J’imagine que parmi vous, aimables lecteurs de Slate, peu (=quasiment aucun) ont regardé ne serait-ce qu’une fois les «Anges de la téléréalité». C’est d’ailleurs assez frappant de sentir que la plupart de ceux qui ont un avis sur le phénomène Nabilla[1] n’ont vu qu’une vidéo de 25 secondes et en ont tiré de grandes théories, et un nombre effrayant de blagues moisies sur le rapport seins siliconés/quotient intellectuel.
«Les Anges de la téléréalité» n’ont pas grand-chose à voir avec les émissions de real tv précédentes. D’abord, sur le principe même du casting: il ne sélectionne que des anciens de la real tv –et deux inconnus, poétiquement nommés «Ange inconnu». («C’est quoi ce trou dans votre cv en 2013? Ah, c’est quand j’étais ange inconnu sur NRJ12.»). On pourrait penser qu’il n’y a que des anciens de «Secret Story» ou de «l’Ile de la tentation», mais en réalité, ça brasse très large, de «Top Chef» à «Koh-Lanta» en passant par «The Voice». Ce qui nous amène à une idée passablement révolutionnaire quant au concept même de travail: participant à des télé-réalités devient une carrière en soi.
Avant, le participant était séquestré dans une maison en kit pendant trois mois. Puis il retournait pointer aux Assedics. Mais désormais, les «meilleurs» (entre guillemets parce que la notion de «meilleur» est également complètement revisitée) des participants peuvent voguer de real tv en real tv tels de petits papillons volant de fleurs en fleurs.
Aux Etats-Unis, cette carrière est déjà une chose entendue. On les appelle des «reality stars». C’est un parcours professionnel presque comme un autre, dans lequel on gravit des échelons (en termes de notoriété et de tarif). Pour citer les plus connues: Paris Hilton, Kim Kardashian ou Snookie. (Après quelques années, elles préfèrent généralement se définir comme «actrice, chanteuse et styliste».)
Mais le recyclage des candidats va encore plus loin dans les Anges puisque la vie quotidienne des participants est commentée en plateau par d’autres anciens du circuit, ce qu’on pourrait nommer des «experts». La télé-réalité a donc atteint un stade de développement où elle se duplique elle-même, elle s’auto-féconde, un peu comme dans Alien.
Autre innovation notable: ce n’est plus un jeu de télé-réalité mais une «série-réalité» (dixit Première) ou un docu-soap (selon le site de l'émission). En gros, ça veut dire qu’il n’y a plus d’élimination. On suit les mêmes pendant toute la saison. (Exit donc l’accusation de mise à mort des candidats qui choquait tellement les détracteurs de la real tv. Il va falloir trouver d’autres critiques à formuler.) Le terme «série» laisse aussi aux producteurs les mains libres pour scénariser ces aventures.
Enfin, ils ne sont plus enfermés. Mais n’en concluons pas pour autant qu’ils s’ébrouent en toute liberté. Ils sont envoyés dans une ville (Miami, Los Angeles, Hawaï, New York, selon les saisons) où ils vivent en coloc dans une maison totalement impersonnelle mais dont ils peuvent sortir pour suivre le planning imposé par «La Prod». Les créateurs ont quand même jugé bon d’inventer un faux but au programme: il s’agit d’organiser aux Anges des rendez-vous pour les aider à concrétiser leurs rêves professionnels. Une sorte de Pôle emploi–spectacle alternatif:
Les projets professionnels des Anges de l’édition 2013
Un prétexte totalement fastidieux, l’intérêt réel du programme étant évidemment qui est amoureux de qui, qui déteste qui, comment les amis s’engueulent etc.
Ça ne vous rappelle rien? Des bleuettes amoureuses, des disputes entre amis, une maison cheap?
Hélène et les garçons. Tout simplement. L’heure de diffusion est la même, 17h15, à savoir à la sortie des cours, avant que les parents ne reprennent le pouvoir sur la télé. La part d’audience des Anges chez les 15-24 ans monte d’ailleurs jusqu’à 36,5%. Mais c’est sûrement encore plus si on élargit à la vraie cible de l’émission à savoir les 11-18 ans.
Hélène et les garçons (et tous ses cousins d’AB Production) sont les ancêtres logiques de la série-réalité. Démonstration en quelques points.
1. Point le plus important, le rapport à la réalité. Vous allez me répondre que Hélène et les garçons, c’était une fiction. Mais la nébuleuse AB production jouait déjà subtilement sur le brouillage fiction/réalité. Dans les Anges, les participants (on ne peut plus les appeler des candidats) ont leur nom civil. Enfin, leur prénom. Dans AB production, c’était souvent la même chose. Hélène s’appelait Hélène.
Et la distinction entre Hélène le personnage et Hélène Rolles était infime. Les gamins qui allaient aux concerts d’Hélène, allaient-ils voir Hélène Rolles ou Hélène le personnage de fiction? AB a très bien su exploiter cette ambiguïté, dès Salut les musclés, une série qui mettait en scène les musiciens du Club Dorothée. Les acteurs passaient d’ailleurs d’une série à une autre dans le vaste chaudron AB production, comme les «reality stars».
2. Même principe scénaristique qu’on qualifiera poliment de «à chier». Dans Hélène et les garçons (vous me direz que c’est pareil dans les Feux de l’amour), quand on frappe à la porte, le personnage dit «tiens, on frappe à la porte». Et quand il va ouvrir la porte, il dit «je vais ouvrir la porte».
