. Or, en Azerbaïdjan, Ilham Aliyev ne souffre pas la critique.

C'est cette interview qui lui a valu d’être jeté en prison, encourant jusque quinze ans d’emprisonnement accompagnés des traitements inhumains dont sont friands les régimes répressifs comme celui d’Ilham Aliyev.

Après le passage télé, Hilal Mammadov a été constamment suivi et fréquemment menacé jusqu’à ce que le 21 juin 2012, il soit finalement arrêté. Il est fouillé et l'on «découvre» cinq grammes d’héroïne dans sa poche droite. Son arrestation est assortie de violences physiques, d’insultes à caractère racial et d’une perquisition à son domicile, où trente autres grammes sont saisis, le tout dans la plus complète illégalité.

Puis, quelques jours plus tard, le détenu Ilman Guliev –inconnu d’Hilal mais ancien collaborateur du KGB azerbaïdjanais– fait des aveux: il y a six ans de cela, Hilal lui aurait confié qu’il était un «baron des narcotiques», qu’il avait tué des gens, qu’il travaillait pour les services de renseignement iraniens et qu’il menait des opérations d’incitation à la haine interethnique en Azerbaïdjan. Rien que ça.

L’enquête est rapidement bouclée. Depuis, les auditions non-publiques se sont succédées, sans que ses avocats n’aient le moindre espoir sur l’issue du procès. Ceux-ci confient d’ailleurs qu’Hilal n’est pas aujourd’hui la victime de son appartenance à la communauté taliche mais bien l’auteur d’un tube qui a été capable de séduire des millions d’habitants d’ex-URSS mécontents du sort que leur réservent leurs régimes respectifs.

Aujourd’hui confiné dans une cellule en rez-de-chaussée au sein du Centre de détention provisoire de Bakou, un vaste complexe bétonné perdu dans un faubourg pétrolifère de la capitale azerbaïdjanaise, Hilal Mammadov craint pour sa vie et l’avenir de son pays.

Son peuple –les Taliches– continue de subir la paranoïa et le despotisme arriéré du régime Aliyev contre qui aucune nation ne s’oppose plus aujourd’hui, faisant du silence une complaisance au nom des intérêts économiques et stratégiques qui prévalent en temps de crise à l’Ouest. L'histoire familiale de Hilal Mammadov s'inscrit dans ces souffrances infligées par le régime: un de ses frères a été battu à mort et l'autre est décédé dans un accident intentionnel.

Professeur d’université, tête de proue de la communauté taliche, une minorité ethnique autochtone installée avant l’implantation des populations turques, à cheval sur le sud de l’Azerbaïdjan et le nord de l’Iran, Hilal Mammadov est avant tout un intellectuel, poète et, malgré lui, un opposant au régime d’Ilham Aliyev. Depuis de nombreuses années, il prône la tolérance ethnique et religieuse. Défenseur des droits des Taliches, rédacteur en chef du Sado Taloshi («La voix des Taliches») succédant à son père, activiste, Hilal Mammadov a plus d’une raison de s’inquiéter de son avenir.

Dans une lettre envoyée depuis le Centre de détention de Bakou, Hilal confie à son amie Leïla Younous, directrice de l’Institut Paix et Démocratie:

«Je pense que la raison de mon arrestation n’est pas seulement liée au contenu de la vidéo, ils ont simplement eu très peur. Ils ont ainsi raisonné: “S’il peut créer un tel boom en Russie, il peut faire quelque chose de similaire en Azerbaïdjan”.»

Et en effet, depuis le Printemps arabe, le clan Aliyev redoute que la rue gronde et poursuit donc les arrestations en amont et lors des manifestations –comme ce fut le cas à plusieurs reprises cet hiver– restreignant chaque jour un peu plus le champ d’expression de la société civile à coup de lois votées par un parlement d’opérette. De la même manière, le pouvoir craint un scénario syrien.

Le procès d’Hilal Mammadov, qui est en détention provisoire depuis bientôt un an, est ouvert au public depuis le 22 mai. A Bakou, les défenseurs des droits ne s’attendent pas à un verdict avant l’élection prévue en octobre car, en liberté, Hilal Mammadov serait considéré comme une menace par le pouvoir.

Ilham Aliyev, le pétromonarque du Caucase, verrouille la scène politique azerbaïdjanaise déjà anéantie depuis plusieurs années, et se prépare à une mascarade d’élection présidentielle, sous le regard ô combien attentif des observateurs internationaux. En 2010 déjà, ceux-ci avaient conclu que les élections législatives n’avaient pas atteint les standards démocratiques requis. C’était peu dire... Cela n’avait changé en rien le destin politique du pays dont le régime semble désormais n’avoir que faire des avis internationaux et ce, en violation de tous ses engagements.

A titre d’exemple, le 23 janvier dernier, à grand renfort de lobbying et d’achat de parlementaires –ce que pratique l’Azerbaïdjan depuis de nombreuses années déjà et qui fit scandale notamment au Royaume-Uni et qui est couramment appelé la «diplomatie du caviar» (en référence à la production du second «or noir» de la Caspienne)–, l’Azerbaïdjan parvenait à décider de l’issue d’un vote le concernant au sein de l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe (PACE).

Ce jour-là, deux rapports devaient être votés: le premier, qui appelait le pays à honorer ses «obligations et ses engagements», fut adopté par 196 parlementaires contre 13. Les rapporteurs s’étaient rendus à plusieurs reprises en Azerbaïdjan et avaient été accueillis à bras ouverts. Le second, établi par le rapporteur spécial Christoph Strässer sans que celui-ci se voie accorder le droit de visiter le pays, et qui préconisait le suivi et la transparence des cas de prisonniers politiques en Azerbaïdjan ne fut pas adopté, 125 parlementaires votant contre.

Lorsque l’Azerbaïdjan avait rejoint le Conseil de l’Europe en 2001, du temps d’Heydar Aliyev qui avait fait de cette entrée un objectif ultime, cela n’avait pas manqué de susciter les critiques. Plus de dix ans plus tard, l’Azerbaïdjan est parvenu à jeter le discrédit sur cette institution déjà contestée.

Au regard de la scène politique azerbaïdjanaise, de sa diplomatie et de l’évidente nervosité du pouvoir, il est à craindre que la situation ne s’améliore guère. Le destin d’Hilal Mammadov comme celui de l’Azerbaïdjan sont entre les mains du dictateur Ilham Alyiev qui travaille à faire de sa réélection en octobre 2013 une simple formalité. «T’es qui toi? Allez, va-t-en!» ne semble donc pas d’actualité au pays de l’or noir.

Louis-Antoine Le Moulec

Mise à jour 4 juin 2013: Contrairement à ce que nous avions indiqué dans un premier temps, Novruzali Mammadov, mort en détention le 17 août 2009, n'était pas le père d'Hilal Mammadov. Toutes nos excuses aux lecteurs.

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