L’histoire date du tournoi de Roland-Garros en 2009 et elle avait secoué à l’époque le service des sports de France Télévisions. Au milieu de la tourmente, Arnaud Boetsch, ancien joueur de tennis français, vainqueur de la coupe Davis, devenu consultant pour le service public.
Et au cœur du débat agité: une interview de Roger Federer réalisée dans le cadre de l’émission Stade 2 et pendant laquelle Arnaud Boetsch s’était montré bien onctueux à l’adresse du n°1 mondial de l’époque. En présence de deux journalistes, très effacés lors de la discussion, Boetsch avait couvert Federer d’éloges, lui avouant même dans un élan touchant:
«Je t’aime beaucoup, tu le sais».
Des propos probablement sincères sauf que le champion suisse était interrogé à l’occasion par l’un de ses sponsors, Rolex. En effet, Arnaud Boetsch était, au moment des faits (et il l’est toujours), l’un des dirigeants de Rolex dans le domaine du marketing.
Le cul entre deux chaises
A aucun moment, la situation particulière du consultant vis-à-vis du sportif n’avait été mentionnée. Une information qu’il aurait été logique de communiquer au téléspectateur comme il aurait peut-être fallu la rappeler (certes fastidieusement) à chaque fois qu’Arnaud Boetsch a eu à commenter l’une des rencontres de ses clients puisqu’il faut bien les appeler ainsi. Il faut le savoir: la marque suisse de montres de luxe est très présente dans l’univers du tennis avec Jo-Wilfried Tsonga, Juan-Martin Del Potro, Caroline Wozniacki, Li Na, joueurs sous contrat avec elle et qui ont paraphé leurs accords sous le contrôle d’Arnaud Boetsch.
Autre exemple de conflit d’intérêt plus récent dans le monde des consultants sportifs: il pouvait être surprenant, l’été dernier, d’entendre Sophie Kamoun, ancienne nageuse, commenter en direct les courses vers l’or aux Jeux de Londres de Yannick Agnel et Camille Muffat au micro d’Eurosport alors qu’elle est l’agent de ces mêmes champions, qui la rémunèrent pour son travail qui consiste notamment à gérer leur image et à leur trouver des partenaires commerciaux. Elle était encore dans le même rôle lors des récents championnats de France de Rennes.
Arnaud Boetsch et Sophie Kamoun ne sont pas soupçonnables de malhonnêteté dans les deux cas (et ils sont plutôt bons dans leurs fonctions), mais leur position «le cul entre deux chaises», qu’ils sont loin d’être les seuls à occuper, souligne à l’évidence l’ambiguïté du rôle de consultant sportif devenu tellement en vogue à l’heure de l’éclatement des droits sportifs et de la multiplication des chaînes dédiées au sport qui se repaissent de leur expertise.
Comment être parfaitement crédible lorsqu’une même personne assume plusieurs fonctions à la fois et est, parfois, financièrement lié à des sportifs qu’elle «juge» devant des millions de téléspectateurs? Est-elle d’une parfaite neutralité?
La gêne des journalistes
La situation inconfortable dans laquelle ces consultants se placent met aussi en lumière la difficulté du positionnement du journaliste un peu perdu parfois aux côtés de ces acolytes du micro qui les gênent aux entournures avec leurs multiples casquettes. Cet embarras peut être encore plus prononcé quand le journaliste compose un tandem avec un consultant, porte-étendard d’un prestataire de paris comme Marcel Desailly, payé par BetClic et Canal+, alors que de nombreuses chartes d’événements sportifs internationaux exigent de la part des reporters toute absence de liens avec ce genre de sociétés afin de ne pas profiter d’informations sur le terrain pour parier ou offrir des informations susceptibles d’aider les parieurs.
Pour les journalistes sportifs, signer des chartes est devenu une habitude en la matière. Mais ce n’est pas le problème de Marcel Desailly.
Les exemples de ces mélanges des genres abondent. Certains peuvent être choquants, d’autres le sont moins même s’ils mettent mal à l’aise ceux qui ont une vision relativement pure de l’information à l’image de la tradition anglo-saxonne qui lutte aussi avec certaines dérives.
La plupart du temps, il est, par exemple, évident que lesdits consultants ne peuvent pas être toujours complètement libres de leur parole en raison de liens qui les entravent. Comment Arsène Wenger, sur TF1, certes déjà peu bavard, pourrait-il évaluer avec toute la sincérité nécessaire à l’antenne un joueur d’Arsenal lorsque celui-ci joue pour le compte de l’équipe de France? Ne va-t-il pas préférer le silence à une remarque peut-être négative? Ne risque-t-il pas de nous cacher une information sous le prétexte de protéger le joueur qu’il va récupérer le lendemain dans son club?
Galthié, Ibanez, Forget et les autres
De la même manière, Fabien Galthié et Raphaël Ibanez, consultants de France Télévisions au moment du Tournoi des VI Nations et qui ont des postes éminents au sein des clubs professionnels de Montpellier et de Bordeaux-Bègles, ont-ils toute latitude à propos de joueurs qu’ils côtoient au quotidien? Dans la guéguerre qui existe entre les instances du Top 14 et l’équipe de France qui épuiserait les troupes des clubs professionnels, ne sont-ils forcément de parti pris?