Dans les Anges, le principe est poussé à l’extrême. Ça sonne à la porte, Nabilla va ouvrir la porte. Cut. On voit Nabila au confessionnal qui raconte «bah là, ça a sonné à la porte. Je savais pas qui c’était. Mais je suis allée ouvrir la porte.» Cut. Nabilla finit d’ouvrir la porte. C’est Mathieu le coach, elle se retourne vers les autres candidats et crie: «Hey! Venez, c’est Mathieu». Cut. Nabilla au confessionnal: «Et là, je vois que c’est Mathieu, le coach. Alors j’appelle les autres pour qu’ils viennent.» Cut. On voit les autres candidats qui arrivent et tapent la bise à Mathieu. Cut. Amélie au confessionnal: «J’ai entendu Nabilla qui nous disait de venir. Y’avait Mathieu le coach qui venait d’arriver. Alors on lui a tous dit bonjour.» (Je peux continuer longtemps comme ça. Mathieu dit: «J’ai une bonne nouvelle à vous annoncer.» Cut. Nabila au confessionnal: «Et Mathieu nous annonce qu’il a une bonne nouvelle.» Etc.)
Toutes les actions sont doublées de cette manière. On est dans une hyper-narration. J’ai encore du mal à en saisir le but, mais on peut faire des hypothèses.
- A/ Comme il se passe au final assez peu de choses dans les Anges, il s’agit peut-être de gagner du temps par la redondance. Une scène où Nabilla ouvre la porte prendra facile 3 minutes du programme.
- B/ Demander le moins d’effort intellectuel possible. Et là, on peut développer sur la fameuse théorie qui veut que la télé serve à détendre le cerveau pour qu’il soit davantage réceptif au message publicitaire. Une narration complexe demanderait de mobiliser son intellect et mettrait donc en branle l’esprit critique que la pub déteste.
- C/ Les producteurs font un hommage aux théories sur le spectacle. Ils ont lu Baudrillard et décidé de créer un programme qui dénonce sa propre non-réalité par le biais de l’hyper-narration.
3. Les mêmes critiques. En 2013, Hélène et les garçons semblent bien innocents. Mais à l’époque, c’était le scandale. Comme pour les Anges, on en dénonçait la bêtise absolue, l’entreprise d’abrutissement d’une génération. «L'Odyssé du lisse», titrait Télérama le 1er septembre 1993, comme le rappelle Sitcomologie:
«Voilà comment étaient (dis)qualifiées les sitcoms AB par une certaine presse, à travers des débats qui partaient du constat d'une “génération Dorothée” inculte pour aller jusqu'à une dénonciation d'une forme de “perniciosité” d'Hélène & les Garçons.»
Ma génération était annoncée comme une génération de veaux décérébrés commandés par leurs pulsions de violence (parce qu’on regardait des mangas et AB productions). Avec le recul, vingt ans plus tard, je n’ai pas l’impression qu’on soit de manière générale beaucoup plus abrutis que nos parents.
Poursuivons cette comparaison avec Hélène et les garçons jusqu’au bout. De facto, Nabilla et Thomas deviennent les Hélène et Nicolas de 2013.
Mais vous aurez sans doute noté une différence de taille…
Ils n’ont pas tout à fait le même style…
Pourtant, dans les séries AB, le corps était déjà important. L’un des lieux phares de ces séries était la salle de gym. Le sexe y était omniprésent. Mais c’était feutré. (Nonobstant le fait que tous les gamins aient vu les poils pubiens de Mallaury Nataf.)
L’époque a changé, le rapport au corps, à la féminité, à la virilité aussi. En 1993, en pleine période grunge, on se cachait. En 2013, on surjoue le physique féminin en accentuant au maximum les caractéristiques féminines. Les seins, la bouche, les mini-jupes, les talons toujours plus hauts. On est dans l’exagération des caractères sexuels «secondaires» –y compris chez les hommes qui affichent leurs muscles.
Mais il s’agit d’une sexualisation lisse qui se place le plus loin possible de l’animalité. La sursexualisation des corps est l’exact opposé de l’animalité, rappelait déjà Alain Robbe-Grillet lors d’une conférence à la BNF. Les femmes qui mettaient des corsets et des faux-culs visaient à affirmer leurs caractères sexuels secondaires en s’éloignant de l’animalité de l’état de nature. Parce que dans la nature, les caractères sexuels secondaires ne sont précisément pas aussi flagrants. Ce que l’on voit dans les physiques des Anges, ce n’est pas une bestialité. C’est l’inverse. Ce sont des corps propres, sans poils, irréels. Le titre de l’émission est bien trouvé...
Toute la série rappelle aussi l’influence de l’esthétique porno. A se demander si la villa où ils sont logés n’est pas l’une de celles qui sont louées pour les tournages de films X. Ce n’est pas contradictoire si on considère que le porno représente également une sexualité déréalisée.
Ceux qui parlent de ces programmes en les qualifiant de «vulgaire» (une notion toute relative) font souvent l’amalgame avec l’idée de bestialité. Parce que les garçons sont torse nu, ils les présentent comme des mâles en rut. Mais l’idée de mâle en rut s’accorde mal avec le fait que ces garçons se sont soigneusement épilés le torse avant de se mettre nus. Par l’attention permanente qu’ils portent à leur physique, ils sont exactement dans le contraire de l’animalité.
L’équation seins refaits=femme objet est une autre erreur d’analyse. On ne donne pas à des gamines un modèle de femme soumise: les femmes des Anges sont clairement dominantes. Elles sont les stars du programme. Ce sont elles qui gueulent. (Voire qui cognent.) Qui génèrent du conflit, qui s’opposent, qui monopolisent la parole et les garçons face à elles ont bien du mal à s’affirmer. Ils ont, pour le coup, davantage un rôle de potiche. En 2013, les anges ont de gros seins et une grande gueule.
Titiou Lecoq
[1] Même si beaucoup l'écrivent avec un «L», Nabilla s'écrit avec 2 «L», comme sur son compte Twitter et sa page Facebook. Retourner à l'article