Dans quelle mesure, Guy Forget, qui a accepté des responsabilités au sein de la Fédération française de tennis et qui est consultant pour le groupe Canal+, ne se place-t-il pas dans un équilibre inconfortable et presque intenable en jouant sur de nombreux tableaux à la fois? En raison de ses relations avec la chaîne, un journaliste de Canal+ va-t-il pouvoir l’interroger avec le recul nécessaire et la même audace lorsque Forget revêt son costume de directeur du tournoi de Bercy?
Et si dans quelques mois, Canal+ se lance dans la course aux droits de Roland-Garros, Forget, au sein de la FFT, sera-t-il un acteur neutre de la négociation? Lorsque Laurent Jalabert était sélectionneur de l’équipe de France, ne devait-il pas respecter un droit de réserve et se passer de ses activités au sein de France Télévisions?
Ces multiples questions, dont la liste est infinie dans bien des disciplines, ont toutes les chances de susciter un haussement des épaules des intéressés qui jureront de leur évidente bonne foi comme les chaînes qui les emploient. «Nous savons faire la part des choses», vous diront-ils.
Un débat qui n'est pas nouveau
Comme s’il était possible de cloisonner, par exemple, des activités rémunérées auprès d’une fédération et de pouvoir critiquer ladite fédération à l’antenne en cas de mauvais résultats ou de mauvaise décision de celle-ci. «Est-il facile de rester indépendant en tant que consultant?», avait demandé L’Equipe Magazine à Bixente Lizarazu. Il avait répondu:
«Oui, à condition de ne pas avoir de fonctions institutionnelles. Si vous voulez bien faire ce métier, vous êtes obligé d’être libre. Comme cela peut parfois déplaire, vous pouvez vous fermer quelques portes.»
Lors de la Coupe du monde de rugby organisée en France en 2007, le Syndicat national des journalistes (SNJ) et l’Union des journalistes de sport en France (UJSF) s’étaient ainsi émus «de l’utilisation outrancière de consultants, lesquels n’apportent le plus souvent que leur notoriété et n’offrent pas les garanties d’impartialité demandées aux journalistes.» Arnaud Lecomte, journaliste à L’Equipe et qui a des responsabilités au sein de l’UJSF, nous précise:
«La question des consultants a fait l’objet de nombreux débats au sein de l’UJSF lors de leur émergence dans les tribunes de presse dans les années 80-90. Sont-ils des journalistes à part entière, même sans carte de presse? Selon quels critères peut-on les accepter dans les zones presse des stades et des enceintes sportives? Qui peut être considéré comme consultant? Autant de questions qui restent d’actualité. Mais sur le problème des conflits d’intérêt, l’UJSF n’a pas forcément vocation à émettre un avis, n’étant qu’une association de défense des conditions de travail des journalistes de sport et non un comité d’éthique.»
Le sport professionnel est un milieu où la frontière très fine entre information, communication, droits télé et sponsoring rend très difficile la pratique du métier de journaliste, pour qui il n’est pas toujours simple de distinguer la ligne jaune. Il arrive même que quelques brebis égarées confondent journalisme et affairisme.
Peu de transparence
Il est évident que l’arrivée massive des consultants n’aide pas à la clarté des choses, d’autant que les amitiés qui se nouent souvent entre le journaliste et le consultant ne poussent pas forcément à la dénonciation de conflits d’intérêt ou aux questions pugnaces sur le sujet. Ce trouble est actuellement ressenti au sein de la rédaction sportive de France Télévisions où Antoine Chuzeville, délégué SNJ, note «qu’il y a un vrai débat au sein de la société des journalistes» du groupe public:
«Les consultants sont, bien sûr, utiles et il n’est pas question de le nier. Mais en tant que journalistes, nous avons un vrai problème de positionnement avec des collaborateurs qui sont liés de près ou de loin à l’économie du sport. Parfois, nous sommes dans l’opacité la plus totale.»
Responsable de l’antenne d’Eurosport France, Jérôme Papin, qui recrute des consultants, estime qu’il doit exister «un contrat de confiance entre le consultant et le media qui l’emploie»:
«Lorsque débute une collaboration, nous avons toujours de longues discussions à ce sujet. Et notre rôle de professionnels est d’être à leurs côtés le plus souvent possible afin de les mettre à l’aise et de répondre à leurs questions en cas de doutes. Sophie Kamoun était consultante sur Eurosport bien avant ses fonctions d’agent. En début de semaine, lorsque débute un championnat, il est clair dans son esprit et dans le nôtre qu’elle endosse un nouveau rôle en toute neutralité. A l’inverse, Olivier Dacourt nous a dit qu’il ne se sentait pas de commenter des matches en raison de ses liens affectifs avec différents clubs. Nous le réservons donc pour des émissions de débats.»
Il n’y a pas, évidemment, de solution idéale à ce problème, certes mineur, mais à l’heure de la transparence pour tous, rien non plus n’est complètement anodin dans un univers sportif devenu une véritable industrie aux multiples enjeux…
Yannick Cochennec